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Numéro 201
Août-Septembre 2006
( sommaire )

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Camille Jean Izard, scientifique et théologien, a été professeur de spiritualité à la Faculté de théologie protestante de Paris.. Il propose ici une réflexion sur l’universalisme, l’amour et la christologie.

L’universalisme et l’amour

L’universalisme a toujours été plus ou moins à l’ordre du jour ; il traverse toute l’Histoire y compris celle des religions dites du Livre. Le plus souvent il a été confondu avec l’expansionnisme où les idéologies politiques, l’appât du gain, n’ont plus rien à voir avec l’idée matrice de base : proclamer, témoigner de la vérité de l’existence d’un Dieu de paix et d’amour. L’homme, par nature, par expérience, est porté vers cet universalisme qui le fascine et l’inquiète. Mais sur quoi le construire ? C’est un fait, depuis toujours, l’homme traverse des passages incontournables : il connaît la souffrance, la joie, la peine, la fête. Mais il est porté par le désir et l’amour. Ce dernier ne serait-il pas la pierre angulaire, le fondement par excellence de sa recherche éperdue ?

Universalisme de l’amour

En effet, force est de constater que l’amour n’est pas la marque du seul christianisme ; depuis des siècles, l’Hindouisme, entre autres, a repéré la voie de la Bhakti, à savoir le chemin spirituel de l’amour, de la dévotion envers la Divinité – chemin qui conduit à des sommets de la spiritualité universelle. Lorsque Saint Augustin (IVe s.) met en tension la Cité de Dieu et la Cité terrestre, lorsqu’il avance l’espérance d’une cité de Dieu où se réaliserait toute la complétude désirante de l’humanité, il ne fait que traduire son attente d’un universalisme d’amour enfin réalisé. Toute la Bible porte vers cette espérance.

La gloire de Dieu « remplit les cieux et la terre », c’est-à-dire tout l’univers. Cette gloire divine, que Calvin met au-dessus de tout, reste le but ultime de toute vie chrétienne, dans ses aspects les plus humbles, les plus simples, dans ses rapports aux autres. Les textes johanniques sont particulièrement forts : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8 et 16) « Et cet amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés le premier » (1 Jn 4,10). L’amour de Dieu (génitif subjectif) et l’amour pour Dieu sont en étroite relation. L’amour a été chanté, décliné, prêché sous toutes ses formes depuis les plus hauts sommets de la mystique universelle, presque toujours teintée d’un érotisme plus ou moins sublimé, jusqu’à ses aspects les plus triviaux ; mais dans ce cas, était-ce encore l’amour ?

Anthropomorphismes

Pour le théologien, l’amour figure, traditionnellement, parmi les attributs ou qualités en Dieu. Or, en ce qui concerne le champ de la « connaissance » de Dieu (la question « qui est Dieu ? »), il est amené à énumérer des propriétés, des perfections, donc des attributs, lesquels ne seraient qu’ébauchés chez l’homme en marche vers sa fin. Certain sont communicables (amour, miséricorde…), d’autres ne le sont pas (unité, infinité…). Dans cette perspective, Dieu a donc été revêtu de toutes les qualités rêvées par l’homme jusqu’à courir le risque d’en faire une idole par excès d’anthropomorphisme. Calvin, toujours prudent, souligne que « la connaissance de Dieu consiste plus en vive expérience qu’en vaine spéculation » (Institution de la religion chrétienne, 1541). Il ne retient que les attributs (vertus) « que nous avons noté reluire au ciel et en la terre à scavoir clémence, bonté miséricorde, justice, jugement et vérité ». Il note également la puissance, la sainteté. L’amour de Dieu, attribut communicable par excellence, n’est pas cité. Bien entendu, le Réformateur ne l’ignore pas pour autant.

À vues humaines l’amour en soi n’existe pas

Jusque là, nous restons dans la tradition chrétienne la plus reconnue, illustrée par les plus grands penseurs et mystiques de tous les temps. De là à conclure que l’amour est la pierre angulaire de l’universalisme, il n’y aurait qu’un pas. Mais je crois qu’à vues humaines l’amour en soi n’existe pas.

Avant de poursuivre, je voudrais attirer l’attention sur un aspect important de l’Islam. Si celui-ci reconnaît que Dieu dans sa seule transcendance est capable d’amour, il répugne à admettre que l’homme, en retour, doit et peut l’aimer ; aimer Dieu est à la limite du blasphème. Les courants mystiques dans l’Islam, fondés sur l’amour, sont toujours restés plus ou moins suspects aux yeux des Docteurs de la Loi et des Juristes. Comme le soulignent deux spécialistes – G.C. Anawati et L. Gardet – : « le fidèle pourra aimer la Loi, le service, le Bienfait de Dieu, mais non Dieu lui-même. Quant à l’amour de Dieu pour l’homme, il signifie un sentiment de pitié et d’indulgence. L’amour sera conçu en Dieu comme un attribut non nécessaire. » En effet, si l’on suppose de Dieu à l’homme un amour de l’ordre d’un attribut essentiel, c’est introduire une passion en Dieu, donc un genre de mutabilité ce qui, bien entendu, n’est pas acceptable. Ainsi, on peut saisir l’abîme qui sépare l’universalisme chrétien, voire indien, bouddhique, de celui de l’Islam. Le premier sera fondé sur l’amour ; l’Islam mettra en avant toute sa puissance conquérante au nom de Dieu, du Prophète et de son Écriture fondatrice : le Coran. Son universalisme – expansionnisme (?) – se développe dans la fulgurance de la « guerre sainte ».

De la rencontre jaillit l’amour

Mais si, comme je l’avance, l’amour – à vues humaines – n’existe pas « en soi et pour soi » comment en rendre compte ? Comment comprendre l’amour maternel, celui des amants… ? Faut-il partir de l’instinct, de la sexualité, du désir ? Si l’amour n’existe pas, comment comprendre l’affirmation de Saint Jean : « Dieu est amour » ? Comment construire un universalisme fondé sur un imaginaire ? Je ne doute pas de l’amour, mais je pense qu’il surgit, qu’il prend corps, qu’il s’épanouit au sein de la Rencontre. Il suffit de parcourir toute la Bible pour constater l’importance du thème de la Rencontre, de la Genèse à l’Apocalypse. Pour que l’amour prenne corps, il faut être deux et il me paraît que l’amour maternel le plus pur, le plus désintéressé s’inscrit dans cette problématique.

Ne pas limiter le Christ à notre petit monde

Pour ce qui concerne l’universalisme, la Rencontre de l’autre s’inscrit dans un contexte exigeant au plan de l’humilité et de la pureté du cœur. Si les Béatitudes sont centrales dans la prédication de Jésus, incontournables, fondatrices, je reste convaincu qu’il y a de par le monde des hommes et des femmes qui sur les chemins de la vie ont, d’une certaine manière, rencontré le Christ en dehors de toute Mission et de toute prédication. Nous ne pouvons enfermer le Christ dans nos théologies systématiques, nos dogmatiques minéralisées. Ces femmes et ces hommes vivent leur foi à leur façon souvent incompréhensible pour nous, voire insupportable ; on oublie trop souvent qu’il en est de même pour eux lorsqu’on leur expose des « vérités » forgées au creuset du Judaïsme, des philosophies grecques et des contingences de l’Histoire. On oublie trop facilement que des femmes et des hommes ont, dans le cœur et la mémoire, les stances de la Bhagavad-Gita et autres Upanishad pour ne citer que ces textes ; qu’ils ont un rituel sacrificiel qui est plus que respectable même s’il nous gêne parfois. Des chrétiens ont retrouvé leur foi au Christ au contact providentiel de ces hommes, de ces femmes qui ont tant à nous apprendre ; c’est de ces Rencontres que jaillit le feu de l’amour véritable ; il suppose un certain dépouillement, une ascèse, une éthique d’abandon de toute arrogance. Il n’y a pas de christologie universelle, passe-partout, immuable. Dieu n’est pas « un moteur immobile ». Il est « Énergie ». Il est « Inconnaissable ». Il est « Amour », à savoir le dispensateur de la Grâce incréée, qui rayonne dans tout l’Univers. Par conséquent, pourquoi et de quel droit limiter les christophanies, les apparitions du Christ, à notre petit monde, à nos façons de penser ? Il vaut la peine d’y réfléchir sans craindre de trahir notre foi, bien au contraire.

Pour reprendre une formule célèbre du Zen : « Si tu rencontres Bouddha, tue-le. » Sommes-nous capables de « tuer » le Christ que nous avons fabriqué – je ne dis pas Jésus – pour le retrouver enfin tel qu’il est en vérité ? Ce sera peut-être le prix à payer pour que son amour se déploie enfin sur le monde. feuille

Camille Jean Izard

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