Cahier : Christianisme et écologie
Christianisme et écologie. La fin du monde ?
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« Nous nhéritons
pas la Terre de nos parents ; |
Si on est sérieux, on ne peut escamoter aujourdhui lhypothèse de la possibilité dune assez rapide fin du monde : fin du monde humain sur la planète Terre avec, déjà en cours, lextinction dun très grand nombre despèces vivantes, végétales et animales. Au rythme des bouleversements actuels, 30 % des 10 millions (approximativement) despèces subsistantes pourraient disparaître dans les cinquante ans à venir. Lhumanité porte la responsabilité de cet écocide. Elle est coupable. Devant quel tribunal de lunivers comparaîtra-t-elle un jour ?
Les faits sont connus, ainsi que les tendances. Ils sont mesurés, enregistrés. Cest la science qui parle ! Des graphiques montrent la « progression » exponentielle des dégradations, des réchauffements ou des raréfactions, des périls. Plusieurs ouvrages récents apportent les mêmes preuves et lancent des cris davertissement. Leurs auteurs jouissent dune certaine autorité et de la notoriété. Hubert Reeves, avec Frédéric Lenoir, a publié Mal de Terre en 2003 ; Nicolas Hulot, Le syndrome du Titanic, en 2004 1. Sans être des best-sellers, ce sont des succès de librairie. Linformation se répand. Et pourtant, les opinions publiques ne sont pas ébranlées, les comportements des consommateurs et usagers changent très peu, les politiques ne bougent guère.
Se pose à nous la plus désespérante des questions : pourquoi donc, voyant ce quil faut changer, ne le faisons-nous pas ? Fossé (fosse !) entre les pensées et laction, entre les intentions et les moyens dentreprendre ! La faiblesse humaine générale. Notre faillibilité. Cette donnée anthropologique-là ? En langage théologique : le péché originel ? Où il y a une pensée claire, il y a une volonté ? Où il y a une volonté, il y a un chemin ? Ce nest pas si facile.
Lhumanité a souvent imaginé sa fin, par suite de ses fautes, parce que des hommes ont « corrompu la terre et lont remplie de violence ». Le livre 6 de la Genèse rapporte ainsi quun déluge de quarante jours eut lieu, qui « extermina de la face de la terre lhomme » et jusquau bétail, jusquaux reptiles et oiseaux du ciel. Il y eut des rescapés, pour témoigner, pour raconter, sinon rien neût été, et Dieu ensuite reprit son uvre, recréa les conditions de vie. En moins bien peut-être, car il fit de lhomme et de différentes autres espèces des carnivores (Gn 9,3-5).
Doù vient aux hommes lidée de la disparition de leur espèce ? Doù leur vient cette manière eschatologique de penser leur histoire ? Idée innée de la finitude ? Tout ce qui naît est destiné à périr Trace dans leur inconscient de grandes catastrophes qui effectivement avaient mis fin à un règne du monde ou une phase déterminée de lévolution de la vie ? Les géologues distinguent dans lhistoire de la Terre plusieurs épisodes dextinction biologique, dont la dernière serait celle des dinosaures. Les humains, pas encore « nés », encore dans le stade lémurien, nont pu être témoins de ces moments « apocalyptiques », certes, mais supposons une sorte de mémoire phylogénétique Fantaisie ? Quoi quil en soit, on ne sétonnera pas de trouver dans la conscience (la psyché) humaine une expérience des catastrophes, condensée en une notion, et sur cette base, par extrapolation, lanticipation mentale dune fin dernière.
Les cataclysmes au cours des âges ont été des événements naturels, cosmiques : déluges, éruptions volcaniques, séismes, mais dans lincapacité de concevoir labsurdité dun pur accident, sans intention, les hommes ont imaginé une colère divine et un châtiment mérité. Pour lexpliquer, ils se sont jugés eux-mêmes coupables et il est vrai toujours quils nont pas été parfaits, quils ont enfreint les commandements et commis des crimes. « LÉternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre 2 »
Pourquoi, depuis la nuit des temps, les hommes ont-ils toujours vécu sous la terreur céleste, ont-ils toujours réactivé en eux ce sentiment et se sont-ils sentis obligés de « payer » leur existence en pratiquant des sacrifices ? Ce sont des données anthropologiques. Si lhomme moderne narrive pas à les comprendre de lintérieur et sen croit libéré, pour son compte, il doit cependant les reconnaître comme réelles, comme historiques.
Depuis peu, depuis la bombe dHiroshima en fait, on sait que lhumanité peut elle-même, avec les moyens techniques quelle a développés, mettre un terme à son aventure. Ce ne sont plus seulement les accidents de la nature, interprétés comme des colères de la divinité, qui peuvent provoquer cette issue funeste, mais des accidents en quelque sorte politiques, un accès de folie, un emballement militaire. Einstein, Camus, Sartre, Heidegger, Jaspers et bien dautres contemporains dHiroshima, puis de la course aux armements, ont souligné le tragique de cette absolue nouveauté dans lhistoire de lhumanité et de la planète.
Schweitzer aussi, en 1950 : « Nous faisons lexpérience dune possible fin de lhumanité. La puissance que par les conquêtes de la science et de la technique nous avons accumulée entre nos mains est telle que la question pour lhumanité est de savoir si elle trouvera en elle la vertu dutiliser tous ces moyens à des fins purement constructives ou si elle les emploiera à sanéantir. Aussi longtemps quelle navait disposé que dune puissance de destruction limitée, on pouvait garder lespoir que des appels à la raison et à la réflexion limiteraient la catastrophe. Mais sa puissance ne cessant de saccroître et perdant toute mesure, cette illusion nest plus soutenable 3. »
Le risque dun anéantissement nucléaire quelque peu écarté (mais non annulé) par la fin de la guerre froide et leffondrement de lun des deux blocs en possession dun arsenal atomique, lhumanité consciente na néanmoins pas le temps de souffler et de reprendre réellement confiance en son destin. Car depuis une trentaine dannées se précisent de plus en plus et se rapprochent plusieurs maux planétaires, dont lindustrie et la vanité des hommes sont la première cause : le réchauffement climatique, laggravation de leffet de serre, la fonte des glaciers, la montée des eaux (déluges en perspective), la désertification, la raréfaction de leau potable, les pollutions chimiques, la réduction des terres arables et des ressources halieutiques, lamenuisement des richesses minières et des gisements de pétrole.
Le diable a décidément plus dun tour dans son sac ! Si lhumanité par chance évite une conflagration nucléaire, elle échappera plus difficilement à leffet cumulatif de ces maux divers, dabord insidieux, maintenant patents, qui sont des maladies, des usures, des détraquements du système organique de la Terre dont la vie des hommes fait partie.
Toutes les données chiffrées dont on dispose et lobservation des comportements humains poussent au pessimisme, au fatalisme, à un insupportable catastrophisme. Les sommets de Rio (1992) et de Johannesburg (2002) ont sonné lalarme, mais nont pas été suivis deffets sensibles. Le sommet de Kyoto (1997) sur les émissions de gaz à effet de serre sest soldé par des échanges de « permis de polluer ». Sept ans plus tard, on constate que lUnion européenne, qui avait signé, est loin datteindre les objectifs du Protocole. En 2003, les émissions ont augmenté de 2,8 % dans les ménages et les services, de 2,1 % dans lindustrie et de 0,7 % dans les transports. Tout continue donc à augmenter, donc à saggraver. Or, on sait que même si le Protocole était respecté par la plupart des pays industrialisés, cela ne serait pas suffisant pour arrêter les processus de réchauffement. De quoi se décourager, nest-ce pas ?
Tout le monde sait, mais en vain. On admire le combat de Nicolas Hulot, de Hubert Reeves ou dAlbert Jacquard et dautres 4 contre le pessimisme, on est ému par leur courage, leur détermination à proposer des solutions, leur appel à la raison et à la liberté. Ils ne baissent pas les bras. « Notre avenir est entre nos mains », disent-ils. Le logos qui uvre dans les discours incline à lespérance « malgré tout ». On ne saurait demeurer longtemps, sauf à faire spécialement de la littérature, dans la noirceur, la désespérance, le nihilisme finalement. Les vrais désespérés ne chantent pas, ils se taisent.
On est frappé cependant par une convergence qui nous tire vers le bas, et non vers le haut. La situation écologique de la planète, devenue critique, nous commande des politiques de décroissance ou, disons-le, daustérité, de vraie « économie ». Or, en même temps, les quatre cinquièmes de lhumanité vivent dans la pauvreté, sinon la misère, la famine, et ces hommes, victimes dune injustice mondiale, manquent des biens les plus élémentaires. Pour satisfaire leurs « légitimes » besoins, il paraît indispensable de poursuivre lexpansion ou le développement, donc lexploitation (par exemple, lexploitation des forêts, cest-à-dire la déforestation, comme au Brésil ). Relative opulence dans quelques régions du monde, misère, sous-développement, dans les autres. La solution ne saurait consister à simplement partager le gâteau existant, comme elle ne peut consister à le multiplier.
Et devant ce double problème de léquilibre écologique et de la justice sociale, il faut redouter le reflux, la détérioration des ressources ou énergies spirituelles. Lhumanisme ne progresse pas. Les « humanités », qui pourraient nous armer spirituellement, philosophiquement, reculent, sont plutôt méprisées, au profit dune culture principalement technologique et de consommation de masse. Écoutez les conversations de « nos » jeunes ! Quant aux religions, ou elles déclinent, jusquà disparaître entièrement des consciences et des murs, ou elles fanatisent et enivrent. Rares les lieux et les communautés où elles éclairent et fortifient les âmes, où elles pourraient efficacement prêcher les vertus dhumilité et de renoncement dans la joie. Mais sans ces vertus, comment les hommes accepteront-ils demain les nécessaires privations et « sacrifices » ?
Nous supposons quune fonction essentielle des religions est de dispenser une éthique, déduquer les hommes en conséquence et daider à les faire vivre ensemble. Mais à tout homme de foi se posent aussi des questions concernant Dieu, son être, sa volonté. La conscience des dangers qui menacent lhumanité aujourdhui, jusquà rendre problématique sa survie, nous entraîne au-delà, à une réflexion théologique. Quel est donc le plan de Dieu pour les hommes ? Nous met-il à lépreuve ? Quelles sont les espérances qui nous restent ? Que peuvent faire les chrétiens, notamment ?
Les nantis résument parfois leur vague sentiment de culpabilité en se demandant : Ne vivons-nous pas au-dessus de nos moyens ? Ils sentent que oui, mais en même temps ils songent que la pauvreté saccroît aussi (avec ou malgré le progrès technologique), que des millions dêtres humains, trois milliards en fait, doivent subsister avec moins de deux dollars par jour et il y a tous ceux qui se débrouillent avec moins dun dollar. La façon de calculer « la misère du monde » en termes de dollars peut être contestée, elle se réfère au modèle économique même qui se trouve en question ; ce sont des sortes dimages arithmétiques, mais on ne saurait nier les réalités et les problèmes auxquels ces chiffres renvoient. Les écarts de niveau de vie (ou de consommation) ne cessent de se creuser, à lintérieur des nations développées comme entre les pays du Nord (globalement) et ceux du Sud. Cela nest pas tolérable dans le monde daujourdhui, car nous croyons, tant comme chrétiens que comme démocrates laïques, en légal droit de tous les hommes et nos jugements embrassent spontanément lensemble de lhumanité. Nul ne saurait ouvertement dire quil ne se soucie que de sa tribu et que ses privilèges sont sacrés. En ce sens, oui, « nous » avons évolué, mais pourrons-nous jamais résoudre les problèmes (déquité) qui ainsi se posent à nous. À nous tous ?
« Nous » exploitons jusquà épuisement les ressources de la planète, mais 80 % de ces ressources sont consommées par moins de 20 % de ses habitants. Nous disons sans arrêt « nous ». Mais cest qui ? Cest pas moi ! En tout cas, pas moi tout seul. Cest nous et les autres ! Le système économique dans lequel nous vivons (nous, les Français, par exemple) nécessiterait trois ou quatre planètes si tous les humains adoptaient notre mode de vie (nos modes de consommation, de transport et de dépense dénergie en général). Déjà lÉtat chinois, qui représente plus dun milliard de Terriens, sy essaie avec un succès grandissant. Et si tous pouvaient adopter le modèle des États-Unis dAmérique, ce serait sept planètes quil (nous) faudrait 5.
Effrayante arithmétique ! Une manière de parler. Une rhétorique. Les catastrophes futures sont inimaginables. Mais les conditions sont là, menaçantes. Les risques, parfaitement établis. Nous savons tous, sourdement et parfois à létat aigu, que nous sommes mortels ; nous savons tous de même que notre civilisation senfonce dans une impasse, sans possibilité de faire demi-tour. Notre système de croissance, qui nous pousse seulement à fuir en avant (pour gagner quelques années de sursis), ne peut pas être étendu à lensemble de la planète, ni aux générations futures. Ni expansion géographique donc, ni prolongation historique. La « mondialisation » prédatrice, industrielle, marchande, nest pas universalisable, sous la forme quelle a prise. Elle passera. Seule la Parole (lEsprit) ne passe pas
Ouvriers démantelant des parties de bateau contenant des matières toxiques sur le chantier de Chittagong au Bangladesh. Photo © Ronald de Hommel/Greenpeace |
Avec tous nos appareils de confort et nos machines diverses, nos dépenses somptuaires ou même modestes, démocratiquement légitimes (des vacances bien méritées au soleil, sur une île), ne vivons-nous pas plus haut que ? Cest la planète Terre qui vit au-dessus de ses moyens ! Nicolas Hulot : « Nous vivons en surrégime, nous demandons à la planète plus que ce quelle peut nous donner Comme les passagers du Titanic, nous fonçons dans la nuit en dansant et en riant, avec légoïsme et larrogance de ceux qui sont convaincus dêtre maîtres deux-mêmes et de lunivers 6. » LA380, dont lEurope senorgueillit, pourrait devenir le Titanic des airs. Mais sera-t-il jamais rempli ? Les transports aériens pourront-ils continuer à se banaliser 7 ? À terme, demain, nous le vivrons encore, la panne sèche. Cependant, des hommes daffaires calculent tranquillement que dans les vingt prochaines années 25 000 nouveaux avions seront construits et commercialisés. Est-ce bien raisonnable ? Lavion solaire, conçu par le Suisse Bertrand Piccard, ne dépassera pas le stade expérimental et restera un engin « futuriste ». Tant quon ne relocalisera pas les productions de base, industrielles et agricoles, et quon ne stoppera pas la croissance des transferts marchands dun coin du monde à un autre (tant même quon ne fera pas drastiquement décroître le volume de ces flux de matières), on ne pourra pas parler sérieusement dune politique de développement durable ou, mieux dit, soutenable.
Nos positions acquises et les politiques de conservation (ou aussi bien de croissance !) de nos régimes de consommation sont, elles, insoutenables à double titre : économiquement, cest-à-dire matériellement, physiquement, si vous voulez, et moralement, que léthique soit dinspiration religieuse ou philosophique. La connaissance des faits et donc la simple raison nous commandent de changer nos habitudes et dorganiser mondialement une toute autre politique économique. Cest dans notre intérêt à tous et nous devrions tous pouvoir le comprendre. Et agir en conséquence ? Cest vital ! Il y va, cest clair, de notre survie, des possibilités dexistence de nos enfants. De plus, si on peut dire (si la religion est un « plus », rien de plus quun plus, quun « supplément dâme » ?), une conscience religieuse élémentaire nous commande de respecter et de garder, de sauvegarder luvre du monde, en tant quuvre de Dieu. Révélation, apokalupsis : léthique que porte la tradition religieuse correspond à celle que réclame aujourdhui la situation durgence de lhumanité entière. De là, les possibilités et les responsabilités des Églises, chrétiennes en particulier.
Mais les intelligences toujours varient et ceux qui veulent entendre autre chose entendent autre chose ! Lors dune manifestation devant la centrale nucléaire de Fessenheim, au printemps dernier, un couple de militants allemands distribuait un tract qui mettait violemment en cause le christianisme, laccusant dêtre à lorigine de ce capitalisme mondial qui finit de dévaster la planète. Parce que, principal argument, la chrétienté aurait toujours développé un sentiment de haine irréductible envers la nature, envers les forces de la vie. Elle aurait ainsi favorisé une mentalité technicienne qui na aucun scrupule à exploiter jusquà épuisement, jusquà destruction, une nature dont on considère quelle na aucune valeur par elle-même, quelle nen a que pour servir les besoins et fantaisies des hommes. Ce procès « historique » du christianisme, auquel on oppose les sagesses païennes dune philosophie du cosmos, est monté de toutes pièces et napporte rien de nouveau. On y reconnaît sans peine une construction idéologique (herméneutique) assez délirante, animée (selon un mécanisme de projection connu) par un ressentiment semblable à celui que ses auteurs imputent à lobjet de leur haine propre (la religion chrétienne). Il y a vraiment mieux à penser aujourdhui !
Ayant une longue histoire, le christianisme, comme les autres religions dailleurs et les grandes idéologies « laïques » aussi bien, est divers ; de son tronc sortent plusieurs branches qui se sont ramifiées et se ramifient encore, sous les poussées de la sève et selon la lumière. Larbre absorbe le carbone diffus dans latmosphère et le transforme en sa propre substance, en vie. Une religion ne se maintient vivante quen se développant et elle ne se développe que dans la confrontation avec les réalités historiques nouvelles quelle navait certes pas prévues. Le royaume promis nadvient toujours pas. Cest de déception en déception et en se défendant contre les réfutations quune religion se complexifie, peut-être sassouplit et ainsi même se ranime et se raffermit. Elle se réforme en sactualisant ; elle sactualise (se modernise) en se réformant.
Une religion, quelle quelle soit, décline, quand elle ne sait pas relever les défis théoriques et pratiques que lui lance son temps. Cest dans ses propres réserves spirituelles quelle doit pouvoir puiser les énergies nécessaires, et les plus efficientes, pour faire tenir droit les hommes et à la limite, car là est sa mission profonde, sauver lhumanité. Rien de moins, tant celle-ci est souvent, toujours, en péril. Toujours ? Mais aujourdhui plus que jamais, car la destruction, elle est entre ses mains, comme la reconstruction, daccord. Labsence davenir comme lavenir. Il est plus probable maintenant que la destruction vienne du dedans, de nos fautes (disons-le : de nos péchés), que du dehors, de « la nature » : déluge, séisme, chute dune météorite.
Manifestation en rade de Toulon de militants de Greenpeace sopposant au départ du Clemenceau. Photo Pierre Gleizes © Greenpeace |
Un point intéressant tout de même du discours de ces « anti-chrétiens » réactifs est leur explication du fondamentalisme de G. W. Bush. Comment comprendre en effet quun homme qui se dit chrétien (et admettons quil soit sincère) nait cure de létat de lenvironnement et du sort de la planète ? Comment sous son autorité des experts américains osent-ils nier les évidences et placer au-dessus de toute autre considération la préservation de lamerican way of life, comme « way of wasting 8 » (« lart du gaspillage ») ? Son administration a gelé le programme de retraitement des rejets industriels, livré des réserves naturelles aux prospecteurs de pétrole, autorisé labattage de 10 % des arbres du Giant Sequoia Monument de Californie, privatisé à 60 % des cours deau, fleuves et lacs, etc. Est-ce de linconscience ou est-ce lempire du Mal ? Est-ce la domination sans phrases des appétits financiers qui détermine entièrement cette politique « ultra-libérale » ou faut-il lui supposer « en plus » un fondement théologique ? Comme chrétien « fondamentaliste », G. W. Bush serait-il convaincu que toute la puissance technologique que les hommes possèdent maintenant entre dans le plan de Dieu et quà la Terre où nous vivons devra succéder une nouvelle Terre sous de nouveaux cieux ? Ces fondamentalistes prendraient à la lettre les prophéties eschatologiques dÉsaïe 65 et de lavant-dernier chapitre de lApocalypse de Jean.
Dans la même logique ils récusent le transformisme, la théorie darwinienne de lévolution, et défendent la thèse du créationnisme 9. Si en effet Dieu au commencement a créé les cieux et la terre en six jours (le septième il se reposa et bénit son uvre), on peut penser que lorsque les temps seront venus il saura bien créer à nouveau, en quelques jours, une autre terre, avec au centre une nouvelle Jérusalem « parée comme une épouse qui sest préparée pour son époux » (Ap 21,2).
Illuminations ? Ou obscurantisme ? Incroyables croyances ! Insensées, dans leur application politique. Leur version américaine ! « Cest vous qui le dites ! » Oui ! La vieille Europe ! À vue humaine, nous nobservons pas de corrélation sûre entre le progrès technologique et lélévation spirituelle de lhumanité. Lautomobiliste comme tel nest pas plus apte à une vie spirituelle de méditation et de contemplation que le cycliste ou le piéton de toujours ! La technique dans son développement, sa prolifération, est comme une aventure qui arrive à lespèce humaine et qui lentraîne elle ne sait où, elle ne peut en décider, ni du parcours ni de la destination. Il nest pas croyable que cela obéisse à la volonté de Dieu, il nest pas possible que Dieu ait nourri le dessein de nous mettre ainsi en danger, comme si nous devions rebondir au bord de labîme pour gagner le royaume des cieux ou atteindre le point ultime, le point oméga, la communion universelle des âmes.
Le principe espérance, qui est laxe du christianisme, ne tient que par le principe de responsabilité. Jésus, dans le temple de Jérusalem doù il avait, la veille, chassé les marchands, raconta aux sacrificateurs une histoire terrible, une parabole « noire ». Un maître avait planté une vigne, puis, quittant les lieux, il engagea des vignerons pour les soins et la récolte. Quest-ce qui se passa ? Les vignerons oublièrent le maître et quand celui-ci se rappela à eux, pour réclamer le produit de sa vigne, ils tuèrent les serviteurs quil avait envoyés. Ils avaient décidé de sapproprier la vigne, de lexploiter à leur guise et de ne rendre des comptes à personne. Le verdict de Jésus et de ceux-là mêmes dont il sollicite une conclusion est sans appel. « Ils lui répondirent » que ces misérables périront « misérablement », cest-à-dire sans pardon, sans rémission.
Le maître a été patient, mais sur la durée il est inflexible. Dieu est patient, il distribue de nombreux talents et accorde plusieurs chances aux hommes pour se racheter, se rattraper et sauver leurs acquis, mais à la longue, à la fin, il est intraitable. Ce nest que logique ! Il y a des lois. Cest la justice. Le Seigneur affermera la vigne à dautres vignerons. Entendons : le Royaume de Dieu « nous » sera enlevé pour être donné à une autre nation qui, elle, « en rendra les fruits ». Les contemporains de Jésus pouvaient comprendre que le Royaume de Dieu sera enlevé à Israël et sa venue promise à un autre peuple sur terre. Il sera enlevé aux Juifs et offert aux Gentils.
En voyant dans cette parabole tardive une prophétie qui marque le passage du judaïsme au christianisme, on raisonnait toujours en termes de peuples ou de nations sur la scène dune terre unique, dont on ignorait quelle est ronde et quelle est une planète. Mais nous, les modernes, qui savons par lastronomie que les cieux, ce sont des milliards de soleils et des milliards de milliards de planètes et que sur certaines planètes, par millions sans doute, la vie et lesprit ont dû se développer, de même quun développement sest fait sur « notre » terre, nous pouvons penser que si lhumanité périt, et par sa faute, par son irresponsabilité, lépopée de lesprit qui tend vers son accomplissement se poursuivra et déjà se poursuit ailleurs dans lunivers et sur des durées multiples, parallèles, certaines simultanées, dautres successives, jusquà un point final (oméga ?) de convergence, mais auquel tous (tous les vivants et tous les esprits) ne parviendront pas. Car il y a beaucoup de pertes en route, des égarements, des effondrements, des ratés. Combien déchecs ? Sur combien daccomplissements, de fins heureuses ? « Il y a beaucoup dappelés, mais peu délus » (Mt 22,14).
Le physicien Alfred Kastler, que les risques dune guerre mondiale nucléaire angoissaient terriblement dans les années 70 du XXe siècle de la chrétienté, avait une image pour faire entrevoir ces possibilités, ces spéculations : il disait que lhumanité nest probablement pas le seul peuple spirituel dans lunivers et que « parmi les millions de glands que le chêne cosmique a semés, elle nen est quun, et un gland fragile 10 ».
Si nous nen prenons pas conscience à temps, comment pourrions-nous nous convertir et réagir à temps ?
Notes
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Numéro 197 |
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