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Incarnation et Rédemption

Et si l’Incarnation n’était pas seulement indépendante du péché originel, mais par conséquent aussi de la Rédemption ?

  Voilà une question à ne pas poser ; une question que Calvin ne voulait pas entendre. Pour lui, il s’agissait d’une vaine spéculation, d’une « extravagante spéculation qui capte les esprits volages et convoiteux de nouveautés » (Institution de la religion chrétienne).

  Sans doute, craignait-il que toutes les fabrications dogmatiques, les confessions de foi – y compris les siennes – s’écroulent. Circulez, il n’y a rien à voir ; l’affaire est réglée : sans le péché originel, pas d’Incarnation du Verbe de Dieu, pas de sacrifice sanglant sur la croix, pas de rançon (latin redemptio), pas de salut.

  La question n’est pas nouvelle et encore moins stupide. Elle a été reprise par le théologien franciscain Duns Scot (1266-1308), ordonné prêtre à Oxford (1291), maître en théologie et professeur en Sorbonne (1305). Mort à Cologne, il a laissé une oeuvre considérable. Métaphysicien et théologien de génie, il est difficile d’accès. De plus, on ne comprendra pas grand-chose à ses thèses si l’on perd de vue sa fidélité au message et au témoignage de saint François d’Assise, ce qui n’apparaît pas à première vue ; pour ce dernier, l’amour principiel de Dieu, en résonance avec l’amour de Jésus-Christ, conduit à un christocentrisme radical. Jésus-Christ est au centre de la création. Pour Duns Scot, l’Incarnation – la venue de Jésus-Christ en ce monde – se serait produite même si Adam et Ève n’avaient pas succombé à la tentation, comme nous l’apprend le récit mythique et symbolique de Genèse 3. Cependant, il faut bien comprendre que notre théologien ne récusait pas les Écritures, bien au contraire ; il plaçait l’Incarnation dans une sorte d’assomption, de sublimation de la nature humaine. Même si l’homme n’avait pas besoin d’être « racheté », il restait perfectible jusqu’à la ressemblance au Christ-Jésus et à son adoption par le Père. L’Incarnation aurait donc eu lieu pour nous permettre de grandir dans le parachèvement de notre humanité. Nous sommes en présence d’un processus dynamique et, en ce sens, Duns Scot pourrait paraître moderne dans la perspective d’une théologie du Process : Dieu est Lumière, donc énergie ; il est toujours au travail et il ne se lasse jamais (És 40,28-30 ; Jn 5,17). La perfectibilité de la nature humaine s’inscrit dans le temps et l’éternité. Duns Scot rencontra la plus vive opposition de la part des thomistes (successeurs et disciples de Thomas d’Aquin), non seulement à propos de l’Incarnation, mais sur des sujets complexes qui relèvent à la fois de la métaphysique et de la théologie ; par exemple celui de l’Univocité de l’être. Duns Scot entendait par là un concept qui permet à l’homme de « connaître » et donc de « dire » Dieu. Il ne s’agit pas de « ressemblance » stricto sensu entre l’homme et Dieu, mais d’une identité de sens ou de signification entre les concepts tirésd’êtres finis (l’homme) et les concepts relatifs à l’infini (Dieu). Seule la connaissance de l’Essence divine est impossible pour la créature. Duns Scot n’hésitera pas à écrire : « S’il n’y avait pas de concept univoque, ce serait la fin de toute théologie. »

  La question abordée ici n’est pas sans conséquences. La poser implique de facto le problème de la liberté. La philosophe Hannah Arendt (1906-1975) écrit pour sa part : « Dans l’histoire de la philosophie, il n’y a que Kant à égaler Duns Scot dans l’attachement inconditionnel à la liberté. » C’est au nom de la liberté et de l’unicité de chacun d’entre nous qu’il la posa. Pour ce faire, il s’appuya entre autres sur l’haecceitas (« héccéité »), un mot latin qu’il avait conçu à partir du démonstratif celui-ci et celle-ci ; un mot qui caractérisait cette personne-ci et non pas une autre, personne irremplaçable, unique, non seulement pour Dieu, mais pour les autres ; tout simplement parce que créée à l’image de Dieu et pour sa gloire, elle est appelée à la sainteté, et cela compte tenu de ce processus dynamique évoqué plus haut.

  En matière de liberté, Scot avait un prédécesseur : le franciscain Pierre-Jean Olieu, défenseur de l’experentia suitatis ; P.-J. Olieu entendait par là cette expérience singulière, unique, que chacun d’entre nous peut faire de sa vérité propre, et la mettre en acte en toute liberté. C’est au nom de cette liberté qu’il osa contester au pape le droit d’excommunier.

  La loi et la justice sont des régulatrices du désir, mais, selon moi, Dieu a placé son amour au-dessus de sa justice. Le but reste le couronnement de la création par l’achèvement de l’homme toujours à venir et ce à l’image du Bien-aimé de Dieu. « On dit que la chute est la raison nécessaire de la prédestination du Christ […] J’affirme cependant que la chute n’est pas la cause de cette prédestination. Bien plus, si aucun ange ni homme n’était tombé, le Christ aurait également été prédestiné même si rien autre n’avait dû être créé que le seul Christ. » (Duns Scot, Reportatio Pariniensis)

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À propos Camille Jean Izard

Camille-Jean.Izard@evangile-et-liberte.net'

Un commentaire

  1. duprejea@orange.fr'

    Le Cantique tiré d’Ephésien (1), à mon avis, souligne la thèse de Duns Scot affirmant que même s’il n’y avait pas eu le péché originel, le Christ se serait incarné:
    v4 – Il nous a choisis, dans le Christ, avant que le monde fût créé, pour être saints et sans péchés devant sa face grâce à son amour.
    v5 – Il nous a prédestinés à être, pour lui, des fils adoptifs par Jésus , le Christ.

    Tel a été le projet divin qui, de Créateur, se faisait Lui-même Créature, récapitulant en Jésus, le Christ, cette humanité ainsi conçue
    « à la louange de gloire de sa grâce, la grâce qu’il nous a faites dans le Fils bien-aimé » (v6)
    C’est le sommum du chef d’oeuvre d’un Créateur (artiste) qui va jusqu’à se reproduire en s’incarnant dans son oeuvre pour devenir son projet: Créature divine entraînant par la perfectibilité l’humanité ainsi créée, celle qui a été « choisie, dans le Christ, avant que le monde fut créé, pour être saints et sans péchés ».
    La suite du cantique d’Ephésien 1 nous parle du péché originel qui a court-circuité le projet divin mais qui s’est poursuivi par « le rachat, le pardon des péchés » (v7)

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