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Numéro 214
Décembre 2007
( sommaire )

S'interroger

– « Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ?
Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole
dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages…
les nuages qui passent… là-bas…
là-bas… les merveilleux nuages ! »

Baudelaire, Le spleen de Paris.

L’Étranger

Cet homme qu’on interpelle est-il vraiment « Étranger » puisqu’on lui adresse la parole sans soupçon ni invective ? Peut-être bénéficie-t-il de l’hospitalité traditionnelle des peuples sémites, des habitants de terres arides ? Ou est-il simplement reconnu dans son « étrangeté », dans son absence d’assise sociale, dans son dépouillement ? Il est rencontré et, à partir de là, il peut provoquer des questions, entrer en relation, se laisser percevoir… Cet homme est précisément pour nous source de réflexions, de connaissance et d’ouverture sur l’étranger, sur l’autre, tout comme devait l’être l’étrange Jésus demandant à la foule : « Qui sont ma mère et mes frères ? »(Mc 3,33). La Bible, la poésie, l’art, imposant une compréhension personnelle hors du temps et de l’espace, ont souvent un pouvoir d’évocation et de questionnement qui éblouit ou qui dérange…

Ainsi cet étranger ne fait pas partie d’une famille, d’un clan, d’une nation : son identité apparaît comme floue, ce qui pourrait provoquer la suspicion. Mais ce n’est pas le cas car il se situe ailleurs, « au-delà », de sorte que la frontière qui souvent rejette l’étranger « en dehors » n’existe pas.

Ne symbolise-t-il pas l’humanité authentique, l’individu autonome, sensible à la beauté, serein et rêveur mais seul, nu et indifférent à la richesse ? Il est bel homme dans sa pauvreté.

Nous sommes loin du chaos du monde actuel, de la misère qui affecte souvent les immigrés, de l’agressivité, de la violence et de la peur qui constitue le réflexe égoïste du clan des « nous autres » par rapport aux « autres » qui n’appartiennent pas à notre culture, à notre religion, à notre race.

Mais si la culture, la religion, la race peuvent constituer une fermeture pour certains dans un espace-temps donné, elles ne constituent pas une barrière infranchissable dans un temps étiré qui laisse sa place à l’évolution : les cultures se mondialisent, les races se métissent et ce sont les religions qui semblent les plus cloisonnées et les plus claniques.

Quand bien même l’autre est accueilli, il restera toujours autre, a fortiori s’il est étranger. Il sera intégré mais jamais « le même ». Comme l’écrit le philosophe Emmanuel Levinas dans Totalité et Infini : « La collectivité à qui je dis “tu” ou “nous” n’est pas un pluriel du “je”. Moi, toi, ce ne sont pas là individus d’un concept commun. Ni la possession, ni l’unité du nombre, ni l’unité du concept, ne se rattache à autrui. Absence de patrie commune qui fait de l’Autre – l’Étranger ; l’Étranger qui trouble le chez soi. Mais Étranger veut dire aussi le libre. Sur lui je ne peux Pouvoir. Il échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il n’est pas tout à fait dans mon lieu. »

Il convient de retenir que l’étranger énigmatique, même sympathique, est toujours ailleurs et insaisissable. La rencontre de l’Étranger de Baudelaire constitue une expérience de découverte réciproque de la liberté et de l’étrangeté de l’autre par la puissance d’une parole qui visite, questionne, ouvre l’espace et enrichit. Baudelaire nous laisse imaginer cet « extraordinaire étranger » comme un poète, un rêveur hors du temps et de l’espace, un amoureux des nuages qui passent… là-bas. Ces nuages ne symbolisent-ils pas la liberté chère à cet étranger qui, n’ayant de relation qu’avec l’infini, le ciel, la beauté – si toutefois, déesse, elle est accessible – ne veut pas se préoccuper d’argent : il hait l’or, cette idole qui asservit ; pour lui, les hommes sensés ne peuvent que haïr ce Dieu tout-puissant et mythique des religions, qui les prive de leur liberté. En fait, dans son esprit, les autres que lui, ces nantis qui veulent vivre hors du regard inquisiteur des étrangers qui les dérangent, devraient encore plus haïr Dieu qui les culpabilise en leur prescrivant d’accueillir et d’aimer les pauvres et les isolés.

Mais la beauté du poème de Baudelaire qui nous présente un étranger sympathique n’efface pas l’intolérable injustice de son dénuement et de sa solitude. Elle résonne en nous, nous sensibilise au profond de nous sur la réalité, comme le fait Picasso à travers Guernica, œuvre d’art majestueuse qui révèle aussi le réel, la barbarie des hommes…. L’art aussi nous invite à l’action ! feuille

Robert Serre

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