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Numéro 198
Avril 2006
( sommaire )

Questionner

Laurent Gagnebin propose ici à notre réflexion, et en s’inspirant d’Albert Schweitzer, la troisième et dernière partie de la conférence (« Un christianisme sans révélation ? ») qu’il a donnée le dimanche 15 octobre 2005 aux Journées du protestantisme libéral à Agde.

Être chrétien sans la « foi » ?

La notion et la réalité de la Révélation présupposent ou appellent nécessairement la foi. L’athée et l’incroyant ne voient nulle Révélation de Dieu dans la Bible, en Jésus, dans l’histoire ou dans la nature. « Quand Dieu se révèle, il se cache », affirme-t-on souvent. Cela pour dire que Dieu se révèle au seul regard de la foi et qu’il se cache à la raison, celle des historiens et des scientifiques, par exemple. D’ailleurs, quand la Bible déclare « Dieu a dit », on ne saurait oublier que c’est un homme, un croyant, qui me le dit. La foi, par conséquent, est-elle une condition sine qua non pour accéder à la vérité chrétienne ? Est-elle une sorte d’écran qui empêche d’aller à Jésus celles et ceux qui désirent le rencontrer et cela en dehors du cadre d’un credo préalable ? Les hommes et les femmes de bonne volonté, mais agnostiques, doivent-ils croire à la Révélation divine pour suivre Jésus ? C’est en pensant à eux que j’aimerais évoquer ici la possibilité d’un accès à la vérité évangélique sans le saut premier de la foi. Cette vérité ne saurait être enfermée dans une foi qui la confisquerait, les « croyants » et les « chrétiens » en ayant seuls une connaissance possible.

Vérité chrétienne et réflexion

C’est Albert Schweitzer qui, dans toute son entreprise théologique et philosophique, avec un souci apologétique très marqué, a sans cesse montré que l’Évangile et le christianisme peuvent parler à tous, croyants ou non, mais cela dans le cadre d’une réflexion exigeante et non pas en se contentant de la seule foi. La vérité chrétienne peut et doit ainsi être fondée par et dans la pensée. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un possible et tentant confort des croyances et du croire, à l’abri des interpellations critiques. Une foi authentique ne saurait se confondre avec un repli paresseux et frileux dans une tour d’ivoire. La vérité évangélique peut devenir, au contraire, une nécessité de la pensée. Albert Schweitzer écrit que « les vérités fondamentales du christianisme doivent se confirmer à la réflexion » (Souvenirs de mon enfance). C’est dire que théologie et philosophie ne se contredisent pas fondamentalement, mais que la deuxième peut confirmer la première. Schweitzer affirme encore que, dès sa jeunesse, il a eu « la conviction que toute vérité religieuse doit, en dernière analyse, s’imposer également à l’esprit comme une vérité nécessaire » (Les religions mondiales et le christianisme). Ce que nous croyons doit être non pas prouvé, mais crédible ; il y a là un appel à l’intelligence et à une compréhension possible. « Penser la/sa foi », comme aime le dire André Gounelle, n’est pas superflu ; c’est une démarche qui la renforce et la légitime, qui l’accrédite auprès de ceux qui ne la partagent pas avec nous.

Henri Persoz, membre du Comité de rédaction d’Évangile et liberté, me fit remarquer un jour que la plupart des prédications de Schweitzer opéraient un long détour, d’ordre philosophique ou simplement éthique, avant de retrouver le texte biblique étudié, mais en ayant ainsi pris soin de le conforter par une réflexion d’ordre rationnel. Dans une telle perspective, l’ennemi du christianisme n’est donc pas, selon Schweitzer et comme on le pense trop souvent, l’athéisme ou le rationalisme critique, mais bien le refus d’une pensée dont le christianisme a besoin. On comprend mieux alors comment Schweitzer a pu écrire ces mots à première vue surprenants : « Quant à moi, je sais que je dois à la pensée d’être resté fidèle à la religion. » (Ma vie et ma pensée) Il y a par conséquent un accès possible à l’Évangile en passant par un travail de l’esprit sans l’a priori d’une foi inséparable d’un donné révélé.

Jésus « modèle »

Je comprends également celles et ceux qui se disent chrétiens en reconnaissant en Jésus un sage ou, selon l’expression insistante d’Alexandre Vinet (1797-1847), un modèle. « Jésus a parcouru le pays en faisant le bien » (Ac 10,38 ) ; une telle affirmation n’est pas indifférente dans la bouche de Pierre. Elle peut inspirer fidèlement ceux qui se demandent jour après jour : « Que ferait Jésus à ma place ? » L’exemple de Jésus « faisant le bien » nous mobilise et nous porte.

« C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples », déclare Jésus d’après l’évangile de Jean (13,35). « C’est à l’amour », et non pas à un credo, à des croyances, à des doctrines, des dogmes, des cultes, une piété… L’homme de la rue le sait bien d’ailleurs, lui qui cite sœur Emmanuelle, l’évêque anglican Desmond Tutu, Martin Luther King, l’abbé Pierre, Albert Schweitzer, entre autres, quand on lui demande de désigner de vrais chrétiens. Il donne ces noms-là parce qu’ils représentent pour lui des témoins de l’amour du prochain : des pratiquants qui mettent l’Évangile en… pratique. Une telle foi n’est pas croire, en l’occurrence, à une Révélation surnaturelle, mais une foi-confiance qui nous lie à Jésus sur les chemins de la charité.

Le protestantisme enseigne que nos œuvres ne sont pas salutaires assurément. Elles n’en sont pas moins nécessaires et centrales, décisives. C’est un des paradoxes du protestantisme de soutenir que l’amour du prochain est essentiel, mais que cet essentiel ne nous sauve pas.

Agir et croire

Il ne s’agit pas seulement de dire que notre foi doit avoir des conséquences pratiques et conduire à l’agapè, voire à un christianisme social. Cela est certes de la plus haute importance. Mais prêcher ainsi que la foi doit se traduire en actes suppose que l’on s’adresse à des croyants, que l’on fait donc de la foi des auditeurs un préalable ou une donnée qui va de soi. Il s’agit aussi de leur dire l’inverse, à savoir que des actes peuvent conduire à la foi. Albert Schweitzer déclare ainsi de manière assez étonnante dans un sermon du 19 novembre 1905 à St Nicolas (Strasbourg) au sujet de Jésus, mais en s’adressant aussi aux incroyants et tenant compte du doute qui nous habite : « Si tu veux croire en lui, commence par faire quelque chose en son nom. Dans notre époque de doute, il n’y a pas d’autre voie pour arriver à lui. » (Vivre, Albin Michel). Schweitzer ne parle pas ici de la foi qui nous pousse à agir, mais d’une action qui nous oriente vers la foi. Il ne parle donc pas d’une foi ou d’une mystique couronnée par une éthique, mais bien d’une éthique s’épanouissant et s’accomplissant dans une mystique, selon des termes qui lui sont chers. Il utilise dans son livre intitulé Les grands penseurs de l’Inde l’expression combien significative de « la mystique née de l’éthique ». La foi n’est pas ici première ; elle est un aboutissement. Dans une lettre du 25 septembre 1903, il écrit à celle qui deviendra sa femme ces mots dont l’ordre peut surprendre : « Je crois, parce que j’agis. » (Albert Schweitzer et Hélène Bresslau, correspondance 1901-1905). Il ne dit pas en effet, ce qui nous paraîtrait pourtant tout à fait logique : « J’agis, parce que je crois. » Pour lui, c’est l’action, dans la foulée et les pas de Jésus, qui peut nous entraîner à la foi ; l’action est déjà, à la suite de Jésus, par son risque, sa liberté, sa décision, sa détermination et sa volonté, un courage d’être, pour reprendre les mots que Paul Tillich utilise pour désigner le croire.

J’aimerais citer, pour conclure, cette affirmation lumineuse de la première Épître de Jean : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. » (4,7) Ce « quiconque », qui revient d’ailleurs 14 fois dans cette Épître, est capital. L’auteur ne dit pas tout croyant ou tout chrétien, mais en dépassant les cadres de la foi, du christianisme et des religions, il dit nettement « quiconque ». Surtout, il ne déclare pas que celui qui est enfant de Dieu et le connaît va aimer, mais bien l’inverse, à savoir que tout être aimant connaît Dieu. On passe bien ici de l’éthique (aimer) à la mystique (connaître Dieu). Dans une telle perspective, c’est l’agapè qui a une dimension divine et nous fait entrer en communion avec l’Éternel. Quel universalisme ! Ne sommes-nous pas là au cœur d’une action où la charité est déjà le chemin, voire l’être même, de la foi ? feuille

Laurent Gagnebin

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