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Numéro 203
Novembre 2006
( sommaire )

Questionner

Chacun de nous hérite différentes traditions et subit des influences diverses. Robert Serre souligne que cette richesse de formation peut être étendue à la religion.

Une bi-appartenance religieuse ?

Michel Serres, dans Le Tiers-instruit (Paris, François Bourin, 1991) décrit l’inévitable métissage de tout homme qui vit en société : « Je suis en réalité tous ceux que je suis dans et par les relations successives ou juxtaposées dans lesquelles je me trouve embarqué […] » Dans Croire en Dieu dans un monde scientifique (Paris, Le Cerf, 1975) A. Delzant part de ce même constat et mentionne la nécessité pour les chrétiens de s’ouvrir aux autres cultures et religions : « Personne n’a une signification qui lui soit propre, c’est-à-dire indépendamment des autres hommes et du monde. […] Celui qui, habitant la communauté et habité par le Christ, se décide à partir hors des groupes clos, des habitudes acquises, qui prend le parti de sortir d’un monde et d’aller dans un autre, au loin, poursuit par son travail l’œuvre de Dieu qui déjà s’est effectuée en lui. La rencontre des autres, différents par la culture, par leur passé, n’est pas une raison de se conforter dans ses propres raisons de croire mais la recherche de ce qui manque. »

Métissage et syncrétisme

Michel Serres souligne la richesse du métissage, A. Delzant celle de la recherche, dans l’autre, d’un manque. N’est-on pas proche d’un syncrétisme religieux dépoussiéré de l’image négative qu’il a encore ? Le christianisme est, et a toujours été, culturellement syncrétiste. Alors, pourquoi rejeter un syncrétisme ancré dans une identité religieuse affirmée mais perméable à des évolutions interprétatives et conceptuelles cohérentes ? On peut citer de grands mystiques qui ont vécu deux religions :

– Henri Le Saux, bénédictin, partit en Inde pour comprendre la mystique hindoue de l’advaïta (non dualité) et vivre authentiquement ses deux traditions, comme il est cité dans Vivre de plusieurs religions (Paris, Éditions de l’Atelier, 2000) : « Le mieux est encore, je pense, de tenir, même en tension extrême, ces deux formes d’une unique foi jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore. »

– Shigeto Oshida, maître bouddhiste zen japonais, de père bouddhiste et de mère shintoïste se fit bénédictin et garda ses racines bouddhistes ; d’où son constat dans Les voies de l’Orient n°90 (Bruxelles, 2004) : « Le temps est venu où il nous faut apprendre mutuellement ce qui est précieux à garder de chaque tradition… Ne s’agit-il pas pour tous de se laisser envahir, transformer, convertir par la vie divine ? »

– Gandhi, dans sa recherche de la Vérité et sa conviction du pouvoir de la non-violence, enraciné dans sa culture et sa religion bouddhiste a été fasciné par la personne de Jésus et le Sermon sur la montagne.

Alors que se multiplient mariages et échanges pluri-culturels et pluri-religieux, ne peut-on pas parler d’adhésion à une communauté religieuse plutôt que d’appartenance à une Église pour laisser au croyant un espace de liberté ? En effet, si un chrétien s’approprie des conceptions inhérentes à d’autres religions, il accepte de voir transformées, altérées ses propres convictions religieuses : c’est un bon usage du syncrétisme. Les notions bouddhiques ou hindouistes de voie, de vide, de non-dualité peuvent faire évoluer les concepts chrétiens concernant Jésus, le Christ, la kénose (NDLR : dépouillement du Christ dans l’incarnation), Dieu… Cette démarche permettrait de revivifier le christianisme par une autre lecture de la Bible et une autre interprétation de ses mythes et mystères. Alors il serait préférable de substituer au terme de « croyant » celui de « pèlerin » ou de « chercheur de Dieu ». On peut citer Dieu puisque la bi-appartenance implique l’unicité de l’Ultime.

Ce chrétien se situera « à la frontière » et saisira toutes les occasions de vivre une autre tradition religieuse au plus profond, comme une expérience de compréhension, d’intégration et de fraternité mais en restant solidement ancré dans sa propre tradition qui s’en trouvera renforcée.

Bi-appartenance religieuse

À première vue, une bi-appartenance paraît équivoque. Elle l’est moins pour les mystiques qui adhèrent à une spiritualité plutôt qu’à une religion dogmatique, ou pour des chrétiens qui cherchent à privilégier l’intériorité comme approche de l’Ultime en s’ouvrant à une religion asiatique. B. Durel, dominicain français écrit dans Les Voies de l’Orient n°90 : « Certains parlent de pratiquer deux religions ou d’être religieusement bilingues. Si l’on comprend cela comme un changement de mode de pensée ou comme un autre système de symboles, l’échec est certain. Il n’y a que si l’on est parvenu à lâcher prise et à mourir qu’un bilinguisme peut devenir fructueux et plein de sens. » L’analogie entre bi-appartenance et bilinguisme est parlante : dans une situation donnée, pour un bilingue une des langues vient spontanément à l’esprit et pour un bi-religieux une des traditions plutôt que l’autre induit spontanément une intuition religieuse spécifique. Mais, comme un individu a une seule langue maternelle, il ne peut avoir qu’un seul centre de gravité religieux avec, éventuellement, une affiliation avec une autre tradition. Dans ce sens, la bi-appartenance se distingue de la conversion qui est rupture, changement d’identité religieuse mais qui n’évite pas une tension avec la religion première.

Ce sont ces « pèlerins bi-religieux », ouverts à l’altérité, qui seront aptes à énoncer en termes plus universellement compréhensibles les fondements de leur religion. Comme l’écrit J. Dunne dans The way of All Earth (Sheldon Press, 1972) : « Le saint de notre temps n’est pas une figure comme Gautama ou Jésus ou Mahomet […] mais une figure comme Gandhi, un homme qui traverse, passant de sa propre religion à d’autres grâce à une compréhension empathique, et qui revient avec de nouvelles perspectives sur la sienne. Traverser et revenir est, semble-t-il, l’ouverture spirituelle de notre temps. »

Une rencontre de la différence

Dans Le Dialogue (Paris, Desclée de Brouwer, 2002), François Cheng, qui a adopté la France, décrit l’expérience de bi-culture et de bilinguisme d’un immigré : « Habité à présent par l’autre langue, sans que cesse en lui le dialogue interne, l’homme aux eaux souterraines mêlées vit l’état privilégié d’être constamment soi et autre que soi, ou alors en avant de soi. Sa perspective ne saurait être autre que multidimensionnelle. » Puis Cheng témoigne de son expérience : « J’étais, pour tout dire, devenu quelqu’un d’autre, indéfinissable peut-être mais autre. Il me fallait sans doute m’arracher d’un terreau trop natif, trop encombré de clichés – un terreau, répétons-le, qui ne sera nullement abandonné, qui, au contraire servira de substrat, d’humus – afin d’opérer une plus périlleuse métamorphose, d’inaugurer un dialogue radical. […] Entre le terreau ancien et toutes les nouvelles plantes que j’y ai fait pousser s’est opéré, à n’en pas douter, un fécond va et vient. […] Une force inconnue, grande en moi, m’a poussé à devenir ce “pèlerin”, ce “quêteur” qui tente de renouer non pas tant avec le passé qu’avec ce qui peut advenir. » Ces propos sont tout à fait adaptés à une expérience de bi-appartenance religieuse au sens où nous l’entendons.

Le « bi-religieux » devra garder le terreau de sa religion ancienne puis oser en sortir pour aller vers l’autre. Par contre il sera toujours difficilement accepté par l’autre et, revenant dans sa propre religion, il éprouvera peut-être un sentiment d’étouffement car, comme le dit le jésuite indien et maître zen A. Samy dans Vivre de plusieurs religions « n’avoir qu’une tradition fait de vous un esclave ». Florence Lacour-Bourgoin décrit dans Chemins d’exil (Paris, Desclée de Brouwer, 1999) l’impression de liberté et d’ouverture qu’elle a ressentie : « L’éloignement de ma terre, des miens, de ma culture, de ma langue a mis à nu et amplifié en moi “l’essentiel” que chacun porte en soi. Les retours “au pays” ont été une confrontation à l’altérité… La rencontre de la différence m’a enseigné l’hétérogénéité, la diversité, l’universalité de l’être humain… L’ailleurs est fondamentalement en moi, il me nourrit, il me porte en avant. » feuille

Robert Serre

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