Le terme de «
miséricorde » renvoie à celui dindulgence,
de compassion, dhumanité. La tentation existe de vouloir
réduire la justice à une telle approche, faisant écho
à une conception théologique qui ne peut recevoir de transposition
directe en droit positif. Bien évidemment, la miséricorde
népuise pas la justice et certains comportements mériteront
parfois des mesures effectives, parfois sévères lorsque
le comportement incriminé représente un véritable
danger.
Pour autant, il nest pas indifférent dobserver
que lhistoire de la justice nest pas séparée
de notre histoire culturelle. Le droit canon a eu une influence lors
de la formation de lancien droit pour atténuer les rigueurs
du droit romain. Il faudra attendre la période des « Lumières
» pour dénoncer un système pénal archaïque
laissant peu de place à la compassion. Cesare Beccaria, avec
son traité Des délits et des peines publié en 1764,
influencera directement Voltaire en ce sens, lequel sera un ardent défenseur
de la réforme pénale. Cesare Beccaria souhaitait tempérer
la puissance du juge par lexercice des droits de la défense
et préconisait une nouvelle culture de pénalité
faite de criminologie empirique et dutilité sociale. Il
affirmait : « Tout châtiment qui ne découle pas dune
nécessité absolue est tyrannique », ou encore :
« Les juges ne sont pas les vengeurs de la sensibilité
humaine en général, mais des conventions qui lient les
hommes entre eux. » Ce nest que peu de temps avant la Révolution
que seront abandonnées les voies procédurales moyenâgeuses,
sans oublier lexécution capitale dès le lendemain
de la condamnation ! Bien que Calas ait été condamné
à une voix de majorité, le temps nétait pas
celui du doute.
Lintime conviction est moderne : elle a permis
au juge dadapter la peine en considération de la personnalité
du prévenu, et aux droits de la défense de prendre leur
place. Depuis 1945, le concept dindividualisation de la peine
est devenu un élément essentiel de la démarche
pénale, au point dêtre érigé en principe
constitutionnel. Lemprisonnement de certains résistants
pendant la guerre avait donné à ceux qui en avaient été
victimes loccasion dune réflexion renouvelée
sur la prison et sur la peine.
Une justice au cur des paradoxes
Nous sommes désormais face à une proclamation
de lindividu souverain. Cependant, le double sentiment de disposer
de droits et de pouvoir échapper à ses obligations est
ferment de désordres. La victimologie se développe sur
le lit de frustrations générées par la société
de consommation. Nous pouvons faire le constat de Sébastien Charles
dans Les temps hypermodernes (Paris, Grasset, 2004, p. 51) : «
Lhédonisme individualiste, en minant les instances traditionnelles
de contrôle social et en évacuant du champ social toute
transcendance, prive un certain nombre dindividus de repères
et favorise un relativisme effréné. » La culture
dominante est devenue celle de la transgression.
Le nouveau code pénal demeure « sanctionnateur
» tout en étant désormais habité par la crainte
de léchec de la réinsertion. Dans cet esprit, notre
système soriente non seulement vers une forme de justice
participative grâce aux techniques de médiation, mais également
vers une forme de justice préventive à vocation pédagogique.
Tel est le sens des divers stages de citoyenneté désormais
institués à titre de peines complémentaires ou
dobligations dans le cadre du sursis avec mise à lépreuve.
Dans le même temps des obstacles à laménagement
de la peine ont été érigés, et la demande
dinstitution de « peines plancher » ou de peines automatiques
qui surgit fait débat car elle contredit ouvertement lindividualisation
de la peine. En définitive, lopinion publique, dominée
par lémotion dans un contexte de récupération
de linsécurité, exige une justice parfaite, qui
magnifie linnocence ou qui refuse toute indulgence, au gré
des circonstances. Dans ce contexte, la justice essaye déviter
dêtre lotage des passions de la société.
Dune justice de linstant à une justice
de gestion des phénomènes sociaux
De fait, la règle de droit a toujours été
combinée avec la tolérance. Le droit doit se ménager
des soupapes de sécurité : lamnistie, la grâce.
Aujourdhui on évoquera également les idées
de mesure alternative, daménagement, dabaissement
de la peine encourue, voire de dispense de peine. La tolérance
nest donc pas a-juridique : elle fait partie intégrante
de la règle. Elle est parfois non application partielle de la
règle, ce qui signifie lacceptation dune part de
subjectivisme. Elle représente une ouverture, permise au magistrat
par la loi, qui lui laisse le soin de lappliquer en fonction de
lévolution des murs et des idées. En dautres
termes, elle intègre une forme de doute et de scepticisme. Le
refus de toute indulgence serait dailleurs désastreux pour
la paix sociale ; lexpérience montre que la libération
conditionnelle préserve mieux de la récidive que la «
sortie sèche » : lexcès de la peine décourage
la réinsertion et le législateur la fort bien compris.
La gestion des comportements dans la durée, avec
des mesures comme la liberté surveillée pour les mineurs,
le contrôle judiciaire socio-éducatif préalable
au jugement, le suivi imposé dans le cadre de certaines sanctions,
intègre une marge de compassion qui sappuie sur lanalyse
du contexte socio-économique ou psycho-affectif considéré.
Lensemble des acteurs est sollicité pour parvenir au succès
de ces mesures (magistrats, travailleurs sociaux, avocats
). Luvre
devient collective : elle représente une ambition de la société
tout entière. Nous dirons même que laction de la
justice nest possible que dans la mesure où elle intègre
cette dimension. La compassion revêt donc un caractère
institutionnel. Il faudrait ajouter quelle relève aussi
de léthique judiciaire et de la responsabilité du
juge.
Lexacerbation du rôle donné à
la justice et les risques dune tyrannie de lopinion
Quel peut donc être le rôle du juge ? Le
juge se veut « rationnel » (nous ne sommes plus au temps
des ordalies) et il doit gérer les émotions. La justice
pénale impose darbitrer la situation particulière
du prévenu et lémotion de la victime ou, au-delà,
celle du corps social. La justice doit se prémunir de la tyrannie
de lopinion et préserver son indépendance à
son égard. Gardons nous dune démocratie dopinion
procédurière et répressive, indulgente envers les
habiles, impitoyable pour les boucs émissaires. Admettons que
notre système judiciaire, jusquà présent,
aurait fait une place insuffisante aux victimes parce quil était
plus spécialement obnubilé par la question de lindividualisation
de la peine : la victime mérite tout autant compassion. Pour
autant, vouloir lassocier directement à la question de
lindividualisation de la peine procède dune confusion.
La victime nest pas acteur du procès pénal et elle
ne peut se prévaloir a priori dune position impartiale.
Par certains cotés, notre politique criminelle
devient davantage participative, ce que vient illustrer le développement
récent des alternatives aux poursuites et dune certaine
déjudiciarisation par le recours au rappel à la loi, à
la médiation pénale, le plaider-coupable
, solutions
qui requièrent le consentement de lauteur. Lauteur
et la victime deviennent alors acteurs effectifs du processus pénal.
Lémergence des associations daide aux victimes est
par ailleurs favorisée.
En définitive, la justice nest pas miséricorde
si elle contribue à nourrir des illusions. Le procès a
une fonction distributive, mais par là même également
frustratoire. Il y a un paradoxe à vouloir toujours plus recourir
au juge, à moins quil ne sagisse dun signe
dimpuissance de la société. Pour conserver à
la justice son rôle dintermède des forces et sa fonction
compassionnelle, il faut lui permettre de ménager sa figure dinterprète
de la loi et darbitre des situations concrètes. Dans cette
perspective, le juge, qui est celui qui décide, pourra utiliser
la contrainte dans des conditions qui pourront être comprises
et acceptées par tous.
Jean-François
Kriegk