Jai foi en la nuit
Nuit, obscurité, ténèbres,
voilà longtemps que je voulais écrire sur ces mots et
prendre leur défense.
Cest que, dans les discours chrétiens, nous les traitons
de haut, ces mots, soit en les passant sous silence, soit en les opposant
avec dédain et même un frisson dhorreur à
de célestes clartés, à déclatantes
lumières. Surtout, que rien ne reste dans lombre, là
où croupissent les choses mauvaises, où se cachent les
méchants et où complotent les traîtres. De la
lumière avant toute chose ! Et cette devise « soyons
clairs » se brandit aussi bien en politique quen religion.
Faut-il continuer à dire que le clair est forcément
beau et affreux lobscur ?
Pour moi, je me tourne avec reconnaissance vers tant de poètes
qui se sont émerveillés de lobscurité et
de la nuit. Écoutons Rilke :
Toi, obscurité doù je viens
Je taime plus que tous les feux
Qui clôturent le monde
Car le feu dessine un cercle
Pour chacun
Si bien que personne ne peut plus
[ voir personne.
Mais lobscurité tient tout ensemble
La forme et la flamme
Lanimal et moi-même
Elle contient tout pouvoir, toute vision.
Jai foi en la nuit.
Avec cette déclaration inusitée, Rilke ne nous suggère-t-il
pas que tout homme porte en lui une part dobscurité qui
constitue une richesse ? Car cette obscurité nous conduit à
lhumilité devant notre ignorance : ignorance de notre
origine comme de notre destin.
Et elle nous porte aussi à linterrogation, à
la méditation, et paradoxalement à une certaine clairvoyance.
La lumière de la célébrité, de la trop
grande confiance en soi nisole-t-elle pas des autres ? Ne rend-elle
pas parfois aveugle à tout ce qui nest pas soi ? Dans
lobscurité de la nuit, nous méditons, nous réfléchissons,
nous nous remettons en cause ou nous acceptons tels que nous sommes.
Nous reprenons souffle ou décidons de changer le cap de notre
vie. Enfin, au creux de la nuit, lhomme qui est « hombre
», comme le dit lespagnol, reconnaît létoffe
dont il a été tissé et sabandonne aux songes.
Ô nuit, toi qui fais naître les songes
chante la Nuit de Rameau.
Mais le plus bel hymne me paraît être celui de Péguy
dans le Porche de la deuxième Vertu. Comme souvent dans son
uvre, le poète donne la parole à Dieu :
Et toi la nuit, tu es ma grande lumière sombre
Je mapplaudis davoir fait la nuit
Ô ma fille aux yeux noirs,
la seule de mes filles qui sois,
qui puisses te dire ma complice
Enfin Umberto Eco nous fait découvrir ce vers du sixième
chant de lÉnéide :
Ibant obscuri sola sub nocte per umbra
Obscurs, ils marchaient parmi les ombres dans la nuit solitaire
Quel tableau que ce groupe silencieux marchant enveloppé
dombre, que ces hommes pétris de lobscurité
qui les entoure, ne faisant plus quun avec elle ; obscurs, et
cependant attentifs à lannonce de tous les possibles,
de tous les futurs. Leur imagination sélance et précède
et invente, leur foi nest pas moins vive que celle des marcheurs
de la pleine lumière.
Toi obscurité, tu contiens « tout ensemble, tout pouvoir,
toute vision » ; toi nuit, tu es matrice de lavenir.
Francine
Serre