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Numéro 199 - Mai 2006
( sommaire )

Cahier : Le football, miroir de la société

par Denis Müller

Quelques semaines avant la coupe du monde de football en Allemagne, Évangileet liberté propose ici une réflexion en prise sur l'actualité. Le jeu sportif, dans l’Antiquité, a souvent eu des rapports étroits avec la religion. Les jeux olympiques, créés en Grèce en 776 av. J.-C., étaient d’abord une cérémonie religieuse : la statue de Zeus était au centre du quadrilatère sacré d’Olympie. C’était aussi le cas des jeux rituels de balle au Mexique précolombien, et des courses sacrées des indiens d’Amérique du Sud.

Bien des pays peuvent revendiquer l’origine du jeu de balle au pied ; la Chine avec le tsu chu, plusieurs siècles avant notre ère, l’Égypte où un ballon de cuir a été trouvé dans une tombe, la Grèce où l’episkyros se jouait deux siècles avant J.-C., l’Italie avec l’harpastum romain, la Gaule enfin avec un jeu de balle druidique « seault » ou « soule ».

Stade de France à Saint-Denis lors du match France/Chypre, qualificatif pour la coupe du monde 2006

Stade de France à Saint-Denis lors du match France/Chypre, qualificatif pour la coupe du monde 2006

Aujourd’hui la passion du football se situe dans un contexte bien différent. La société contemporaine, dominée par l’économie de marché, demande aux individus d’être rentables et donc d’être les plus performants. Le paganisme moderne exige que les joueurs de football atteignent la dimension épique et lyrique des héros ! Comme dans beaucoup d’autres sports, la nécessité d’être le meilleur fait des ravages ; la peur de ne pas être à la hauteur conduit souvent au dopage, à la dépression ou à la drogue.

À quoi rime la passion de nombre de nos contemporains pour le football ? Ce jeu occupe-t-il une place laissée vacante par la politique ou par la religion ? Serait-il devenu la drogue dure des démocraties modernes, palliant le manque de projet de la société ?

Sans doute le football condense et théâtralise les valeurs fondamentales du monde actuel ; il exalte la performance, le mérite, la compétition entre « égaux » ; il valorise le travail d’équipe et la solidarité. Mais la chance y tient aussi une place singulière ; la figure du hasard plane sur les rencontres, rappelant que le mérite ne suffit pas toujours, sur le terrain comme dans la vie, pour devancer les autres. Le football donne une vision symbolique de nos sociétés, jusque dans ses aspects les plus noirs, hélas : corruption, dopage, chauvinisme, violence, racisme, haine. Et les sommes d’argent énormes qui entourent cette activité sont également un sujet intéressant de réflexion. Où est passé l’idéal de Pierre de Coubertin : « L’important c’est de participer » ?

Denis Müller raconte comment sa jeunesse a été marquée par le football, sa « première religion », qu’il aime et apprécie, malgré (ou à cause de) l’ambiguïté de ce sport. Il analyse la signification anthropologique et théologique du football.

Denis Müller est professeur d’éthique fondamentale et appliquée à la faculté de théologie protestante de l’université de Lausanne. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages, la plupart portant sur des questions d’éthique. Il a écrit l’an dernier un livre original sur Barth (Karl Barth, Le Cerf, 2005, 378 p., 32 € - en librairie). feuille
Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Le football : entre la violence et le sacré
un sport-spectacle révélateur de l’état du monde
par Denis Müller

« Les hommes, ayant perdu le paradis, se mirent à courir après une balle. »
Citation attribuée à Blaise Pascal
« Le football : une grâce proustienne à usage populaire. »
Marc Augé 1

« Le football n’est donc pas seulement un sport, c’est un point de vue sur la vie. »
Alain Ehrenberg 2

« L’équipe de football s’offre ainsi […] comme un symbole à très haut degré de plasticité
herméneutique où les individus projettent, en fonction de leur trajectoire, les rêves les plus contrastés d’organisation idéale de la vie collective. »
Christian Bromberger, 1987 3

Le football occupe, dans l’espace public mondial, un rôle de quasi-religion, qui a fait, comme tel, l’objet d’études sociologiques et historiques très éclairantes. Il est impossible d’en ignorer la dimension religieuse et la portée théologique.

Le football offre à notre regard des contradictions anthropologiques et socio-économiques significatives, qui exigent de la théologie de se poser avec une acuité particulièrement pénétrante la question d’une possible libération hors des aliénations de toutes sortes qui entravent l’accomplissement socio-humain des personnes et des institutions.

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Les critiques radicales

Le football fait souvent l’objet d’appréciations très négatives. Ainsi, étant donné son immense engouement populaire et le manque de distance critique d’une bonne partie de la presse et de l’opinion publique à son égard, le sport collectif, et singulièrement le football, a souvent été attaqué, notamment dans la tradition marxiste et post-marxiste, comme une version nouvelle de l’opium du peuple.

photo © Jim W. Parkin

photo © Jim W. Parkin

Cette approche, dans sa radicalité même, demeure cependant à mes yeux très partielle et en fin de compte assez partiale. Je suis d’avis qu’elle obéit en fait à un réductionnisme scientifique et politique, parce qu’elle ne parvient à éclairer que les côtés sombres de la réalité décrite. Des études sociologiques remarquables ont permis de surmonter ce réductionnisme. J’essaierai dès lors de mettre en évidence les présupposés anthropologiques qui sous-tendent semblable approche et de plaider pour une vision théologique plus différenciée, mieux à même, selon moi, de rendre compte de la signification humaine du football comme jeu, comme spectacle, comme compétition et comme symbole.

Cela fait bientôt cinquante ans que je hante les stades de football et que la passion de ce jeu à nul autre semblable m’habite malgré les déceptions et les remises en question récurrentes dues à différents événements ou changements en profondeur (violence dans les stades, hooliganisme, tricheries, corruption, mise en cause de l’arbitrage, dopage, commercialisation, médiatisation, mondialisation excessive, etc.). Il se joue pour moi, dans cette réalité socio-culturelle et médiatique, un rapport essentiel au père, au monde du travail, à la religion, à la violence, à la beauté et à l’éthique.

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Une histoire de généalogie

De nombreux auteurs ont noté à quel point l’amour de football peut s’ancrer, chez le jeune garçon, dans la suivance de son propre père. Il n’en a pas été différemment pour moi. Un de mes buts est de m’expliquer au sujet de cette corrélation, car je fais l’hypothèse que cet ancrage généalogique dans le rapport au père constitue un motif particulièrement marquant de mon engagement social et de ma vocation théologique.

photo © Jim W. Parkin

Football sur la plage. Photo Klementiev
© Fotolia.com

Le football a joué un rôle non négligeable dans ma socialisation, en parallèle avec mon éducation religieuse protestante assez conventionnelle et avec ma scolarisation. Mon père m’emmenait voir plusieurs matches chaque fin de semaine. Je me souviens avoir rédigé mes premières compositions françaises sur le thème du football, sous le regard parfois narquois de mes professeurs pour qui la chose semblait avoir quelque chose de primitif et de peu culturel. La pensée se noue dans la mémoire indélébile du désir de transcendance que les parents inscrivent de leur mieux au cœur de l’enfance. La méditation philosophique de Walter Benjamin me paraît à cet égard exemplaire. Il nous donne à penser, justement, le passage de la tradition à l’aventure et à l’ouverture.

J’allais avoir sept ans quand mon père, occupé à jardiner dans le potager de notre voisine d’alors, me raconta les exploits de l’équipe de Suisse, au Mondial de 1954, lors du quart de finale contre l’équipe d’Autriche. Menant 3-0 après 19 minutes de jeu, notre équipe nationale avait encaissé cinq buts d’affilée, avant de perdre sur le score rocambolesque de 7-5 (cela demeure à ce jour le plus haut score jamais atteint dans un championnat du monde). C’était la fin du fameux verrou défensif cher à l’entraîneur Karl Rappan. Ensuite, mon père me parla de l’équipe locale, modeste club de deuxième division, le FC Cantonal, qui jouait sur le stade de la Maladière, à la sortie est de Neuchâtel.

La Maladière (aujourd’hui détruit et en voie de reconstruction) pouvait accueillir à l’époque un maximum de 6 000 ou 7 000 spectateurs ; lors de certains matches décisifs, le petit stade était rempli comme un œuf. J’y ai passé parmi les plus beaux jours de ma vie. Je suis toujours retourné avec émotion sur ce lieu peuplé de souvenirs, où ont joué plus tard le Real de Madrid, Hambourg, Galatasaray ou Celtic Glasgow. Très vite, je me mis derrière les buts, du côté de l’Église catholique, un édifice baroque du début du siècle surnommé “l’église rouge”.

Mon père, justement, se tenait au pied de la tribune principale, sur les gradins réservés au public populaire. Pendant des années, il ne quitta jamais sa place attitrée, d’où il commentait le match de sa voix haute et goguenarde, encourageant son équipe inlassablement, provoquant l’adversaire, stigmatisant l’arbitre. Mon père, j’en pris mieux conscience à l’adolescence, était, comme beaucoup d’autres, un supporter chauvin et fanatique, souvent injuste, mais il savait la plupart du temps garder cet humour tonifiant qui semblait préserver en lui le reste de respect dû à l’adversaire. Et puis c’était mon père.

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Crucifixion et résurrection des supporters

Quand nous rentrions le dimanche en fin d’après-midi, un soir de défaite amère, nous avions l’esprit triste et abattu et nous rêvions plusieurs nuits de suite des buts manqués par notre centre-avant ou notre ailier gauche, du pénalty si injustement refusé par l’arbitre ou du poteau maudit qui était venu au secours du gardien adverse, par une sorte de Providence négative. L’écrivain Georges Haldas a admirablement dépeint ce mouvement de crucifixion et de résurrection qui scande la vie des supporters, entre le dimanche après-midi, la semaine de travail et le match suivant 4. J’ai ensuite retrouvé cette compréhension empathique de ma propre expérience sous la plume d’Alain Ehrenberg : « Ce théâtre de l’égalité est l’incarnation du sport dans sa version populaire 5 » ; « Le football n’est d’ailleurs qu’un des terrains d’élection de cette passion d’être soi-même 6 » ; les tags expriment « l’individualisme des exclus 7. »

Une de mes premières conversations avec mon père, celles dont j’ai gardé le souvenir le plus magique (je devais avoir sept ans), a porté sur le problème élémentaire suivant : je n’arrivais pas à comprendre comment il se pouvait qu’en opposant sur le terrain deux équipes de onze joueurs, il n’en résulterait pas un score éternellement nul et vierge. Je pense, avec le recul du temps, que ce sentiment d’une égalité parfaite, d’un 0 à 0 ininterrompu en sa virginité (les journalistes sportifs parlent toujours ici d’un score « nul et vierge »), devait procéder dans mon subconscient d’un idéal de justice encore assez abstrait, faisant fi des lois humaines du conflit et de la compétition.

Mon père n’était sans doute pas assez dialecticien ou stratège pour m’expliciter la logique ludique et agonistique du football, comme je pus le lire un jour sous la plume de Roger Caillois. Du moins je n’ai pas souvenir de sa réponse à ma question « métaphysique » : pourquoi un bon match de football se termine plutôt par 5 à 3 que par 0 à 0 ? Je suis tout récemment tombé sur une citation de Jean-Paul Sartre qui exprime, avec une sorte d’humour froid, cette expérience primale : « Au football, tout est compliqué par la présence de l’équipe adverse 8. » Ce qui est sûr, par contre, c’est que mon père a su me communiquer une passion incommensurable pour cette balle ronde qui court, qui court, et aussi, comme disait ma mère avec la sagesse populaire, « pour ces idiots qui lui tapent dedans ». Car par-delà le cirque et les jeux, c’est de lutte contre l’inégalité qu’il est question dans cette dramaturgie fondamentale.

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Un idéal de vie ?

Ma mère, qui ne pratiquait que fort rarement sa religion, se battait néanmoins beaucoup pour que j’aille régulièrement à l’École du dimanche et au culte de l’enfance. Cela conduisait souvent à des conflits avec mon père, parce que lui m’entraînait voir des matches non seulement le samedi matin et le samedi après-midi, mais également le dimanche matin (les juniors), le dimanche à 13 heures (les réserves), à 15 heures (la première équipe) et parfois même à 17 heures (les vétérans).

Il nous arrivait de voir cinq ou six matches par fin de semaine ! Cela formait système et n’avait aucun caractère de monotonie ou de répétition, contrairement à ce que pourraient penser des esprits non initiés au rite et à sa profondeur anthropologique et sociale. Nous étions en effet capables de repérer, chez les juniors, l’ailier qui allait bientôt venir renforcer l’équipe réserve, et de comprendre pourquoi tel joueur de la première, en méforme, n’était pas aligné lors du match de ligue nationale. Tels des défricheurs de talents, nous prenant pour des journalistes sportifs, nous suivions les destins et les trajectoires des joueurs, observions les stratagèmes de l’entraîneur, critiquant ses décisions, louant son sens tactique, discutant sa survie à la tête de l’équipe, spéculant sur son prochain remplacement.

En début de saison venait le temps béni des matches amicaux : nous découvrions les nouveaux transferts, nous demandant si ce gardien vêtu d’un splendide chandail jaune serait aussi spectaculaire en championnat, si cette nouvelle ligne d’attaque serait complémentaire, si ce joueur, venu de l’équipe voisine et rivale de Lausanne Sports, n’était pas trop âgé et trop souvent blessé pour tenir toute une saison. Déjà j’avais anticipé qu’avec l’âge, l’entreprise vous relègue soit dans des postes honorifiques, soit sur une voie de garage, quand elle n’a pas déjà décidé de vous transférer dans les ligues inférieures. Et ce n’est qu’en retrouvant, des années plus tard, telle ancienne gloire footballistique de mon enfance noyée dans l’alcool ou végétant comme tenancier de bar, que je me mis à saisir ce que sont en vérité les joueurs de football et les entraîneurs : des esclaves exposés à notre admiration et à notre cruauté, des symboles de la roue de la fortune et du destin impitoyable qui écrase les gens sous la nécessité de la production et des résultats. L’évolution actuelle de l’achat et de la vente de joueurs et d’entraîneurs, aussi surpayés que vite renvoyés en cas de défaites, est à cet égard typique.

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Une apparente religion populaire

Ces histoires de football, que connaissent bien les supporters du monde entier, peuvent sembler absurdes et dérisoires, pour qui les analyse d’un regard extérieur. Mais il y allait pour moi, comme pour tout afficionado authentique, de quelque chose de très profond, à la fois sur le plan affectif et sur le plan symbolique et rationnel. La comparaison avec le rite et la religion n’a rien d’abusif, toutes les études sociologiques et anthropologiques le montrent (Augé, Bromberger, etc.).

Il m’est apparu de plus en plus clairement, au fil de mon compagnonnage avec le ballon rond, qu’une part importante de ma socialisation religieuse et culturelle s’était constituée au contact du football, perçu à la fois comme un art total et comme le théâtre des inégalités en marche. J’ai souvent exprimé la signification de cette expérience fondamentale sous la forme d’une boutade : « Ma première religion, ma religion populaire, c’est le football. Je me suis converti sur le tard au christianisme, mais j’ai de fréquentes rechutes dans ma première religion. » Et je ne peux me dissimuler la déception éprouvée lorsque je constate les crises économiques et morales du football contemporain. En particulier, la mondialisation a créé d’immenses injustices sociales, beaucoup de supporters n’ayant plus les moyens de se rendre dans les stades. Les prochains championnats du monde, en juin 2006 en Allemagne, seront difficiles d’accès et marqués par une explosion des coûts et des mesures de sécurité face aux menaces de violences et de terrorisme. On aurait tort, cependant, d’en accuser uniquement le monde du football. On doit y voir, bien plutôt, un effet et un miroir de la démesure et de l’insécurité du monde actuel.

Le football n’est qu’une religion en apparence, une fausse religion ou, plus précisément, ce que Paul Tillich appelait une quasi-religion.

Le football, soulignons-le, n’est qu’une religion en apparence, une fausse religion, ou, plus précisément, ce que Paul Tillich appelait une quasi-religion. Pour être une quasi-religion, une réalité humaine doit conjoindre une sorte d’enfermement dans les contradictions de l’immanence et un appel d’air vers une transcendance. Pour le dire autrement, la passion du football risque sans cesse d’enclore dans une posture hétéronome la finalité authentiquement théonome du jeu. La plupart du temps, le football demeure soumis à la compétition brute et à la violence déshumanisante d’une pauvre imitation de la religion et de la beauté. Ce n’est que par à-coups et par intermittence qu’il laisse entrevoir le surgissement possible de la grâce et de la gloire.

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Le football comme expression paradigmatique de la modernité industrielle

Il est tentant d’établir une classification idéal-typique des sports afin de montrer en quel sens le football pourrait être considéré comme le sport le plus symptomatique et le plus achevé de la modernité. Je m’appuie ici sur une observation orale de Heinz Wismann, selon lequel il y aurait trois sortes de sports : les sports de combat ou de force, caractéristiques de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance (l’athlétisme ou la boxe) ; les sports d’affrontement collectif, ou sports d’équipe, ou encore sports de balle (football, rugby, football américain, handball, basketball, hockey sur glace et sur gazon), typiques de la modernité industrielle ; enfin les sports de glisse (ski, surf), liés à l’avènement de la post- ou de la sur-modernité. On le voit d’emblée, cette classification, si elle a quelque chose d’artificiel et de forcé comme tout idéal-type, rend compte d’une dynamique fort suggestive. Le fait que certains sports se tiennent à la marge ou à la limite des distinctions ainsi opérées ne fait qu’enrichir la pertinence de ces dernières. Ainsi, un sport comme le volleyball introduit un élément nouveau, le filet, qui signale une forme de passage entre la deuxième et la troisième catégorie, dans la mesure où le filet, tout en instituant une coupure fixe entre les deux camps de la modernité et en rendant ainsi l’affrontement et la violence des corps purement symboliques, reconfigure l’idée d’une habileté analogue à celle requise par le slalomeur ou le surfeur ; de même, le tennis reconfigure la fonction séparatrice et pacificatrice du filet, mais réintroduit de surcroît la ligne antique de la force athlétique. De leur côté, le ski et le surf déploient le filet sur la crête invisible et infinie de la piste ou de la vague, mêlant la solitude du coureur de fond avec le face-à-face symbolique, avec l’idée de parallélisme (comme le montrent bien les efforts des médias télévisuels superposant les deux descendeurs ou les deux slalomeurs sur une même piste resynchronisée par l’artifice du « replay »).

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Les racines des règles

Les historiens font souvent remonter les origines du football à l’Italie et à l’Angleterre. Mais Norbert Elias et Eric Dunning ont montré combien les sources médiévales anglaises du football sont délicates à manier. Les premières attestations documentaires du football sont liées à un régime d’interdictions, visant à contrer un jeu brutal et populaire. L’idée d’une corrélation entre la violence et la modernité industrielle comme facteur d’explication de la genèse du football est donc à relativiser. La première interdiction connue date de 1314. Au nom du roi Edward II, le lord-maire de Londres publie la proclamation suivante : « Alors que notre seigneur le roi s’en va vers le pays d’Écosse dans sa guerre contre ses ennemis et nous a recommandé particulièrement de maintenir strictement la paix […] et alors qu’il y a une grande clameur dans la cité, à cause d’un certain tumulte provoqué par des jeux de football dans les terrains publics, qui peuvent provoquer de nombreux maux – ce dont Dieu nous préserve –, nous décidons et interdisons, au nom du roi, sous peine de prison, que de tels jeux soient pratiqués désormais dans la cité 9. »

Au XIVe siècle, comme l’attestent d’autres textes semblables, ce football-là – très éloigné, on s’en doute, du jeu moderne que nous connaissons – cumule plusieurs dangers : gaspilleur d’énergie, il est une menace pour la paix. Ses risques s’étendent aussi bien au corps social qu’au corps humain proprement dit.

Les règles du football ont évolué avec souplesse, mais elles sont restées, pour l’essentiel, fidèles à leur intention première : permettre le jeu, tout en contenant la violence ; instituer la compétition, comme « mise en forme de la contradiction démocratique 10 », tout en instaurant un jeu avec des règles ; consacrer la règle, comme lieu de possibilité du jeu ; dépasser la compétition par l’esthétique. Ehrenberg a montré que le football, contrairement au tennis, offre la plus grande latitude interprétative à l’arbitre. On pourrait dire que l’arbitrage du football est le lieu de l’art herméneutique par excellence. On s’y éloigne en effet de tout positivisme juridique à consonance et de tradition élitaires. L’arbitre est responsable de son art. Rien ne saurait l’en déposséder, ni la presse, ni le public, ni même la vidéo, qui finira par s’imposer comme assistance ou comme aide à l’arbitrage (malgré les résistances de la Fédération internationale de football), mais qui ne se substituera jamais au jugement de l’arbitre. L’arbitre, solitaire, est une sorte d’artiste et d’herméneute sécularisé des temps modernes. Il est la figure par excellence de l’éthique dans un monde menacé de violence et d’intolérance 11.

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Un nouvel esclavage (les managers de joueurs) 12

Les joueurs de football professionnels, pour la plupart, ne s’appartiennent plus. Les plus célèbres d’entre eux, un Zidane, un Beckham, un Ronaldo, sont richissimes, mais n’ont pas l’air de s’en apercevoir et d’avoir le temps de réfléchir à ce qu’ils feront « après ». Pour quelques glorieux champions qui feront – peut-être ! – une juteuse après-carrière, comme entraîneur, journaliste ou manager de joueurs, combien de vies brisées ou réduites à l’oubli, une fois tues les clameurs de la foule ?

Depuis quelques années est apparue une nouvelle industrie : les managers de joueurs. Depuis l’arrêt Bosman, qui a libéralisé la circulation des joueurs, on pourrait penser que ces derniers se sont enfin détachés de l’influence des clubs, qui auparavant se les échangeaient comme des marchands de bétail. En fait, ils sont entrés dans le tourbillon du marché néo-libéral : leur valeur et leur avenir sont fixés via des intermédiaires, les managers, qui constituent au fil des ans des « écuries » de joueurs. La mondialisation, liée à la médiatisation, a fait des matches et des compétitions, notamment au niveau continental et international, l’enjeu de luttes économiques et nationalistes sans pitié. En Afrique, en Asie et en Amérique latine, comme en Europe, la corruption des clubs, des joueurs et des arbitres est une menace constante sur l’idéal sportif revendiqué et claironné. Le football international passe par les mêmes turpitudes que l’olympisme ou que le cyclisme professionnel. Lui non plus n’échappe pas, contrairement à ce que l’on a pu penser, aux risques du dopage 13.

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Un jeu, une compétition, un spectacle, un symbole

La signification anthropologique et théologique du football peut se ramener à quatre dimensions constitutives et complémentaires.

  • Il s’agit d’un jeu, qui rappelle la structure enfantine de l’existence, en nous replaçant devant la fondamentale gratuité de notre être-au-monde. Courir après une balle, surpasser l’adversaire, faire preuve d’astuce, réaliser son but : voici autant de performances créatrices qui consonent avec la finalité du monde.

    Buts sur la plage. Photo Norman Pogson © Fotolia.com

  • Mais il s’agit aussi d’une compétition, réclamant un vainqueur et un vaincu, et mettant par conséquent en scène une certaine violence symbolique. Dans le monde industriel et commercial, accentué par la mondialisation contemporaine, cette compétition purement sportive est devenue une compétition unissant la quête du prestige national et la nécessité impérative du rendement économique. C’est en même temps une compétition typique du mode masculin de domination, appelant à sa libération par une nouvelle relation du pôle masculin et du pôle féminin.
  • Ce jeu compétitif est un spectacle, dans le double sens du terme : un match de football est une tragédie au sens aristotélicien du terme, puisque le « spectateur engagé » y trouve matière à purification et à crainte (katharsis et phobos), autrement dit à une épuration de ses pulsions d’accomplissement et à une sublimation de ses angoisses de mort ; mais un match de football est aussi le déroulement spectaculaire et spéculaire de la lutte pour la vie, du combat à mort entre les forces de destruction et les forces de solidarité qui divisent le monde socio-humain.
  • En fin de compte, le football est le symbole de l’ambivalence fondamentale de l’être humain, écartelé d’une part entre sa solitude et son besoin de solidarité, d’autre part entre son affirmation de soi-même comme un autre et son désir d’anéantir l’autre comme obstacle sur le chemin de son auto-réalisation.

Accomplissement et destruction, altruisme et égoïsme, création et violence, eros et thanatos, habitation et décomposition du monde : le football ne serait-il pas une formidable parabole de notre destinée individuelle et collective, dans son ambiguïté constitutive, expression d’un partage jamais résolu entre le désir de bonheur et le retour cyclique du malheur et des inégalités ? feuille

Denis Müller

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NOTES

  • 1. Marc Augé, « Football : de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat 19 (février 1982), p. 67.
  • 2. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 55.
  • 3. Cité par Alain Ehrenberg, op. cit., p. 54.
  • 4. Georges Haldas, La légende du football, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989.
  • 5. Alain Ehrenberg, op. cit., p. 28.
  • 6. Ibid., p. 50.
  • 7. Ibid.
  • 8. Cité par Michel Guerrin, « L’autre planète foot », Le Monde des Livres, 31 mai 2002, p. VII, à propos de l’ouvrage Magnum Football.
  • 9. Cité par Elias et Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p. 240.
  • 10. Ehrenberg, op. cit., p. 39.
  • 11. Voir tout récemment Tony Chapron : « L’arbitre et ses fonctions éthiques », Éthique publique (Montréal), automne 2005, vol. 7, n. 2, pp. 125-132.
  • 12. Voir ici les travaux de Patrick Mignon : La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1999 ; « L’argent du football », Pouvoirs 101 (2002), pp. 89-104.
  • 13. Cf. le numéro entier de la revue Éthique publique d’automne 2005, cité plus haut, intitulé L’éthique du sport en débat. Dopage, violence, spectacle.

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