Peut-on considérer
un écrit philosophique comme une uvre dart ? On a
plutôt tendance à opposer les deux registres : dun
côté, celui de la rationalité, de la logique, qui
vise à établir des vérités et sadresse
à lintelligence ; de lau-tre, celui de la sensibilité,
de lesthétique, qui vise à émouvoir et sadresse
à laffectivité. La philosophie, dira-t-on, sacrifie
la beauté à la rigueur, tandis que lart cultive
plus lintuitif que lintellectuel. Certes, il ny a
pas forcément incompatibilité, mais le Ainsi parlait Zarathoustra
de Nietzsche, merveilleuse alliance de poésie et de philosophie,
reste exceptionnel.
Pourtant,
quand on me demande quelle uvre dart ma le plus touché
et le plus influencé, spontanément je réponds :
le livre 5 de lÉthique de Spinoza. Cette réponse,
en général, surprend. LÉthique de Spinoza
revêt la forme, plutôt sèche et aride, dun
enchaînement de théorèmes, démonstrations,
scolies, corollaires. En première (et souvent en deuxième)
lecture, elle rebute plus quelle ne séduit. Elle cherche
à imiter la précision et labstraction dun
manuel de mathématiques. Mais, après tout, une démonstration
mathématique est souvent très belle. Labstraction
et la précision ne sont pas étrangères à
lart. Mozart affirmait que dans sa musique il ny avait pas
une note en trop ni une note manquante, mais juste ce quil fallait.
De même, dans lÉthique, aucun mot nest inutile
ni superflu. On trouve le même souci de rigueur.
Si, pour moi, ce cinquième livre de lÉthique
est une uvre dart, cest que jen ai reçu
non pas des notions et des argumentations (ce quon y trouve, à
juste titre, le plus souvent), mais une vision ou une intuition qui
ma profondément marqué : celle de la totalité,
de luniversalité englobante de Dieu se conjuguant avec
la singularité et lindividualité de la personne
humaine ; loin de se contredire et de sexclure, elles sarticulent
et se renforcent mutuellement. Je ressens quelque chose danalogue
dans les concertos pour violon de Mozart (je pense surtout au troisième)
où soliste et orchestre saccordent, tantôt se fondant,
tantôt se distinguant dans un entrelacs à la fois très
simple et très travaillé qui, en même temps, les
unit et les sépare, les confronte et les renforce mutuellement.
Spinoza déploie une subtile et complexe conceptualité
pour rendre intelligible larticulation du tout et du particulier,
ou de Dieu et de la personne humaine. De cette conceptualité,
je nai pas retenu grand chose, et, en ce sens, je ne suis pas
spinoziste ; je dois plus, à ce niveau, à dautres
penseurs (Schweitzer, Whitehead, Tillich). Mais la vision ou intuition
dordre esthétique, que lÉthique déploie
sur le mode intellectuel, a constamment inspiré ma recherche
et ma réflexion. Ma perception de Spinoza est très subjective,
comme toute émotion artistique ; on peut contester philosophiquement
son bien fondé, de même que mon écoute de Mozart
est discutable musicologiquement. Jen ai conscience. Il nen
demeure pas moins que cest cela dans ces uvres qui mémeut
et minfluence jusque dans ma compréhension de lÉvangile
et de la foi chrétienne. Du juif Spinoza, comme du franc-maçon
Mozart, jai reçu autre chose quun système
: ils ont suscité en moi une vision que jai essayé
de vivre, de penser et dexprimer à ma manière, sans
doute très différente de la leur, et qui, bien sûr,
ne prétend nullement les égaler en puissance intellectuelle
ou artistique.
André
Gounelle