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François Bovon : « L’apport de l’évangile de Luc ?

Trente ans de travaux, près de 2000 pages. Traduit dans cinq langues, le commentaire de l’évangile de Luc par François Bovon (Divinity School, Université de Harvard) fait date. Mais à quoi rime une entreprise aussi imposante ? Le théologien suisse répond à Antoine Bosshard.

  Pourquoi cet effort, quand on sait le nombre de commentaires qui ont déjà été publiés ?

  François Bovon. – On peut effectivement se le demander. Disons que chaque génération a besoin de son commentaire. Certes, on retrouve, d’une étude à l’autre, beaucoup de répétitions, mais beaucoup de différences aussi, car à chaque fois, les accents sont mis ailleurs. La nouveauté aura été d’y intégrer une histoire de l’interprétation : un sujet nourri par les travaux de philosophes allemands sur la Rezeptionsgeschichte ou la Wirkungsgeschichte (l’histoire de la réception, l’histoire des effets).   L’histoire de la compréhension de l’évangile sur 2000 ans m’a passionné. Tenez : la parabole de l’Enfant prodigue, qui fait apparaître la question de l’autonomie de l’homme par rapport à Dieu. De Voltaire à Strauss, elle n’a cessé d’intriguer. Il y a même des poèmes de Rilke évoquant cette prise de distance. André Gide, dans son Retour de l’Enfant prodigue, fait surgir un troisième frère, qui au retour de son aîné, lui fait comprendre qu’il aimerait pouvoir l’imiter. « C’est bien, lui répond le fils prodigue, mais surtout ne reviens pas ! »

– Quels sont les apports, les matériaux nouveaux dont dispose l’exégèse ? Les apocryphes ? En quoi ces matériaux nouveaux ont-ils modifié le regard que vous pouviez poser sur la lecture et l’exégèse des textes ?

– Certains textes apocryphes étaient connus, mais inutilisés. J’y ai eu recours, surtout pour des questions de genre littéraire : l’évangile de l’enfance, présent dans Luc 1 et 2, est fort différent chez Matthieu et absent chez Marc et Jean. En revanche, on trouve beaucoup de récits dans les textes apocryphes : on peut ainsi effectuer des comparaisons entre les textes canoniques et ceux qui ne le sont pas. On y découvre des réactions analogues et des liens entre Écriture et accomplissement.

  – Quand vous parlez accomplissement, vous entendez la référence à l’Ancien Testament ?

  – Oui. Grâce à ces réactions, on perçoit mieux le type de littérature et d’arguments auxquels on a affaire. Cela permet aussi de souligner la valeur du message religieux. Autre aspect : la langue grecque. Longtemps, les chercheurs ont dû se contenter des dictionnaires. Désormais, nous disposons d’un outil remarquable : le Thesaurus linguae graecae. Il s’agit d’une bibliothèque, en ligne, de toute la littérature grecque. Prenez le verbe « meteorizo » qui a donné le mot météore. Il peut dire simultanément, au passif négatif : « ne soyez pas apeurés » ou « ne soyez pas orgueilleux ». Grâce aux travaux sur les stoïciens, j’ai réussi à saisir que le terme signifie aussi « ne soyez pas ballottés » – entendez : que l’âme ne soit pas instable. Enfin, nous disposons de nouveaux documents grecs – coptes entre autres – dont il faut désormais tenir compte.

  – Dès les premières pages de l’introduction, on a le sentiment que vous jetez sur cet évangile un regard personnel. Lequel ? Quel est le Luc de François Bovon ?

  – L’idéal de l’école historico-critique, à laquelle nous avons été formés, était de faire disparaître le « je » de l’exégète. Sans abandonner le souci scientifique qui nous a été légué par ces maîtres, nous avons quelque peu dépassé l’ère du soupçon à l’endroit de nousmêmes et de notre pseudo-objectivité. Je n’hésite pas à recourir au « je » et à donner mon opinion.

  Pour ce qui touche ma vision de Luc, j’y vois l’articulation de la Révélation et de l’Histoire. Au chapitre 3, apparaît un synchronisme : « L’an quinze de Tibère César… ». Luc est le seul des évangélistes à dater les événements, comme le faisaient les prophètes de l’Ancien Testament. On est là dans l’Histoire. Puis il fait mention de la Parole de Dieu qui retentit : on se situealors sur un autre registre, celui de la Révélation. C’est précisément cette rencontre que je trouve extraordinaire, et qui montre que Luc respecte l’Histoire. Sans faire dépendre la Révélation de l’Histoire, il les articule de manière narrative. Une approche qui me parle beaucoup, et se concrétise volontiers par ce que je nomme les médiations. Selon Luc, Dieu agit certes, mais pour ce faire, il choisit le détour des médiations humaines. En 1950 est sorti le film Dieu a besoin des Hommes : ce titre me paraît correspondre à Luc. Je suis opposé à la lecture que les charismatiques font volontiers de son évangile. À ceux qui aspirent à l’immédiateté avec le divin et qui attendent la venue du Saint Esprit, Luc répond par les médiations humaines. C’est-à-dire qu’il n’y pas d’accès direct à Dieu, mais que celui-ci est toujours médiatisé par quelque chose d’humain, de concret, de contingent.

  – D’où vient cette attitude de Luc ?

– C’est le lieu d’un vaste débat, qui porte sur ses origines spirituelles et intellectuelles. Pour certains, Luc est le Grand Traître, celui qui a trahi la pensée paulinienne, alors que, pour d’autres, il se situe dans la mouvance de Paul, auquel il accorde une large importance. La première interprétation est le fait d’une certaine école exégétique allemande, marquée par Bultmann, profondément existentialiste et luthérienne. Ce qu’elle reproche à Luc est de ne pas être assez radical dans la théorie de la justification par la foi – thème central du message paulinien – en octroyant une trop belle place à l’être humain capable de faire le bien. À leur tour, les bultmanniens sont critiqués pour leur vision trop ponctuelle, trop étroite du discours paulinien : ils ne semblent pas voir le caractère cosmique de cette pensée, qui exalte le Seigneur de l’Église et de l’Histoire.

  – Dans ce travail, qui s’étend sur plus de trente ans, avez-vous fait des découvertes ? Si oui, lesquelles ?

  – C’est d’abord la présence de deux récits centraux, l’un dans l’évangile – le retour du Fils prodigue – ; l’autre dans les Actes des apôtres – la conférence de Jérusalem, au cours de laquelle Église d’Antioche et Église de Jérusalem ont établi qu’il n’était pas nécessaire d’être juif pour devenir chrétien. Deux thèmes qui ont été pensés par Luc, à mon avis, pour être placés au coeur de ces textes. Autre thème : l’épisode d’Emmaüs, que la théologie catholique moderne s’approprie, puisque selon le récit biblique, c’est au moment de la fraction du pain que les disciples le reconnurent. Or j’ai été frappé de relever que, jusqu’au Moyen Âge, la littérature patristique (saint Augustin mis à part) ignore le lien entre les disciples d’Emmaüs et l’eucharistie. C’est tout de même extraordinaire !

  – En regard de l’état où se trouvent les Églises, ne vous sentez-vous pas en décalage : avec les pasteurs, dont on peut avoir le sentiment qu’ils sont de moins en moins préoccupés par la prédication ? avec le peuple, lui-même éloigné des paroisses ?

  – Non seulement, en Europe du moins, les Églises ne vont pas bien, et on se demande où va le protestantisme, mais aussi aux États-Unis, l’Église catholique se porte fort mal, avec les scandales qui la secouent. On pourrait penser à l’Afrique du Nord où, au VIe siècle, on se battait sur l’héritage de saint Augustin au moment où la région allait être balayée par l’islam. Il se peut que nos gros commentaires soient un dernier feu d’artifice avant la nuit. D’autant que la sécularisation, l’indifférence et l’athéisme allant en progressant, même les Églises se replient sur elles-mêmes et se contentent de peu. Que lisent les pasteurs pour préparer leurs sermons ? Leurs sermons sont-ils encore bibliques ? Les communautés les plus vivantes aux USA, évangélicales et fondamentalistes, sont aussi celles où l’on rejette le plus violemment notre travail, regardé comme ultralibéral et hostile à Dieu. Cela dit, la lecture de tel ou tel passage de mon commentaire – dans la préparation d’un sermon – ne prend guère qu’une heure ou deux : il n’est pas impossible à un prédicateur de s’en inspirer. De plus, j’ai tenu à signaler, à chaque fois, la signification théologique du passage étudié. Bien des lecteurs, au fil des parutions, m’ont fait entendre qu’ils attendaient le volume suivant. Mais je reste réaliste… –

  Est-ce que cette patiente recherche, avec ce qu’elle suppose de mises en doute, d’équivoques du texte, de contradictions, a eu pour effet de renforcer la foi, chez vous, ou au contraire, de la fragiliser ?

  – Si ma piété a pu être fragilisée, je crois ma foi renforcée. Elle est nourrie en particulier de cette tension, si typique de Luc, entre Histoire et Révélation.

François Bovon, L’évangile selon saint Luc (commentaire

du Nouveau Testament III a-d), 4 vol., Genève, Labor et

Fides, 1991-2009.

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À propos François Bovon

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