Sans en être familier, je
lai visitée à plusieurs reprises ; chaque fois que
jen franchis le seuil, jai le sentiment dentrer en
méditation et en recueillement. Ces colonnades et ces arcs expriment
pour moi une transcendance non pas écrasante mais apaisante,
non pas effrayante mais accueillante, non pas tonitruante mais à
la fois discrète et prégnante. « Chef duvre
absolu de lart », écrit mon guide qui apparemment
sy connaît en absolu. Il a peut-être raison, mais,
pour ma part, je perçois surtout que je suis dans un sanctuaire,
dans un lieu qui renvoie à autre chose quà lui-même,
dans un édifice qui entend refléter non pas la grandeur
de ceux qui lon construit, prêtres ou rois, mais la gloire
et la miséricorde de Dieu.
Et puis, au milieu de la mosquée, un choc : la verrue monstrueuse
dune église catholique, de ce style lourd et riche du baroque
andalou, quon a installée, non sans dégâts,
à lintérieur de la mosquée. On dit que Charles
Quint en a été indigné et quil a déploré
davoir autorisé cette construction et les destructions
quelle a entraînées (a-t-il regretté cette
autre verrue, le triste palais édifié à lentrée
de lAlhambra à Grenade ?). Il avait raison, malheureusement
trop tard.
Le contraste, violent, nest pas seulement architectural, mais
aussi spirituel, et il donne une piètre opinion du catholicisme
espagnol du seizième siècle. Du côté de la
mosquée, nous avons une spiritualité de lintériorité,
tout en finesse et en profondeur, qui renvoie à soi-même
et au tête-à-tête avec Dieu ; du côté
de léglise, sétale une spiritualité
de lextériorité, tout en exhibition et en ostentation,
qui affectionne le sensationnel et le théâtral. La mosquée
fait appel à lintelligence avec ces motifs géométriques,
à la fois simples et sophistiqués, abstraits et émouvants
où excelle lart hispano-mauresque, avec le merveilleux
mihrab, la chaire du prédicateur et les versets stylisés
du Coran. Elle appelle les fidèles à lécoute,
à la lecture et donc à la réflexion. Les tableaux
outranciers de léglise qui étalent des supplices
sanglants tentent de provoquer des réactions primaires quasi-viscérales
; ils écartent connaissance et pensée au profit du sacrifice
(célébré dans leucharistie et partout représenté
avec une délectation morbide). Dans léglise, sexprime
une religion de la mort qui cultive le sinistre et lhorrible,
dans la mosquée une religion de la vie, paisible et claire ;
on devait encore mieux le percevoir quand la lumière entrait
à flot avant que des chrétiens (puis-je dire « obscurantistes
» ?) ne ferment par un mur les larges ouvertures sur le patio
de los Naranjos. Enfin la mosquée, à la beauté
sobre et dépouillée, évite soigneusement toute
représentation du divin ou du sacré, alors que léglise
multiplie les images, en particulier celles de Marie ; ici la foi nest
pas chrétienne mais mariale.
Je sais bien que mon propos est injuste, car il compare ce quil
y a sans doute de mieux dans lislam avec ce quil y a peut-être
de pire dans le christianisme (mais ce nest pas ma faute sils
se côtoient en un même lieu). La mosquée de Cordoue,
hélas, ne dit pas tout de lislam, et léglise
qui la parasite ne dit, heureusement, pas tout du catholicisme. Il nempêche.
Le protestant que je suis a le sentiment que sa religion (cest
à dire une manière de vivre la relation avec Dieu qui
privilégie lintériorité et refuse de favoriser
superstition et idolâtrie) est très proche de lislam
tel quil se présente à la mosquée de Cordoue
; je my retrouve plus et mieux que dans léglise qui
mest étrangère. Par contre, ma confession de foi
(à savoir quen Jésus Dieu agit, se révèle
plus profondément et plus décisivement que nimporte
où ailleurs, y compris dans le Coran) me rapproche du catholicisme
(quand il ne substitue pas Marie à Jésus). Fraternité
religieuse, dun côté, confession fondamentale commune
de lautre. Je le sais, mais à Cordoue je le sens mieux
que partout ailleurs.
par André
Gounelle
Architecture de la transcendance
MosquŽe de Cordoue. Photo D.R.