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Numéro 197 - Mars 2006
( sommaire )

Cahier : Christianisme et écologie

par Jean-Paul Sorg

L’écologie est l’étude des milieux où demeurent les êtres vivants, et du rapport de ces êtres entre eux, et avec le milieu. C’est une science récente. Si les premières idées datent du XVIIIe siècle avec Linné, Buffon, puis Malthus, ce n’est qu’au XXe siècle qu’elle se développe avec René Dumont, Jacques Ellul ou Ivan Illich. À partir des années 1970, le développement du programme nucléaire français et la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle (1974) propulsent l’écologie à sa place actuelle, aux côtés de la politique et de l’économie (même racine grecque oikos, maison, habitat), auxquelles elle est étroitement liée.

Rapport des êtres entre eux : avec un égoïsme monstrueux, les pays développés vivent au-dessus de leurs moyens, au détriment des pays pauvres. Le monde entier ne pourra pas atteindre notre niveau de vie. Il faudra donc le réduire, ou justifier (par la force ?) l’écart de richesse grandissant entre le Nord et le Sud.

Rapport des êtres avec le milieu : le pillage actuel des combustibles fossiles augmente dramatiquement la proportion de gaz carbonique dans l’atmosphère, et laisse craindre que la Terre devienne rapidement invivable, par simple augmentation de sa température. Le recours au nucléaire n’est pas plus rassurant avec les accidents possibles, le problème non résolu des déchets radioactifs, et la dissémination inévitable d’armes nucléaires un peu partout dans le monde. La catastrophe de Bhopal (1984), l’explosion d’un réacteur nucléaire à Tchernobyl (1986), et le naufrage de quelques pétroliers géants accroissent l’audience et la crédibilité des « écolos » que l’on traitait de « doux rêveurs » quelques années auparavant.

Une véritable réflexion sur notre façon de vivre « en harmonie avec l’humanité et avec la nature » est donc de plus en plus urgente. Cette réflexion a-t-elle quelque chose à voir avec Dieu ? Certainement ! Dès la Genèse, l’homme est présenté comme le gardien de la création (Gn 2,15) que Dieu trouve bonne (Gn 1). C’est exactement le contraire que l’on observe actuellement : l’homme se conduit comme un envahisseur barbare en pays conquis, épuisant les réserves naturelles au risque de sa propre vie, pour satisfaire son appétit de richesse et de puissance.

Jean-Paul Sorg nous présente dans les pages suivantes une réflexion sur l’écologie et sur la responsabilité particulière des chrétiens. Jean-Paul Sorg est professeur de philosophie, vice-président de l’Association des amis d’Albert Schweitzer, rédacteur en chef des Cahiers Albert Schweitzer et de la revue Études Schweitzeriennes, et membre du Mouvement Écologique Indépendant. feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Christianisme et écologie. La fin du monde ?
par Jean-Paul Sorg

« Maintenant, lorsque le maître de la vigne viendra,
que fera-t-il à ces vignerons ? Ils lui répondirent :
Il fera périr misérablement ces misérables,
et il affermerala vigne à d’autres vignerons,
qui lui en donneront leproduit au temps de la récolte. »
(Matthieu 21, 40-41)

« Nous n’héritons pas la Terre de nos parents ;
nous l’empruntons à nos enfants. »

Si on est sérieux, on ne peut escamoter aujourd’hui l’hypothèse de la possibilité d’une assez rapide fin du monde : fin du monde humain sur la planète Terre avec, déjà en cours, l’extinction d’un très grand nombre d’espèces vivantes, végétales et animales. Au rythme des bouleversements actuels, 30 % des 10 millions (approximativement) d’espèces subsistantes pourraient disparaître dans les cinquante ans à venir. L’humanité porte la responsabilité de cet écocide. Elle est coupable. Devant quel tribunal de l’univers comparaîtra-t-elle un jour ?

Les faits sont connus, ainsi que les tendances. Ils sont mesurés, enregistrés. C’est la science qui parle ! Des graphiques montrent la « progression » exponentielle des dégradations, des réchauffements ou des raréfactions, des périls. Plusieurs ouvrages récents apportent les mêmes preuves et lancent des cris d’avertissement. Leurs auteurs jouissent d’une certaine autorité et de la notoriété. Hubert Reeves, avec Frédéric Lenoir, a publié Mal de Terre en 2003 ; Nicolas Hulot, Le syndrome du Titanic, en 2004 1. Sans être des best-sellers, ce sont des succès de librairie. L’information se répand. Et pourtant, les opinions publiques ne sont pas ébranlées, les comportements des consommateurs et usagers changent très peu, les politiques ne bougent guère.

Se pose à nous la plus désespérante des questions : pourquoi donc, voyant ce qu’il faut changer, ne le faisons-nous pas ? Fossé (fosse !) entre les pensées et l’action, entre les intentions et les moyens d’entreprendre ! La faiblesse humaine générale. Notre faillibilité. Cette donnée anthropologique-là ? En langage théologique : le péché originel ? Où il y a une pensée claire, il y a une volonté ? Où il y a une volonté, il y a un chemin ? Ce n’est pas si facile.

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Logos et eschatologie

L’humanité a souvent imaginé sa fin, par suite de ses fautes, parce que des hommes ont « corrompu la terre et l’ont remplie de violence ». Le livre 6 de la Genèse rapporte ainsi qu’un déluge de quarante jours eut lieu, qui « extermina de la face de la terre l’homme » et jusqu’au bétail, jusqu’aux reptiles et oiseaux du ciel. Il y eut des rescapés, pour témoigner, pour raconter, sinon rien n’eût été, et Dieu ensuite reprit son œuvre, recréa les conditions de vie. En moins bien peut-être, car il fit de l’homme et de différentes autres espèces des carnivores (Gn 9,3-5).

D’où vient aux hommes l’idée de la disparition de leur espèce ? D’où leur vient cette manière eschatologique de penser leur histoire ? Idée innée de la finitude ? Tout ce qui naît est destiné à périr… Trace dans leur inconscient de grandes catastrophes qui effectivement avaient mis fin à un règne du monde ou une phase déterminée de l’évolution de la vie ? Les géologues distinguent dans l’histoire de la Terre plusieurs épisodes d’extinction biologique, dont la dernière serait celle des dinosaures. Les humains, pas encore « nés », encore dans le stade lémurien, n’ont pu être témoins de ces moments « apocalyptiques », certes, mais supposons une sorte de mémoire phylogénétique… Fantaisie ? Quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera pas de trouver dans la conscience (la psyché) humaine une expérience des catastrophes, condensée en une notion, et sur cette base, par extrapolation, l’anticipation mentale d’une fin dernière.

Les cataclysmes au cours des âges ont été des événements naturels, cosmiques : déluges, éruptions volcaniques, séismes, mais dans l’incapacité de concevoir l’absurdité d’un pur accident, sans intention, les hommes ont imaginé une colère divine et un châtiment mérité. Pour l’expliquer, ils se sont jugés eux-mêmes coupables et il est vrai toujours qu’ils n’ont pas été parfaits, qu’ils ont enfreint les commandements et commis des crimes. « L’Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre 2… »

Pourquoi, depuis la nuit des temps, les hommes ont-ils toujours vécu sous la terreur céleste, ont-ils toujours réactivé en eux ce sentiment et se sont-ils sentis obligés de « payer » leur existence en pratiquant des sacrifices ? Ce sont des données anthropologiques. Si l’homme moderne n’arrive pas à les comprendre de l’intérieur et s’en croit libéré, pour son compte, il doit cependant les reconnaître comme réelles, comme historiques.

Depuis peu, depuis la bombe d’Hiroshima en fait, on sait que l’humanité peut elle-même, avec les moyens techniques qu’elle a développés, mettre un terme à son aventure. Ce ne sont plus seulement les accidents de la nature, interprétés comme des colères de la divinité, qui peuvent provoquer cette issue funeste, mais des accidents en quelque sorte politiques, un accès de folie, un emballement militaire. Einstein, Camus, Sartre, Heidegger, Jaspers et bien d’autres contemporains d’Hiroshima, puis de la course aux armements, ont souligné le tragique de cette absolue nouveauté dans l’histoire de l’humanité et… de la planète.

Schweitzer aussi, en 1950 : « Nous faisons l’expérience d’une possible fin de l’humanité. La puissance que par les conquêtes de la science et de la technique nous avons accumulée entre nos mains est telle que la question pour l’humanité est de savoir si elle trouvera en elle la vertu d’utiliser tous ces moyens à des fins purement constructives ou si elle les emploiera à s’anéantir. Aussi longtemps qu’elle n’avait disposé que d’une puissance de destruction limitée, on pouvait garder l’espoir que des appels à la raison et à la réflexion limiteraient la catastrophe. Mais sa puissance ne cessant de s’accroître et perdant toute mesure, cette illusion n’est plus soutenable 3. »

Le risque d’un anéantissement nucléaire quelque peu écarté (mais non annulé) par la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’un des deux blocs en possession d’un arsenal atomique, l’humanité consciente n’a néanmoins pas le temps de souffler et de reprendre réellement confiance en son destin. Car depuis une trentaine d’années se précisent de plus en plus et se rapprochent plusieurs maux planétaires, dont l’industrie et la vanité des hommes sont la première cause : le réchauffement climatique, l’aggravation de l’effet de serre, la fonte des glaciers, la montée des eaux (déluges en perspective), la désertification, la raréfaction de l’eau potable, les pollutions chimiques, la réduction des terres arables et des ressources halieutiques, l’amenuisement des richesses minières et des gisements de pétrole.

Le diable a décidément plus d’un tour dans son sac ! Si l’humanité par chance évite une conflagration nucléaire, elle échappera plus difficilement à l’effet cumulatif de ces maux divers, d’abord insidieux, maintenant patents, qui sont des maladies, des usures, des détraquements du système organique de la Terre dont la vie des hommes fait partie.

Toutes les données chiffrées dont on dispose et l’observation des comportements humains poussent au pessimisme, au fatalisme, à un insupportable catastrophisme. Les sommets de Rio (1992) et de Johannesburg (2002) ont sonné l’alarme, mais n’ont pas été suivis d’effets sensibles. Le sommet de Kyoto (1997) sur les émissions de gaz à effet de serre s’est soldé par des échanges de « permis de polluer ». Sept ans plus tard, on constate que l’Union européenne, qui avait signé, est loin d’atteindre les objectifs du Protocole. En 2003, les émissions ont augmenté de 2,8 % dans les ménages et les services, de 2,1 % dans l’industrie et de 0,7 % dans les transports. Tout continue donc à augmenter, donc à s’aggraver. Or, on sait que même si le Protocole était respecté par la plupart des pays industrialisés, cela ne serait pas suffisant pour arrêter les processus de réchauffement. De quoi se décourager, n’est-ce pas ?

Tout le monde sait, mais en vain. On admire le combat de Nicolas Hulot, de Hubert Reeves ou d’Albert Jacquard et d’autres 4 contre le pessimisme, on est ému par leur courage, leur détermination à proposer des solutions, leur appel à la raison et à la liberté. Ils ne baissent pas les bras. « Notre avenir est entre nos mains », disent-ils. Le logos qui œuvre dans les discours incline à l’espérance « malgré tout ». On ne saurait demeurer longtemps, sauf à faire spécialement de la littérature, dans la noirceur, la désespérance, le nihilisme finalement. Les vrais désespérés ne chantent pas, ils se taisent.

On est frappé cependant par une convergence qui nous tire vers le bas, et non vers le haut. La situation écologique de la planète, devenue critique, nous commande des politiques de décroissance ou, disons-le, d’austérité, de vraie « économie ». Or, en même temps, les quatre cinquièmes de l’humanité vivent dans la pauvreté, sinon la misère, la famine, et ces hommes, victimes d’une injustice mondiale, manquent des biens les plus élémentaires. Pour satisfaire leurs « légitimes » besoins, il paraît indispensable de poursuivre l’expansion ou le développement, donc l’exploitation (par exemple, l’exploitation des forêts, c’est-à-dire la déforestation, comme au Brésil…). Relative opulence dans quelques régions du monde, misère, sous-développement, dans les autres. La solution ne saurait consister à simplement partager le gâteau existant, comme elle ne peut consister à le multiplier.

Et devant ce double problème de l’équilibre écologique et de la justice sociale, il faut redouter le reflux, la détérioration des ressources ou énergies spirituelles. L’humanisme ne progresse pas. Les « humanités », qui pourraient nous armer spirituellement, philosophiquement, reculent, sont plutôt méprisées, au profit d’une culture principalement technologique et de consommation de masse. Écoutez les conversations de « nos » jeunes ! Quant aux religions, ou elles déclinent, jusqu’à disparaître entièrement des consciences et des mœurs, ou elles fanatisent et enivrent. Rares les lieux et les communautés où elles éclairent et fortifient les âmes, où elles pourraient efficacement prêcher les vertus d’humilité et de renoncement dans la joie. Mais sans ces vertus, comment les hommes accepteront-ils demain les nécessaires privations et « sacrifices » ?

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Quelle volonté de Dieu ?

Nous supposons qu’une fonction essentielle des religions est de dispenser une éthique, d’éduquer les hommes en conséquence et d’aider à les faire vivre ensemble. Mais à tout homme de foi se posent aussi des questions concernant Dieu, son être, sa volonté. La conscience des dangers qui menacent l’humanité aujourd’hui, jusqu’à rendre problématique sa survie, nous entraîne au-delà, à une réflexion théologique. Quel est donc le plan de Dieu pour les hommes ? Nous met-il à l’épreuve ? Quelles sont les espérances qui nous restent ? Que peuvent faire les chrétiens, notamment ?

Les nantis résument parfois leur vague sentiment de culpabilité en se demandant : Ne vivons-nous pas au-dessus de nos moyens ? Ils sentent que oui, mais en même temps ils songent que la pauvreté s’accroît aussi (avec ou malgré le progrès technologique), que des millions d’êtres humains, trois milliards en fait, doivent subsister avec moins de deux dollars par jour et il y a tous ceux qui se débrouillent avec moins d’un dollar. La façon de calculer « la misère du monde » en termes de dollars peut être contestée, elle se réfère au modèle économique même qui se trouve en question ; ce sont des sortes d’images arithmétiques, mais on ne saurait nier les réalités et les problèmes auxquels ces chiffres renvoient. Les écarts de niveau de vie (ou de consommation) ne cessent de se creuser, à l’intérieur des nations développées comme entre les pays du Nord (globalement) et ceux du Sud. Cela n’est pas tolérable dans le monde d’aujourd’hui, car nous croyons, tant comme chrétiens que comme démocrates laïques, en l’égal droit de tous les hommes et nos jugements embrassent spontanément l’ensemble de l’humanité. Nul ne saurait ouvertement dire qu’il ne se soucie que de sa tribu et que ses privilèges sont sacrés. En ce sens, oui, « nous » avons évolué, mais pourrons-nous jamais résoudre les problèmes (d’équité) qui ainsi se posent à nous. À nous tous ?

« Nous » exploitons jusqu’à épuisement les ressources de la planète, mais 80 % de ces ressources sont consommées par moins de 20 % de ses habitants. Nous disons sans arrêt « nous ». Mais c’est qui ? C’est pas moi ! En tout cas, pas moi tout seul. C’est nous et les autres ! Le système économique dans lequel nous vivons (nous, les Français, par exemple) nécessiterait trois ou quatre planètes si tous les humains adoptaient notre mode de vie (nos modes de consommation, de transport et de dépense d’énergie en général). Déjà l’État chinois, qui représente plus d’un milliard de Terriens, s’y essaie avec un succès grandissant. Et si tous pouvaient adopter le modèle des États-Unis d’Amérique, ce serait sept planètes qu’il (nous) faudrait 5.

Effrayante arithmétique ! Une manière de parler. Une rhétorique. Les catastrophes futures sont inimaginables. Mais les conditions sont là, menaçantes. Les risques, parfaitement établis. Nous savons tous, sourdement et parfois à l’état aigu, que nous sommes mortels ; nous savons tous de même que notre civilisation s’enfonce dans une impasse, sans possibilité de faire demi-tour. Notre système de croissance, qui nous pousse seulement à fuir en avant (pour gagner quelques années de sursis), ne peut pas être étendu à l’ensemble de la planète, ni aux générations futures. Ni expansion géographique donc, ni prolongation historique. La « mondialisation » prédatrice, industrielle, marchande, n’est pas universalisable, sous la forme qu’elle a prise. Elle passera. Seule la Parole (l’Esprit) ne passe pas…

 

Ouvriers démantelant des parties de bateau contenant des matières toxiques sur le chantier de Chittagong au Bangladesh. Photo © Ronald de Hommel/Greenpeace

Ouvriers démantelant des parties de bateau contenant des matières toxiques sur le chantier de Chittagong au Bangladesh. Photo © Ronald de Hommel/Greenpeace

Avec tous nos appareils de confort et nos machines diverses, nos dépenses somptuaires ou même modestes, démocratiquement légitimes (des vacances bien méritées au soleil, sur une île), ne vivons-nous pas plus haut que… ? C’est la planète Terre qui vit au-dessus de ses moyens ! Nicolas Hulot : « Nous vivons en surrégime, nous demandons à la planète plus que ce qu’elle peut nous donner… Comme les passagers du Titanic, nous fonçons dans la nuit en dansant et en riant, avec l’égoïsme et l’arrogance de ceux qui sont convaincus d’être maîtres d’eux-mêmes et de l’univers 6. » L’A380, dont l’Europe s’enorgueillit, pourrait devenir le Titanic des airs. Mais sera-t-il jamais rempli ? Les transports aériens pourront-ils continuer à se banaliser 7 ? À terme, demain, nous le vivrons encore, la panne sèche. Cependant, des hommes d’affaires calculent tranquillement que dans les vingt prochaines années 25 000 nouveaux avions seront construits et commercialisés. Est-ce bien raisonnable ? L’avion solaire, conçu par le Suisse Bertrand Piccard, ne dépassera pas le stade expérimental et restera un engin « futuriste ». Tant qu’on ne relocalisera pas les productions de base, industrielles et agricoles, et qu’on ne stoppera pas la croissance des transferts marchands d’un coin du monde à un autre (tant même qu’on ne fera pas drastiquement décroître le volume de ces flux de matières), on ne pourra pas parler sérieusement d’une politique de développement durable ou, mieux dit, soutenable.

Nos positions acquises et les politiques de conservation (ou aussi bien de croissance !) de nos régimes de consommation sont, elles, insoutenables à double titre : économiquement, c’est-à-dire matériellement, physiquement, si vous voulez, et moralement, que l’éthique soit d’inspiration religieuse ou philosophique. La connaissance des faits et donc la simple raison nous commandent de changer nos habitudes et d’organiser mondialement une toute autre politique économique. C’est dans notre intérêt à tous et nous devrions tous pouvoir le comprendre. Et agir en conséquence ? C’est vital ! Il y va, c’est clair, de notre survie, des possibilités d’existence de nos enfants. De plus, si on peut dire (si la religion est un « plus », rien de plus qu’un plus, qu’un « supplément d’âme » ?), une conscience religieuse élémentaire nous commande de respecter – et de garder, de sauvegarder – l’œuvre du monde, en tant qu’œuvre de Dieu. Révélation, apokalupsis : l’éthique que porte la tradition religieuse correspond à celle que réclame aujourd’hui la situation d’urgence de l’humanité entière. De là, les possibilités et les responsabilités des Églises, chrétiennes en particulier.

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Le christianisme en cause ?

Mais les intelligences toujours varient et ceux qui veulent entendre autre chose entendent autre chose ! Lors d’une manifestation devant la centrale nucléaire de Fessenheim, au printemps dernier, un couple de militants allemands distribuait un tract qui mettait violemment en cause le christianisme, l’accusant d’être à l’origine de ce capitalisme mondial qui finit de dévaster la planète. Parce que, principal argument, la chrétienté aurait toujours développé un sentiment de haine irréductible envers la nature, envers les forces de la vie. Elle aurait ainsi favorisé une mentalité technicienne qui n’a aucun scrupule à exploiter jusqu’à épuisement, jusqu’à destruction, une nature dont on considère qu’elle n’a aucune valeur par elle-même, qu’elle n’en a que pour servir les besoins et fantaisies des hommes. Ce procès « historique » du christianisme, auquel on oppose les sagesses païennes d’une philosophie du cosmos, est monté de toutes pièces et n’apporte rien de nouveau. On y reconnaît sans peine une construction idéologique (herméneutique) assez délirante, animée (selon un mécanisme de projection connu) par un ressentiment semblable à celui que ses auteurs imputent à l’objet de leur haine propre (la religion chrétienne). Il y a vraiment mieux à penser aujourd’hui !

Ayant une longue histoire, le christianisme, comme les autres religions d’ailleurs et les grandes idéologies « laïques » aussi bien, est divers ; de son tronc sortent plusieurs branches qui se sont ramifiées et se ramifient encore, sous les poussées de la sève et selon la lumière. L’arbre absorbe le carbone diffus dans l’atmosphère et le transforme en sa propre substance, en vie. Une religion ne se maintient vivante qu’en se développant et elle ne se développe que dans la confrontation avec les réalités historiques nouvelles qu’elle n’avait certes pas prévues. Le royaume promis n’advient toujours pas. C’est de déception en déception et en se défendant contre les réfutations qu’une religion se complexifie, peut-être s’assouplit et ainsi même se ranime et se raffermit. Elle se réforme en s’actualisant ; elle s’actualise (se modernise) en se réformant.

Une religion, quelle qu’elle soit, décline, quand elle ne sait pas relever les défis théoriques et pratiques que lui lance son temps. C’est dans ses propres réserves spirituelles qu’elle doit pouvoir puiser les énergies nécessaires, et les plus efficientes, pour faire tenir droit les hommes et à la limite, car là est sa mission profonde, sauver l’humanité. Rien de moins, tant celle-ci est souvent, toujours, en péril. Toujours ? Mais aujourd’hui plus que jamais, car la destruction, elle est entre ses mains, comme la reconstruction, d’accord. L’absence d’avenir comme l’avenir. Il est plus probable maintenant que la destruction vienne du dedans, de nos fautes (disons-le : de nos péchés), que du dehors, de « la nature » : déluge, séisme, chute d’une météorite.

 

Manifestation en rade de Toulon de militants de Greenpeace s’opposant au départ du Clemenceau. Photo Pierre Gleizes © Greenpeace

Manifestation en rade de Toulon de militants de Greenpeace s’opposant au départ du Clemenceau. Photo Pierre Gleizes © Greenpeace

Un point intéressant tout de même du discours de ces « anti-chrétiens » réactifs est leur explication du fondamentalisme de G. W. Bush. Comment comprendre en effet qu’un homme qui se dit chrétien (et admettons qu’il soit sincère) n’ait cure de l’état de l’environnement et du sort de la planète ? Comment sous son autorité des experts américains osent-ils nier les évidences et placer au-dessus de toute autre considération la préservation de l’american way of life, comme « way of wasting 8 » (« l’art du gaspillage ») ? Son administration a gelé le programme de retraitement des rejets industriels, livré des réserves naturelles aux prospecteurs de pétrole, autorisé l’abattage de 10 % des arbres du Giant Sequoia Monument de Californie, privatisé à 60 % des cours d’eau, fleuves et lacs, etc. Est-ce de l’inconscience ou est-ce l’empire du Mal ? Est-ce la domination sans phrases des appétits financiers qui détermine entièrement cette politique « ultra-libérale » ou faut-il lui supposer « en plus » un fondement théologique ? Comme chrétien « fondamentaliste », G. W. Bush serait-il convaincu que toute la puissance technologique que les hommes possèdent maintenant entre dans le plan de Dieu et qu’à la Terre où nous vivons devra succéder une nouvelle Terre sous de nouveaux cieux ? Ces fondamentalistes prendraient à la lettre les prophéties eschatologiques d’Ésaïe 65 et de l’avant-dernier chapitre de l’Apocalypse de Jean.

Dans la même logique ils récusent le transformisme, la théorie darwinienne de l’évolution, et défendent la thèse du créationnisme 9. Si en effet Dieu au commencement a créé les cieux et la terre en six jours (le septième il se reposa et bénit son œuvre), on peut penser que lorsque les temps seront venus il saura bien créer à nouveau, en quelques jours, une autre terre, avec au centre une nouvelle Jérusalem « parée comme une épouse qui s’est préparée pour son époux » (Ap 21,2).

Illuminations ? Ou obscurantisme ? Incroyables croyances ! Insensées, dans leur application politique. Leur version américaine ! « C’est vous qui le dites ! » Oui ! La vieille Europe ! À vue humaine, nous n’observons pas de corrélation sûre entre le progrès technologique et l’élévation spirituelle de l’humanité. L’automobiliste comme tel n’est pas plus apte à une vie spirituelle de méditation et de contemplation que le cycliste ou le piéton de toujours ! La technique dans son développement, sa prolifération, est comme une aventure qui arrive à l’espèce humaine et qui l’entraîne elle ne sait où, elle ne peut en décider, ni du parcours ni de la destination. Il n’est pas croyable que cela obéisse à la volonté de Dieu, il n’est pas possible que Dieu ait nourri le dessein de nous mettre ainsi en danger, comme si nous devions rebondir au bord de l’abîme pour gagner le royaume des cieux ou atteindre le point ultime, le point oméga, la communion universelle des âmes.

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Par où le royaume de Dieu ?

Le principe espérance, qui est l’axe du christianisme, ne tient que par le principe de responsabilité. Jésus, dans le temple de Jérusalem d’où il avait, la veille, chassé les marchands, raconta aux sacrificateurs une histoire terrible, une parabole « noire ». Un maître avait planté une vigne, puis, quittant les lieux, il engagea des vignerons pour les soins et la récolte. Qu’est-ce qui se passa ? Les vignerons oublièrent le maître et quand celui-ci se rappela à eux, pour réclamer le produit de sa vigne, ils tuèrent les serviteurs qu’il avait envoyés. Ils avaient décidé de s’approprier la vigne, de l’exploiter à leur guise et de ne rendre des comptes à personne. Le verdict de Jésus et de ceux-là mêmes dont il sollicite une conclusion est sans appel. « Ils lui répondirent » que ces misérables périront « misérablement », c’est-à-dire sans pardon, sans rémission.

Le maître a été patient, mais sur la durée il est inflexible. Dieu est patient, il distribue de nombreux talents et accorde plusieurs chances aux hommes pour se racheter, se rattraper et sauver leurs… acquis, mais à la longue, à la fin, il est intraitable. Ce n’est que logique ! Il y a des lois. C’est la justice. Le Seigneur affermera la vigne à d’autres vignerons. Entendons : le Royaume de Dieu « nous » sera enlevé pour être donné à une autre nation qui, elle, « en rendra les fruits ». Les contemporains de Jésus pouvaient comprendre que le Royaume de Dieu sera enlevé à Israël et sa venue promise à un autre peuple sur terre. Il sera enlevé aux Juifs et offert aux Gentils.

En voyant dans cette parabole tardive une prophétie qui marque le passage du judaïsme au christianisme, on raisonnait toujours en termes de peuples ou de nations sur la scène d’une terre unique, dont on ignorait qu’elle est ronde et qu’elle est une planète. Mais nous, les modernes, qui savons par l’astronomie que les cieux, ce sont des milliards de soleils et des milliards de milliards de planètes et que sur certaines planètes, par millions sans doute, la vie et l’esprit ont dû se développer, de même qu’un développement s’est fait sur « notre » terre, nous pouvons penser que si l’humanité périt, et par sa faute, par son irresponsabilité, l’épopée de l’esprit qui tend vers son accomplissement se poursuivra – et déjà se poursuit – ailleurs dans l’univers et sur des durées multiples, parallèles, certaines simultanées, d’autres successives, jusqu’à un point final (oméga ?) de convergence, mais auquel tous (tous les vivants et tous les esprits) ne parviendront pas. Car il y a beaucoup de pertes en route, des égarements, des effondrements, des ratés. Combien d’échecs ? Sur combien d’accomplissements, de fins heureuses ? « Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » (Mt 22,14).

Le physicien Alfred Kastler, que les risques d’une guerre mondiale nucléaire angoissaient terriblement dans les années 70 du XXe siècle de la chrétienté, avait une image pour faire entrevoir ces possibilités, ces spéculations : il disait que l’humanité n’est probablement pas le seul peuple spirituel dans l’univers et que « parmi les millions de glands que le chêne cosmique a semés, elle n’en est qu’un, et un gland fragile 10 ».

Si nous n’en prenons pas conscience à temps, comment pourrions-nous nous convertir et réagir à temps ?feuille

Jean-Paul Sorg

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Notes

  • 1. Respectivement aux éditions du Seuil, « Science ouverte », et chez Calmann-Lévy (Le livre de poche).
  • 2. Genèse 6,5-7.
  • 3. Albert Schweitzer, « L’idée du royaume de Dieu au cours de la transformation de la foi eschatologique en foi non eschatologique », texte reproduit dans l’anthologie Humanisme et Mystique, sous le chapitre « Le christianisme en son essence », éd. Albin Michel, 1995.
  • 4. Moins connus, mais efficaces sur le terrain, comme par exemple le suisse Willy Randin, qui a fondé Nouvelle Planète, une « organisation d’entraide politiquement et confessionnellement neutre basée sur l’éthique d’Albert Schweitzer ». Sur les bulletins de l’association, depuis vingt ans, on lit la même formule que celle qui ponctue le livre récent de Hubert Reeves : « L’avenir est entre vos mains ».
  • 5. « Si l’humanité entière se comportait comme les pays du Nord, il faudrait deux planètes supplémentaires pour faire face à nos besoins » (Nicolas Hulot, Le syndrome du Titanic).
  • 6. Ibid.
  • 7. « Pourquoi s’acharner à construire des avions toujours plus gros ? Parce qu’on sait le faire, répondra-t-on. Mais est-ce nécessaire pour l’homme ? Vivra-t-il mieux ainsi ? Le bilan écologique en sera-t-il meilleur ? De manière plus radicale encore : voyager plus souvent et moins cher participe-t-il à notre bonheur ? » (Ibid.)
  • 8. Selon le titre d’un vieux classique de la sociologie américaine, l’ouvrage de Vance Packard, The waste makers, traduit par Roland Mehl, édité chez Calmann-Lévy en 1962.
  • 9. « On assiste actuellement à un certain renouveau du créationnisme aux États-Unis. C’est d’ailleurs une doctrine qui est enseignée dans ce pays. Après tout, on a le droit de la faire connaître, mais personnellement j’y vois surtout une application beaucoup trop littérale des textes bibliques. L’origine de ces doctrines fondamentalistes s’appliquant à l’évolution relève d’une attitude étroite, puisque pour les créationnistes chaque voyelle de la Bible a un sens, a été inspirée et représente la Vérité… Je ne crois pas pourtant que ce soit dans cette direction-là que nous puissions voir l’ensemble du dispositif dans lequel nous sommes forcés de nous trouver. Je crois même que l’idée d’évolution est beaucoup plus belle, plus grandiose, plus exaltante que ce recours à un pointillisme de créations successives, un peu au hasard. On ne peut plus échapper aujourd’hui à la nécessité de conclure au transformisme. » (Théodore Monod, Et si l’aventure humaine devait échouer, éd. Grasset, 2000.)
  • 10. Cf. Alfred Kastler, Cette étrange matière, éditions Stock, 1976. Et il s’interrogeait encore : « Est-elle (l’humanité) l’un des nombreux glands destinés à pourrir ou l’un des rares glands destinés à prendre racine ? L’avenir le dira. »

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