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Numéro 202
Octobre 2006
( sommaire )

Questionner

Divers niveaux de communautés, qui évoluent avec le temps, s’intercalent entre l’individu et le monde. Face à l’apparition de nouvelles communautés qui permettent à l’individu d’affirmer son identité, le politique doit reprendre l’initiative.

Les communautés intermédiaires
ou la recherche d’une identité

Notre monde oscille. Il oscille entre mondialisation et repli sur soi, entre globalisation et bien-être personnel. Au gré des informations, désormais en temps quasi-réel, nous constatons jour après jour le redoutable effet de ces oscillations. Face à la puissance économique sans frontières, certains peuples ou certaines personnes se sentent gagnés par une forme de désespoir qui les mène sur les chemins du radicalisme et de la violence. Du « choc des civilisations » à la violence de groupes identitaires incontrôlables dans les cités, le constat est rude : il existe une certaine sauvagerie dans notre monde qui se veut civilisé. On aurait tort de ne pas chercher à comprendre les racines des intégrismes religieux ou des phénomènes de bandes dans nos villes. Ils sont sans doute le symptôme d’une maladie grave, d’une sorte d’anorexie identitaire. Et dans ce monde qui se cherche, nous avons parfois le sentiment de nous chercher aussi : qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous donne de l’identité ? Est-ce notre individualité ou la communauté à laquelle nous appartenons ?

L’héritage du passé

Le langage sociologique peut nous aider à décrypter les chemins parfois complexes de notre identité. Le XXe siècle a connu plusieurs phases : la sortie de la modernité, la post-modernité et l’hyper-modernité. La modernité issue du XIXe siècle reposait sur l’idée d’un progrès de l’humanité grâce à la connaissance. Plus la science avançait, plus le bonheur était à notre porte. Chacun avait alors un rôle bien précis dans une sorte d’organigramme de la société de production. Ne parlait-on pas de « classe ouvrière » ? Autrement dit, c’était la fonction qui donnait de l’identité. Le plus souvent ces fonctions étaient quasi héréditaires. On a conservé de cette vision du monde l’habitude de se présenter, jusque devant la justice, en déclinant son nom et sa profession, comme si celle-ci était le cœur de notre identité… Les femmes avaient une autre « production », celle des enfants. Une femme était une mère. C’était sa fonction et donc son identité. On pourrait résumer cette vision moderne du monde par l’adage : « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place ». Terrible enfermement de l’être humain comme « objet de production », mais aussi sécurité identitaire.

La fragmentation post-moderne a gagné du terrain, en même temps que la science montrait ses limites éthiques. Car la science, c’est aussi Auschwitz et Hiroshima ! L’être humain s’est mis à rejeter les appartenances identitaires trop « programmées ». Un fils d’ouvrier n’était pas forcément ouvrier. Chacun désormais pouvait avoir un « parcours de vie ». Il se forgeait, librement et joyeusement, sa propre identité. Bien sûr, les psychologues nous ont rappelé que la liberté totale n’existe pas, que nous sommes « conditionnés ». Mais conditionnement ne vaut pas programmation. Les chemins de la liberté individuelle s’ouvraient alors tout grand devant nous. Du coup, la notion de communauté perdit de son importance. L’identité nationale, religieuse ou régionale continua à fonctionner mais comme adjuvant identitaire librement choisi. Ne rien imposer, tout choisir. L’individu était enfin remis à sa vraie place : le centre. La plus grande vertu devint « l’authenticité ». Comme Jean de Florette qui cultive ses « authentiques », chacun de nous cherchait sa cohérence personnelle en glanant ici ou là des éléments de son identité. Par exemple, en matière de religion, la mode fut au « je prends le meilleur de chaque religion ». Tout paraissait si simple dans cette société du droit sans devoir, de la liberté sans responsabilité.

La nécessité des « communautés intermédiaires »

Mais la recherche de soi trouva ses limites. À trop se chercher, on oubliait que l’on vit dans une société humaine. Et le réveil fut violent. La société sans frontières rime désormais avec mondialisation implacable et génératrice de pauvreté. La liberté individuelle demeure, mais elle est un luxe inaccessible à la majeure partie de la planète. Chacun peut se sentir un peu perdu. Chacun peut être rejeté. Du coup, cette nouvelle phase, l’hyper-modernité, s’accompagne au mieux d’une sorte de fatalisme, au pire d’une révolte. Aujourd’hui, à force de vouloir être nous-mêmes, dans une sorte de nudité individuelle au sein d’une jungle hostile, nous sommes devenus fragiles. Il nous faut de nouveaux habits identitaires pour nous protéger. C’est dans ce contexte-là que l’on constate le développement de ce que l’on pourrait appeler les « communautés intermédiaires ». Entre une identité nationale, européenne, ou mondiale, dont l’échelle paraît trop grande et éloignée de l’existence quotidienne, et une affirmation de soi devenue problématique, je cherche d’autres « niveaux » communautaires. Pour reprendre l’expression chère à Françoise Dolto, nous vivons le « complexe du homard ». Cet animal étrange, lorsqu’il mue, n’a plus de carapace ; il est fragile. Nous sommes en mue, à la recherche d’une nouvelle carapace. Ce peut être une religion, une culture, une préférence sexuelle, un sport ou même un quartier ou un immeuble. Cette communauté revendiquée fonctionne alors comme marqueur identitaire fort, avec ses propres codes (vestimentaires notamment) et ses propres langages.

Ces communautés intermédiaires sont très variées mais elles ont des points communs. Tout d’abord, elles génèrent en leur sein une forme très poussée de solidarité. On ne laisse pas tomber, contrairement à la société globale, un « frère » membre de la même communauté. On organise des rassemblements émotifs où l’on se sent « entre nous », « en famille ». On y affirme fortement, et de plus en plus, son identité. Ce peut être les JMJ, la Gay Pride, le rassemblement au musée du Désert, le dîner du CRIF. Ce peut être aussi les manifestations sportives où les supporters d’un club ou d’un pays se sentent soudainement « reliés » (racine du mot « religion »). En d’autres termes, la fraternité si difficile à construire au niveau de toute une société trouve ici son expression naturelle. Les religions monothéistes rentrent parfaitement dans ce schéma, d’autant plus qu’elles ont mis la fraternité au cœur de leur conviction. Mais ces communautés intermédiaires ont un autre aspect, sans doute plus problématique. L’identité qu’elles procurent est une identité « en opposition ». Elles se nourrissent d’un bouc émissaire qu’elles se donnent. Celui-ci peut être un peuple, la société, une autre religion, une autre Église (voir nos définitions du protestantisme comme un « négatif » du catholicisme…), le club rival (PSG, OM par exemple…). La fraternité se limite aux frontières de la communauté. C’est sans doute l’une des racines principales des violences du monde ou de nos villes.

Le rôle du politique

Face à cette réalité, le politique doit reprendre l’initiative. Son rôle est de construire une société et donc une fraternité. Il ne s’agit pas de nier la réalité et l’importance de ces communautés intermédiaires. Certains discours en France se contentent d’invoquer la « laïcité » censée, telle une baguette magique, régler tous les problèmes en effaçant les identités particulières. Cela revient à nier l’état réel de notre société, qui n’est plus la IIIe République ! En revanche, se contenter de l’identité fournie par ces communautés intermédiaires revient à encourager la fragmentation sociale, génératrice de tensions dangereuses. Sans doute existe-t-il une troisième voie, pas encore assez explorée : celle d’une « autorité concertée ». Nous devons donner la parole à ces communautés intermédiaires, mais en les prenant pour ce qu’elles sont. À aucun moment, elles ne doivent se substituer à la communauté nationale. La loi doit être la même pour tous. Mais autorité et dialogue peuvent fonctionner ensemble. Il nous faut comprendre les racines des malaises identitaires pour mieux construire la société humaine. feuille

Jean-Marie de Bourqueney

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