Les réserves envers la doctrine trinitaire qui s’expriment parfois dans nos colonnes ont surpris plusieurs de nos lecteurs et amis. Nous avons demandé à André Gounelle de donner quelques explications.
Est-il vrai que vous, protestants libéraux, ne croyez pas à la Trinité ? On nous pose souvent cette question avec étonnement, parfois avec une nette désapprobation. Toutes les Églises n’admettent-elles et ne professent-elles pas la Trinité ? La Trinité ne découle-t-elle pas directement de l’enseignement du Nouveau Testament ? Peut-on encore considérer comme chrétiens ceux qui la rejettent ? À ces interrogations, je vais tenter de répondre en exposant non pas la doctrine du libéralisme, mais le point de vue d’un libéral (les libéraux sont divers et n’ont pas de positions officielles communes).
Le dogme de la Trinité a été formulé aux IVe et Ve siècles par les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) dans des « symboles » (confessions de foi), auxquels s’ajoute celui attribué (à tort) à Athanase d’Alexandrie, rédigé entre 430 et 500. Ces textes sont beaucoup trop longs pour qu’on les reproduise ici. Quand on les lit, on est frappé par leur complexité et leur sophistication.
En résumant et en simplifiant à l’extrême, ils déclarent que Dieu est une essence ou une substance unique en trois personnes ou instances distinctes. On ne peut ni séparer ni confondre le Père, le Fils et l’Esprit ; ils sont à la fois identiques et différents.
On ne trouve rien de tel dans le Nouveau Testament. Quand, à la fin de l’évangile de Matthieu, Jésus demande à ses disciples de baptiser les croyants « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », il s’agit d’une formule ternaire (qui ne dit rien des relations entre les trois êtres qu’elle énumère), mais nullement trinitaire (elle ne dit pas que les trois sont un et que cet un est trois). La Trinité découle de réflexions et de débats très postérieurs aux temps apostoliques ; en discerner l’affirmation dans le Nouveau Testament s’apparente à un tour de passe-passe.
Pourquoi a-t-on formulé le dogme trinitaire ? Essentiellement pour mettre fin à d’âpres disputes, dépourvues de toute charité, entre diverses factions du christianisme dont les thèses nous paraissent aujourd’hui très voisines ; si l’une de celles qui ont été condamnées avait gagné, pas grand-chose n’aurait changé. La formulation devenue « orthodoxe » l’a emporté en grande partie parce que les autorités politiques l’ont imposée de force.
Au fil des siècles, la doctrine trinitaire a été souvent contestée. Contrairement à ce qu’on prétend parfois, elle n’a pas fait et ne fait toujours pas l’unanimité (l’existence de communautés unitariennes le montre bien). Cependant, il est juste de remarquer qu’au cours de l’histoire beaucoup de ceux qu’on qualifie d’ « antitrinitaires » (ainsi les célèbres Arius au IVe siècle et Servet au XVIe siècle) ont proposé plutôt une variante qu’une négation de la Trinité. Cette doctrine a révulsé les juifs (parce qu’elle entraîne la divinisation de Jésus, identifié avec le Fils, qu’ils jugent blasphématoire) et les musulmans (qui y voient une insupportable atteinte à l’unicité divine).
Les protestants libéraux ont toujours été très réticents. En 1938, pour tenir compte de leurs réserves, l’Église Réformée de France a adopté une « déclaration de foi » qui ne mentionne pas expressément la Trinité ce qui a permis à des trinitaires et des antitrinitaires d’en devenir membres. En 1961, lors de l’Assemblée OEcuménique de New-Delhi, l’Église Réformée de France et la Fédération des Églises Protestantes de Suisse ont exprimé leur refus d’obliger pasteurs et fidèles à souscrire à ce dogme.
Après ce rapide historique, j’en viens à ma position personnelle. À la différence de beaucoup d’unitariens et de libéraux, je ne vois pas dans la doctrine trinitaire un tissu d’absurdités. Elle ne manque ni d’intérêt ni de valeur.
D’une part, pour faire comprendre ce qu’est ou qui est le Dieu chrétien, elle utilise les catégories de la pensée philosophique du monde hellénistique. Les Conciles ne disent pas la même chose que le néoplatonisme dominant à leur époque, mais ils se servent de son vocabulaire, de ses notions, de ses analyses. Cette tentative d’adaptation à la culture du monde ambiant me semble louable en son principe. Il y a là un exemple à imiter. Au lieu de répéter des formules qui appartiennent à un autre temps (comme celles des anciens conciles), nous devrions nous efforcer, nous aussi, de dire l’Évangile dans le langage de notre époque.
D’autre part, des intuitions justes s’expriment dans cette doctrine. Ainsi, pour le croyant, Dieu est puissance (je ne dis pas « toute-puissance » qui n’est pas un concept biblique), ce qui correspond à la première personne de la Trinité, symbolisée par la figure du Père, créateur et providence. Dieu est également sens, ce qui correspond à la deuxième personne de la Trinité, associée à la sagesse ou au Logos (qui veut dire parole raisonnée) et symbolisée par la figure du Fils. Et surtout Dieu est l’unité de la puissance et du sens ; il n’est pas une puissance dépourvue de sens ni un sens dépourvu de puissance, ce qui correspond à l’Esprit, dont on dit classiquement qu’il est l’union du Père et du Fils.
Comme l’écrit A. Schweitzer, pourtant plutôt critique à l’égard des doctrines classiques, « le dogme de la Trinité touche à des réalités profondes, auxquelles nous restons sensibles ».
Si je discerne dans la doctrine trinitaire des intuitions et des visées que je crois justes, en revanche je trouve ses formulations peu convaincantes, parfois maladroites, et dangereuses. Je lui reproche d’avoir transformé une expérience de foi vécue en une spéculation ontologique alambiquée, vaine et incompréhensible pour le monde moderne.
Cette doctrine propose une interprétation à mes yeux défectueuse, parmi d’autres également discutables (mais quand même moins), du témoignage du Nouveau Testament. Je ne crois pas que ce soit la meilleure possible, tout en admettant qu’on puisse en juger autrement et y tenir. Je fais mien ce qu’en écrivait un humaniste du XVIe siècle, Castellion, ancêtre du protestantisme libéral, qui n’estimait guère cette doctrine : « Si je pouvais [la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement que je ne puis. Si quelqu’un le peut, je l’approuverai de le faire […] Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux, je n’en suis pas jaloux. »
On ne doit ni rendre obligatoire la doctrine trinitaire ni l’exclure (ce serait tomber dans une intolérance et une rigidité dogmatique à rebours de celles d’une certaine orthodoxie, mais de même nature). Je n’en demande pas la suppression, je souhaite seulement qu’on accepte aussi d’autres options.
Je respecte, même si je pense qu’ils ont tort, ceux qui voient dans la Trinité une expression ou interprétation convenable du message du Nouveau Testament. En revanche, parler du « Dieu trinitaire » ou de « Dieu Père Fils et Esprit » me paraît une grave erreur. On touche là à l’inacceptable. En effet, on identifie une formulation ecclésiastique et une définition théologique avec la révélation divine. On confond l’être de Dieu avec notre discours sur Dieu, ce qui fait de ce discours une idole. Aucune doctrine ne doit prétendre « enclore » Dieu. Il serait si simple et si juste de parler tout simplement du « Dieu de Jésus ».
À l’assemblée générale de ma paroisse, lors du vote pour l’Église Protestante Unie, je me suis abstenu. Avec regret et tristesse, car l’union entre luthériens et réformés me paraît une excellente chose. Malheureusement, le texte qui nous était présenté contenait une allusion, à mes yeux équivoque, à la Trinité ; de plus, mais c’est une autre histoire, il insistait sur la soumission non pas à Dieu, mais aux autorités ecclésiastiques, ce qui m’a inquiété. Si dans les textes à venir de l’Église Protestante Unie, il est question du « Dieu trinitaire » ou du « Dieu Père Fils et Esprit » ou encore du « Dieu triun », je n’y adhérerai pas ou j’en sortirai. Pour la première fois de ma vie, je serai « hors Église » – mais pas hors communauté croyante.
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