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Numéro 195 - Janvier 2006
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Jean-François Kriegk, président du tribunal de grande instance de Nîmes, présente quelques réflexions sur le rôle du juge, et l’articulation entre la justice et la miséricorde.

Justice de la miséricorde, miséricorde pour la justice ?

Le terme de « miséricorde » renvoie à celui d’indulgence, de compassion, d’humanité. La tentation existe de vouloir réduire la justice à une telle approche, faisant écho à une conception théologique qui ne peut recevoir de transposition directe en droit positif. Bien évidemment, la miséricorde n’épuise pas la justice et certains comportements mériteront parfois des mesures effectives, parfois sévères lorsque le comportement incriminé représente un véritable danger.

Pour autant, il n’est pas indifférent d’observer que l’histoire de la justice n’est pas séparée de notre histoire culturelle. Le droit canon a eu une influence lors de la formation de l’ancien droit pour atténuer les rigueurs du droit romain. Il faudra attendre la période des « Lumières » pour dénoncer un système pénal archaïque laissant peu de place à la compassion. Cesare Beccaria, avec son traité Des délits et des peines publié en 1764, influencera directement Voltaire en ce sens, lequel sera un ardent défenseur de la réforme pénale. Cesare Beccaria souhaitait tempérer la puissance du juge par l’exercice des droits de la défense et préconisait une nouvelle culture de pénalité faite de criminologie empirique et d’utilité sociale. Il affirmait : « Tout châtiment qui ne découle pas d’une nécessité absolue est tyrannique », ou encore : « Les juges ne sont pas les vengeurs de la sensibilité humaine en général, mais des conventions qui lient les hommes entre eux. » Ce n’est que peu de temps avant la Révolution que seront abandonnées les voies procédurales moyenâgeuses, sans oublier l’exécution capitale dès le lendemain de la condamnation ! Bien que Calas ait été condamné à une voix de majorité, le temps n’était pas celui du doute.

L’intime conviction est moderne : elle a permis au juge d’adapter la peine en considération de la personnalité du prévenu, et aux droits de la défense de prendre leur place. Depuis 1945, le concept d’individualisation de la peine est devenu un élément essentiel de la démarche pénale, au point d’être érigé en principe constitutionnel. L’emprisonnement de certains résistants pendant la guerre avait donné à ceux qui en avaient été victimes l’occasion d’une réflexion renouvelée sur la prison et sur la peine.

Une justice au cœur des paradoxes

Nous sommes désormais face à une proclamation de l’individu souverain. Cependant, le double sentiment de disposer de droits et de pouvoir échapper à ses obligations est ferment de désordres. La victimologie se développe sur le lit de frustrations générées par la société de consommation. Nous pouvons faire le constat de Sébastien Charles dans Les temps hypermodernes (Paris, Grasset, 2004, p. 51) : « L’hédonisme individualiste, en minant les instances traditionnelles de contrôle social et en évacuant du champ social toute transcendance, prive un certain nombre d’individus de repères et favorise un relativisme effréné. » La culture dominante est devenue celle de la transgression.

Le nouveau code pénal demeure « sanctionnateur » tout en étant désormais habité par la crainte de l’échec de la réinsertion. Dans cet esprit, notre système s’oriente non seulement vers une forme de justice participative grâce aux techniques de médiation, mais également vers une forme de justice préventive à vocation pédagogique. Tel est le sens des divers stages de citoyenneté désormais institués à titre de peines complémentaires ou d’obligations dans le cadre du sursis avec mise à l’épreuve. Dans le même temps des obstacles à l’aménagement de la peine ont été érigés, et la demande d’institution de « peines plancher » ou de peines automatiques qui surgit fait débat car elle contredit ouvertement l’individualisation de la peine. En définitive, l’opinion publique, dominée par l’émotion dans un contexte de récupération de l’insécurité, exige une justice parfaite, qui magnifie l’innocence ou qui refuse toute indulgence, au gré des circonstances. Dans ce contexte, la justice essaye d’éviter d’être l’otage des passions de la société.

D’une justice de l’instant à une justice de gestion des phénomènes sociaux

De fait, la règle de droit a toujours été combinée avec la tolérance. Le droit doit se ménager des soupapes de sécurité : l’amnistie, la grâce. Aujourd’hui on évoquera également les idées de mesure alternative, d’aménagement, d’abaissement de la peine encourue, voire de dispense de peine. La tolérance n’est donc pas a-juridique : elle fait partie intégrante de la règle. Elle est parfois non application partielle de la règle, ce qui signifie l’acceptation d’une part de subjectivisme. Elle représente une ouverture, permise au magistrat par la loi, qui lui laisse le soin de l’appliquer en fonction de l’évolution des mœurs et des idées. En d’autres termes, elle intègre une forme de doute et de scepticisme. Le refus de toute indulgence serait d’ailleurs désastreux pour la paix sociale ; l’expérience montre que la libération conditionnelle préserve mieux de la récidive que la « sortie sèche » : l’excès de la peine décourage la réinsertion et le législateur l’a fort bien compris.

La gestion des comportements dans la durée, avec des mesures comme la liberté surveillée pour les mineurs, le contrôle judiciaire socio-éducatif préalable au jugement, le suivi imposé dans le cadre de certaines sanctions, intègre une marge de compassion qui s’appuie sur l’analyse du contexte socio-économique ou psycho-affectif considéré. L’ensemble des acteurs est sollicité pour parvenir au succès de ces mesures (magistrats, travailleurs sociaux, avocats…). L’œuvre devient collective : elle représente une ambition de la société tout entière. Nous dirons même que l’action de la justice n’est possible que dans la mesure où elle intègre cette dimension. La compassion revêt donc un caractère institutionnel. Il faudrait ajouter qu’elle relève aussi de l’éthique judiciaire et de la responsabilité du juge.

L’exacerbation du rôle donné à la justice et les risques d’une tyrannie de l’opinion

Quel peut donc être le rôle du juge ? Le juge se veut « rationnel » (nous ne sommes plus au temps des ordalies) et il doit gérer les émotions. La justice pénale impose d’arbitrer la situation particulière du prévenu et l’émotion de la victime ou, au-delà, celle du corps social. La justice doit se prémunir de la tyrannie de l’opinion et préserver son indépendance à son égard. Gardons nous d’une démocratie d’opinion procédurière et répressive, indulgente envers les habiles, impitoyable pour les boucs émissaires. Admettons que notre système judiciaire, jusqu’à présent, aurait fait une place insuffisante aux victimes parce qu’il était plus spécialement obnubilé par la question de l’individualisation de la peine : la victime mérite tout autant compassion. Pour autant, vouloir l’associer directement à la question de l’individualisation de la peine procède d’une confusion. La victime n’est pas acteur du procès pénal et elle ne peut se prévaloir a priori d’une position impartiale.

Par certains cotés, notre politique criminelle devient davantage participative, ce que vient illustrer le développement récent des alternatives aux poursuites et d’une certaine déjudiciarisation par le recours au rappel à la loi, à la médiation pénale, le plaider-coupable…, solutions qui requièrent le consentement de l’auteur. L’auteur et la victime deviennent alors acteurs effectifs du processus pénal. L’émergence des associations d’aide aux victimes est par ailleurs favorisée.

En définitive, la justice n’est pas miséricorde si elle contribue à nourrir des illusions. Le procès a une fonction distributive, mais par là même également frustratoire. Il y a un paradoxe à vouloir toujours plus recourir au juge, à moins qu’il ne s’agisse d’un signe d’impuissance de la société. Pour conserver à la justice son rôle d’intermède des forces et sa fonction compassionnelle, il faut lui permettre de ménager sa figure d’interprète de la loi et d’arbitre des situations concrètes. Dans cette perspective, le juge, qui est celui qui décide, pourra utiliser la contrainte dans des conditions qui pourront être comprises et acceptées par tous. feuille

 

Jean-François Kriegk

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