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Numéro 197 - Mars 2006
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Notre société est en crise. Politique, économie, Églises perdent pouvoir et crédibilité. Les repères traditionnels disparaissent. Céline Ehrwein, assistante en Éthique à la Faculté de Théologie de Berne (Suisse), nous propose une réflexion sur cette crise, conséquence de la rupture de la tradition, et avec laquelle nous allons devoir vivre.

Risques et chances de la rupture de la tradition

Nous vivons dans un monde en crise. De nombreux éléments sont là pour en témoigner : nos structures sociales s’effondrent ; nos systèmes politiques s’essoufflent et perdent en crédibilité ; quant au milieux économiques, malgré leur apparente vitalité, ils se retrouvent de plus en plus souvent placés sous les feux de la critique. La religion n’échappe pas à ce mouvement. L’autorité des Églises et la pertinence de leur message sont toujours plus contestées. La crise n’est d’ailleurs pas seulement institutionnelle. Elle travaille en profondeur nos convictions morales, philosophiques et religieuses. Aujourd’hui, plus rien ne se donne à nous de manière évidente. Il semble que nous ayons perdu la confiance que nous avions dans les hommes et le monde, et qui nous permettait d’affronter le présent et l’avenir avec un certain optimisme.

La confusion des domaines public et privé comme source de la crise

Ce constat, la philosophe Hannah Arendt le faisait déjà dans les années 50-60, lorsqu’elle rédigeait les différents articles qui composeront son ouvrage La crise de la culture (Paris, Gallimard, 1972). « Le fil de la tradition est rompu », ne cesse-t-elle de répéter au cours de son œuvre, et cette rupture est étroitement liée à la confusion des différents domaines de l’existence humaine. La séparation, encore valable dans l’Antiquité, entre l’espace privé (dans lequel les relations s’organisent de manière essentiellement hiérarchique et auquel appartiennent la famille, le travail, mais aussi en partie la religion) et la sphère publique (lieu par excellence de l’égalité et de la liberté) s’est progressivement estompée au cours des siècles, provoquant finalement la perte totale de sens de la vie politique et, par suite, l’effondrement de l’ensemble des institutions humaines (éducation, culture, religion, etc.). Cette confusion se manifeste entre autres au travers de l’importance que prennent aujourd’hui les questions économiques (autrefois gérées au sein de l’espace privé de la maisonnée) dans les débats politiques, mais aussi au travers de la prolifération des émissions télévisées qui étalent au grand jour la vie intime des gens.

Une rupture irréversible et déstabilisante

Aux yeux d’Arendt, la rupture de la tradition est totale et définitive. Il est donc inconcevable de vouloir revenir en arrière. Le système de pensée et les institutions mis en place par nos prédécesseurs se sont entièrement écroulés et se présentent à nous de manière totalement fragmentée. Mais il serait tout aussi illusoire de prétendre que nous pouvons continuer à agir comme si rien ne s’était produit. Car avec la tradition, nous avons perdu les repères qui nous guidaient dans le présent et qui nous indiquaient la voie à suivre pour construire le futur. Les faits et gestes de ceux qui nous ont précédés ne forment plus un bel ensemble cohérent, faisant d’emblée sens pour nous et que nous pouvons nous contenter de reprendre et de poursuivre. Notre situation est donc extrêmement fragile et précaire. Sans tradition à laquelle nous raccrocher, nous risquons constamment de nous égarer et de nous engager dans une fausse direction.

Pourquoi dès lors, dans un tel contexte, nous préoccuper encore du passé ? Pourquoi faire appel aux expériences de ceux et celles qui nous ont précédés quand ce qu’ils ont vécu semble tellement déconnecté des problèmes qui se posent à nous aujourd’hui et des défis qui nous attendent demain ?

Des racines pour résister au mal…

Pour deux raisons. Tout d’abord, parce que la perte de cohérence du passé n’implique pas que celui-ci n’ait plus rien à nous dire. Ce dernier, bien qu’affecté par la rupture de la tradition, reste une réalité bien vivante. Il est là, comme ce qui nous précède toujours nécessairement. Ensuite, parce que renoncer à nous intéresser au passé signifierait nous priver d’un élément essentiel, à savoir « la dimension de la profondeur de l’existence humaine » (Voir Hanna Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture, p. 125).

Or, une telle perte serait catastrophique. Le regard que nous posons sur les faits et gestes de nos prédécesseurs constitue en effet un rempart contre le mal et, en particulier, contre le mal totalitaire qui, comme le relève Arendt, possède la caractéristique d’être sans racine. Le mal extrême se répand sur la terre comme une mauvaise herbe et imprègne notre quotidien sans que nous ayons eu le temps de nous en rendre compte. Certes, le faire-mémoire du passé ne nous protège pas et ne nous protégera jamais définitivement de la folie dévastatrice des totalitarismes. Il nous offre néanmoins un ancrage dans le monde qui, en certaines circonstances, peut nous aider à résister à l’esprit du temps qui parfois nous entraîne là où nous n’aurions jamais dû aller (« Question de philosophie morale », in Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 121s).

… et agir avec confiance dans le monde

Le regard porté sur les faits et gestes de nos prédécesseurs comporte en outre un autre avantage. L’histoire, comme le rappelle Arendt, est le témoin privilégié de la capacité des hommes à donner naissance à un monde et à le préserver. Il rassemble le récit de ceux qui, avant nous, surent faire preuve d’initiative, fonder des institutions durables et contrer ainsi la ruine de la société à laquelle ils appartenaient (la fondation de Rome après la destruction de Troie, l’élaboration de la Constitution américaine faisant suite à la période coloniale, l’émergence d’une Afrique du Sud multiraciale et démocratique en réponse à des décennies de politique d’apartheid, etc.).

L’héritage judéo-chrétien n’est pas en reste. Au-delà de son intérêt pour la dimension intime et contemplative de la foi, celui-ci contient également de nombreux exemples soulignant la faculté des hommes à agir et à s’engager dans le monde afin de rompre le cours apparemment fatal des événements. Ainsi, en va-t-il du récit biblique de l’exode qui rappelle que l’esclavage et l’oppression ne sont pas les derniers mots de l’histoire car les hommes possèdent cette faculté unique de pouvoir créer ensemble un monde nouveau et s’opposer par là même à la logique déterministe qui imprègne leur vie.

Porter comme chrétien un nouveau regard sur notre héritage spirituel et ecclésial

L’effondrement de la tradition est déstabilisant. Et, nous l’avons dit, il n’est ni possible ni souhaitable de réhabiliter le système politique, philosophique et spirituel de nos prédécesseurs : nous devons apprendre à vivre avec la crise et avec l’instabilité qui l’accompagne.

Cette situation n’est cependant pas que négative. Elle est aussi pour nous une véritable chance. La rupture de la tradition nous donne l’occasion de redécouvrir à nouveaux frais notre passé et les trésors qu’il contient. Elle porte en elle l’invitation à faire retour sur notre histoire de manière entièrement neuve, et à initier dans nos pratiques ecclésiales (culte, catéchisme, formation pour adultes, etc.) un faire-mémoire de notre héritage qui ne soit plus encombré par le poids d’une tradition qui nous dictait comment comprendre le monde et nous y mouvoir.

Il ne s’agit cependant pas ici, comme nous le faisons trop souvent, de nous contenter d’un rappel des récits bibliques. Mais il est essentiel que nous entrions dans un véritable travail individuel et communautaire portant sur l’ensemble de notre histoire spirituelle et religieuse (histoire vétéro et néotestamentaire bien sûr, mais aussi histoire des Pères de l’Église, de la Réformation, de la Résistance protestante pendant la 2e guerre, etc.). Si nous voulons que cet exercice soit fructueux, nous devons en outre oser mettre en évidence (sans les confondre) non seulement la dimension individuelle, privée et fraternelle de notre foi, mais aussi sa dimension proprement publique et politique. Ce faisant, nous retrouverons peut être la foi dans le monde et dans la faculté que Dieu nous a donnée d’interrompre le cours des événements et de poser de nouveaux commencements. feuille

Céline Ehrwein

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