Pour ce numéro dété,
nous avons abandonné les cahiers de réflexion théologique:
voici une nouvelle. Nous espérons quelle vous apportera
quelques moments de détente, sans éliminer le questionnement.
Hubert Auque est psychologue clinicien,
anthropologue, théologien protestant de formation. Il est
lactuel président de lAIEMPR (Association Internationale
dÉtudes Médico-Psychologiques et Religieuses),
qui tiendra son prochain congrès du 10 au 14 juillet 2006
à Strasbourg sur le thème «Violences et Religions».
Il vient de publier ce printemps deux romans: José (Joselito),
LHarmattan (coll. Écritures), Paris 2005, réédition
du texte qui avait obtenu en Suisse le Prix Georges Nicole 1991.
Je vous écris de Salamanca,
LHarmattan (coll. Écritures), Paris 2005
Sans doute en se rétablissant
pensa-t-il «jai failli métaler!» ou
«jaurais pu me casser la gueule!» ou quelques expressions
dans ce genre, bien que dans les moments inattendus, brutaux, cest
la langue dorigine qui repasse en premier: «Es hätte
mich fast hingeplättelt.» oder «ich wäre beinahe
auf die Schnauze gefallen.» Oui, cest ce qua dû
marmonner Volker quand ses chaussures ont glissé sur le marbre
de la Comédie.
Certes, à Montpellier on nest pas habitué à
marcher sous la pluie et sur le sol humide; les architectes-urbanistes
non plus, pensant depuis leurs bureaux détudes parisiens
que sil pleut, cest le déluge et qualors
personne nose saventurer dans les rues piétonnes
ou sur la place de la Comédie. Mais ce vendredi après-midi
de fin juin la pluie fine qui humectait le sol révélait
linadaptation de sa qualité et la méprise des
concepteurs.
Volker prévit lorsquil quitterait la place et pénétrerait
rue des Étuves de détourner le risque de chute en marchant
sur les pierres du caniveau central, mais en passant devant le Café
Riche, il eut envie de sarrêter, de sinstaller là,
à la terrasse, sur cette place quil ne verrait plus dans
peu de temps et quil venait peut-être de traverser pour
lavant dernière fois.
Ce café, sans doute à cause de son nom lui était
toujours apparu comme le rendez-vous des bourgeois de la ville. En
sapprochant, il constata que si la terrasse était vaste,
lintérieur était un large couloir de deux rangées
de tables occupées par des étudiantes et des étudiants
quil avait parfois côtoyés au campus. Il sassit
seul en terrasse avec le sentiment étrange mais pas inconnu
dun bilan qui se profilait, ou plutôt car il naurait
pas aimé ce genre dexpression passe partout dun
moment où on opère une cassure dans le rythme établi,
et où on regarde le chemin parcouru: jusquoù?
Volker vivait depuis trois années,
ici, à Montpellier; pour être plus exact, il achevait
en ce mois de juin sa troisième année détudes
commencées en octobre il y aura trois ans. Après ses
études secondaires conclues par lAbitur puis son stage
social pendant son année diaconale il avait décidé
de planter sa tente, comme il disait, dans cette ville du rivage méditerranéen
et non ailleurs en France, une certaine logique layant mené
ici à proximité des terres protestantes quil avait
connues quand ses parents venaient en vacances dans les Cévennes.
Cest depuis Los Rubios quil avait décidé
de -sinscrire en faculté à Montpellier. Sans doute
le fait que son pasteur de Lörrach lui ait parlé des cinq
années de son ministère près de Nîmes lavait
familiarisé supplémentairement avec cette région.
Pilar, à Los Rubios, avait aussi fréquemment évoqué
et à ces moments-là elle usait dun impeccable
français appris au lycée français de Barcelone
ses voyages là-bas où elle allait, quand son
mari vivait, ranimer les liens entre le protestantisme français
et le protestantisme espagnol. Quand il fallut à la fin de
son année diaconale que Volker quitte le Centre cuménique
de Los Rubios, et la proximité de la mer, de Malaga, il ne
chercha guère une situation géographique similaire pour
commencer ses études en langues romanes: Montpellier simposa
à lui. Il aimait, même sil nusait que peu
de cet avantage, les commodités ferroviaires pour aller en
Espagne ou, via Mulhouse, à Lörrach chez ses parents.
Sous la pluie douce qui chantonnait
sur la bâche du Café Riche, devant la place inhabituellement
désertée, Volker convoquait ses souvenirs, les congédiait,
les gardait ou les rejetait au gré de ce moment paisible quil
venait de soctroyer. Finalement, il eut envie de tenir en main
tour à tour les sept livres quil venait dacheter
à la librairie Sauramps. Ce geste de possession, il laccomplissait
rituellement chaque semaine un peu plus tard quand il rentrait chez
lui après avoir quitté le vieux. Il aimait saisir la
couverture, comparer les différentes jaquettes, jeter un il
sur la table des matières; ce nest quaprès
ces passages en mains que les livres pouvaient pour une semaine sempiler
sur la table de chevet avant que sept autres viennent les remplacer
la semaine suivante. Plongeant ses doigts dans le sac plastique, il
tira donc au hasard un des romans: Le vieux qui aimait lire des romans
damour. Confus, honteux presque, il laissa tomber le livre dans
le sac sans vraiment le prendre en main. Quallait-il dire au
vieux, à son vieux? Peut-être pourrait-il traduire le
titre autrement? Non, et le titre original Un viejo que leía
novelas de amor, mis à part larticle indéfini
précédent vieux, devenu article défini dans la
traduction, ne lui apportait aucune aide pour éliminer le mot
amour. Pourtant, rien de plus facile puisque le vieux étant
aveugle ne pouvait vérifier, il ny avait quà
inventer un autre titre. Or Volker dès le début de son
travail chez le vieux sétait imposé de ne pas
le tromper. Cest ce quil se disait, en honnête homme
quil tenait à apparaître à lui-même.
En fait le vieux avait organisé un plan de «collaboration
de travail», comme il était écrit, très
strict, dans lequel Volker sétait installé, en
rajoutant presque sur la minutie du cadre: «Vous achèterez
chaque semaine sept romans, vous en choisirez un seul que vous lirez
ici tous les soirs de la semaine, sauf samedi, dimanche et vacances
en été un seul mois de vacances à
partir de 17 heures. Vous calculerez lheure où vous terminerez
chaque soir de la semaine au prorata des pages. Vous devrez lire en
français. Vous achèterez les sept livres le vendredi
à la librairie Sauramps où jai ouvert un compte;
vous me lirez les titres mais cest vous qui après avoir
samedi, dimanche et lundi lu chez vous les sept livres, sélectionnerez
celui que vous me lirez ici tous les soirs de la semaine.» Et
le contrat car le texte avait la tenue dun contrat
se terminait par cette phrase en lettres capitales: «VOUS NE
DEVEZ PAS LIRE DES ROMANS D AMOUR, JAMAIS.»
Lors de la première rencontre, le vieux avait tendu ce papier
à Volker et depuis ne sétait pas montré
disert: « Bonjour, Monsieur Bonjour, Monsieur;
Au revoir, Monsieur Au revoir, Monsieur.» Ce fut
cela pendant un an, quarante trois semaines, quarante trois fois:
« Bonjour, Monsieur Bonjour, Monsieur; Au
revoir, Monsieur Au revoir, Monsieur.» Puis un jour le
vieux dit: «Puis-je vous demander
votre prénom?
Volker!»
Aujourdhui, dans une heure, quand Volker aura quitté
le Café Riche, quil sera arrivé chez le vieux,
avant de repartir, de sortir de limmeuble rue du Cheval vert,
défilera dans sa mémoire, parmi tant dautres le
moment où le vieux la entendu dire son prénom:
Volker. On aurait pu croire un visage neutre, sans expression, une
sorte dindifférence, et pourtant Volker avait perçu
derrière cette façade immuable une tension extrême.
Il lavait alors mise au rang de ses projections car parfois,
chez des personnes âgées, se présenter comme Allemand
provoquait un a priori négatif, un mouvement de recul. Le vieux,
lui, avait attendu quelques secondes, puis avait dit: «Allemand?
Oui, avait répondu Volker, du Bad, je viens de Lörrach»
tout en sapercevant quil en avait dit plus que lautre
lui en demandait. Le vieux avait alors prononcé hâtivement:
«À moi, vous direz: François!» Rien navait
changé pendant les deux années suivantes: «Bonjour,
Monsieur» cétait transformé en «Bonjour,
Volker» et le «Bonjour, Monsieur» en «Bonjour,
François». Tout au plus le vendredi soir, Volker rajoutait:
«À lundi!»; «À lundi!» disait
le vieux.
Aujourdhui, dans une heure, Volker pourra se dire quil
navait jamais entendu une phrase complète prononcée
par le vieux, quil a cru quil lisait des romans à
un vieil aveugle français dont une seule chose lintriguait:
pourquoi le vieux ne voulait pas entendre des romans damour?
Volker ne se posait aucune autre question. Le contrat avait valeur
dinterdit. On exécute. Volker exécutait recto
tono comme on le lui avait demandé et donnait limage
dun franco-germain sérieux et peu démonstratif
quant à ses sentiments. Ce nest quen passant la
frontière au Perthus quil osait une expression autre.
Pris sans doute dans la verve chaleureuse outre Pyrénées,
il agissait de même. Une fois, il avait passé quelques
jours à Sant Martí de Empúries avec Cécile;
celle-ci lui avait dit à plusieurs reprises: «Je ne te
reconnais pas!» ou encore «Tu nes pas le même
Volker!» et il sétait demandé sans risquer
un pourquoi, lequel elle préférait. Il était
ainsi, Volker: il ne posait pas de question et cela convenait parfaitement
au vieux. Une seule fois il eut envie dinterroger Marthe, la
femme qui ouvrait la porte, le faisait entrer puis deux ou trois heures
après le raccompagnait: le vieux est-il vraiment aveugle? Derrière
de petites lunettes cerclées dacier, le vieux ne cachait
pas ses yeux bleus très clairs; si le regard était peu
animé, il nétait pas non plus figé. Devenu
aveugle il y a peu sétait dit Volker! Mais le doute sétait
infiltré. Il ne parvint jamais à interroger Marthe pendant
le bref moment où elle ouvrait la porte de lappartement
puis celle du salon où soir après soir il trouvait le
vieux installé dans le même fauteuil tournant le dos
à la fenêtre. Lhiver une lampe orientable était
placée à côté du fauteuil de Volker: le
vieux, lui, restait dans lombre.
Aujourdhui, dans une heure, Volker réalisera que Marthe
ne lui a jamais parlé, pas même «Bonjour, Monsieur»
ni «Au revoir, Monsieur», il savait seulement quelle
devait sappeler Marthe puisque le vieux lors de la première
rencontre avait tendu la main vers elle en disant «Marthe».
Cette même attitude de non-questionnement jalonnait les passages
à la librairie Sauramps: on le saluait, on enregistrait les
commandes, les achats; personne navait engagé la conversation
sur ce tiers, le vieux. Au début, quand Volker dû dire
quun compte était ouvert au nom de Volker Bürger,
il sétait arrêté avant de dire: «Je
viens de la part de
», en constatant quil ne connaissait
pas le nom du vieux. Sur la sonnette était seulement inscrit:
2e étage, et sur laffiche punaisée sous «offre
demploi», au campus Paul Valéry, il y avait marqué:
«Aveugle cherche pour lecture journalière lecteur étudiant.
Sadresser 33, rue du Cheval-vert, 2e étage.» Labsence
de nom navait pas retenu lattention de Volker. Cest
plutôt le masculin lecteur quil avait noté comme
nétant pas suivi ou précédé de lectrice
et qui venait en synonyme de liseur.
Après avoir accepté ce cadre rigide et plat, il sétait
installé dans ce rôle où le rythme prévaut.
Quil ny ait aucun commentaire, aucun échange sur
les livres lus, aurait pu le navrer, le lasser. La fidélité
du vieux à laquelle il répondait par sa propre fidélité
lui suffisait: il pouvait gratuitement obtenir sept livres par semaine
et était confortablement payé pour les 10 ou 15 heures
de lecture ce qui lui permettait de régler sa chambre et ses
repas au restaurant universitaire, son abonnement aux transports en
commun de la ville, et avec la bourse quil recevait aller aux
spectacles, acheter ses billets de train et aussi les livres pour
ses études quand il ne les trouvait pas à la bibliothèque.
Il savait parfaitement quaucun travail ne lui permettrait de
tels avantages. Dautres auraient pu être dégoûtés
par ces lectures obligées, lui voyait un bénéfice
secondaire à ce contrat: shabituer à lire, à
parler à voix haute. Parfois, souvent même, un texte
parcouru chez lui et lu chez le vieux, prenait un autre relief, une
autre intensité.
Au début, il navait su comment aborder linterdit
écrit en lettres capitales: il était quasiment impossible
de trouver un livre où le mot amour ne soit pas écrit,
où une rencontre amoureuse nexiste pas. Puisque lamour
est source de la vie et y occupe à des degrés divers,
et avec plus ou moins de bonheur, une place dominante: comment un
écrivain pourrait-il éviter de lévoquer?
Tout dabord, il chercha à respecter parfaitement linterdit;
il commença donc par La leçon dAllemand de Siegfried
Lenz quil eut la surprise de découvrir en traduction
française. Aujourdhui, dans une heure Volker en repensant
à ce premier choix, se dira que si consciemment il ignorait
lorigine du vieux, son inconscient savait. Il poursuivit par
lÉpervier de Maheux quil avait lu pendant un séjour
en terre cévenole et quil avait commandé pour
le vieux chez Sauramps. Finalement, il resta indécis: on pouvait
trouver un thème amoureux sous jacent chez un romancier qui
donne lapparence de se désintéresser de la chose;
a contrario les romans damour ne faisaient que maltraiter le
sujet. Pour en savoir plus sur le souhait du vieux, il eut suffit
de lui poser la question mais Volker, on laura compris, sétait
en quelque sorte par mimétisme adapté à la situation
imposée: il avait introjecté linterdit! En conséquence,
il avait lui-même appliqué la phrase capitale en éliminant
les romans eau de rose, que de toute façon il exécrait,
et les romans où le mot amour figurait dans le titre. Les Hiroshima,
mon amour, Lamant, Moderato Cantabile et bien dautres
de Duras ne furent jamais proposés mais Volker avait un souci
pédagogique qui sans doute donnait un autre sens à son
action que le gain financier: il tenait à parcourir la littérature
ancienne et contemporaine, française et internationale de manière
éclectique, ce dont il profitait lui-même pour contrer
sa tendance, à linstar de tout lecteur, de toute lectrice,
à avoir des choix limités et complaisants. En vertu
de ce principe, il voulut lire au vieux un texte de Duras et cest
alors quil découvrit que lamour tu, non exposé,
est sans doute le plus vif. Le camion, le Vice-consul en était
un exemple. Le vieux ne disant jamais un mot, Volker finit par penser
que ce quil ne voulait pas entendre, cétait les
romans fleurettes. Peu à peu, Volker relâcha linterdit,
et si une histoire damour nétait pas dominante
dans le récit, il oserait lire le roman. Parfois, le choix
de Volker parmi les sept livres était fait à lavance:
il suffisait alors dacheter six autres livres que celui quil
lirait la semaine suivante. Quand, à travers un roman, Volker
aimait écriture et thème dun auteur, il cherchait
alors à lire tous les écrits du même auteur; il
garda cette attitude dans ses choix de lecture à ladresse
du vieux. Ainsi, plusieurs semaines furent consacrées à
Pavese, dautres à Maalouf, dautres à cet
auteur Allemand, Peter Härtling, quil appréciait
particulièrement et dont il louait la qualité de la
traduction, modèle du genre. Aujourdhui, dans une heure,
Volker se rappellera que lorsquil avait lu lhommage dHärtling
à Bozena, la secrétaire de son père, perdue dans
la tourmente de laprès nazisme communiste, le vieux cette
semaine-là remuait beaucoup dans son fauteuil, fermant en forme
de poings ses mains habituellement posées immuables sur les
accoudoirs du fauteuil. Cest dailleurs à partir
de la lecture de ce livre que Volker se mit à observer, quand
il le pouvait grâce à une ponctuation nécessitant
une pose soutenue, les attitudes corporelles du vieux. Même
si celui-ci présentait toujours le même visage de cire,
Volker devenait sensible à une ride quil navait
pas remarquée un moment avant, la position dun doigt,
une épaule plus ou moins avancée
Mais curieusement,
ce qui était le plus expressif dans le corps du vieux était
au centre de son visage: son regard. Aujourdhui, dans une heure,
Volker se dira: le vieux luttait pour que je ne voie rien dans son
regard! Mais il avait fini par voir. Et pourtant, ce quil avait
vu navait valeur de rien dès lors quil navait
pu rien en faire en lassociant à des mots. Le faible
langage corporel était voué à se perdre. Aujourdhui,
dans une heure, Volker se dira encore que le vieux sétait
camisolé deux à trois heures chaque jour. Il ne saura
jamais pourquoi.
La pluie qui semblait installée
pour durer cessa subitement, et avec laide du vent le ciel redevint
méditerranéen. Sur lhorloge de la Comédie,
Volker vit quil était 17 heures. Jamais depuis trois
ans, il navait accepté davoir une minute de retard
mais aujourdhui il venait de sautoriser cette entorse
et il allait décider de sen autoriser une autre: parmi
les sept livres proposés, il ne retirerait pas Le vieux qui
lisait des romans damour; il allait comme chaque vendredi commencer
en disant: Je viens de la librairie Sauramps et aujourdhui jai
acheté deux livres de Philippe Ségur, deux de Hubert
Auque et trois de Luis Sepúlveda; il énoncerait les
titres et pour que leffet soit plus vif, il terminerait par
Le vieux qui lisait des romans damour. Il ne savait pas encore
si pour cette ultime semaine, il oserait passer outre linterdit.
Cest vers 19 heures, le livre de la semaine étant court,
quand il aurait fini non pas le dernier roman de Laurent Gaudé,
celui qui a été primé au Goncourt des Lycéens,
La mort du roi Tsongor, mais son premier, Cri, quil dirait au
vieux que la semaine prochaine sera la dernière semaine de
lecture pas seulement avant les vacances mais pour toujours, quil
allait partir de Montpellier, quil vivrait lan prochain
à
Mais pourquoi donc être si loquace? Il ny
aurait quà dire le strict minimum comme dhabitude,
puis il se lèverait, dirait: «Au revoir, François,
à lundi!» Et à la porte: «Au revoir, Madame,
à lundi!» Et il sen irait rejoindre Cécile
à la plage pour la meilleure heure à cette saison: 20
heures.
Avec dix minutes de retard, il tourna à langle des
rues du Faubourg-de-la-Saunerie et du Cheval-vert. Il eut alors un
sentiment étrange, un peu similaire à celui occasionné
par la glissade suivie dun prompt rétablissement. Il
sonna à la porte cochère, sannonça et comme
dhabitude, depuis le deuxième étage, Marthe déclencha
louverture automatique. Il gravit avec la même cadence
plutôt lente malgré son retard, les marches de marbre
gris, regarda un peu mieux que dhabitude limposante cage
descalier et sonna à la porte du deuxième étage.
Marthe ouvrit: «Bonjour, Madame!» Tout comme dhabitude.
Non, elle ne tendit pas la main vers la porte du salon. Elle resta
droite, maigre, sèche, enfermée dans ses vêtements
si bien adaptés à elle que Volker eut été
incapable de les décrire. Elle semblait attendre. Ce fut lui
qui finalement prit linitiative daller vers la porte du
salon. Quand sa main se posa sur la poignée de porcelaine,
il y eut au même moment un cri net, cinglant: «Nein!»
Médusé, Volker la regardait sans comprendre. Après
un long soupir, Marthe reprit son souffle pour dire dans une phrase
brève: «Franz ist tot.» Volker rapidement constata
quil devait faire face à trois nouvelles en une: Le
vieux était mort, il sappelait Franz, il était
Allemand, Marthe qui devait sappeler Martha était
aussi Allemande.
Et lui, il était là, Volker, figé dans ce hall
dappartement, retenant une dernière fois tout ce qui
risquait de se répandre: un flot de questions. Martha ne lui
en laissa pas le temps. Elle poursuivit en allemand, linvitant
à entrer dans la bibliothèque, le corps du vieux étant
dans le salon, et à attendre quelle lui porte lhabituel
verre deau. Sans penser à linutilité de
la chose, Volker se laissa mener jusquà la pièce
voisine du salon, celle qui, il allait le découvrir, servait
de bibliothèque. Là, à peine entré, il
ne vit rien; il restait debout se disant que pour supporter ces inattendus,
il devait saccrocher à du concret, du précis:
il pensa à Cécile, à son amour pour elle, à
la plage où tout à lheure leurs corps vivants,
désirants, rouleraient dans la sable jusquà la
mer. Bon, le vieux était mort mais de toute façon il
ne devait plus le voir que six fois: là nétait
pas la nouvelle principale. Il pouvait enfin laisser éclore
les questions quil avait tues: que faisaient à Montpellier
ces deux Allemands qui ne semblaient pas parler français? Martha
quil avait prise pour lemployée de maison était-elle
la compagne du vieux? Volker quand il assit son corps, se mit enfin
à regarder la pièce où il se trouvait, aussi
cossue et imposante que la cage descalier et que le salon. Les
murs étaient couverts de livres; seules les deux fenêtres,
la double porte de communication avec le salon et celle donnant sur
lentrée principale, permettaient un espace entre mille
et mille livres: tous avaient été recouverts et reliés
dans la même couleur, la même peau, mono teinte, comme
tout le reste, à commencer par les vêtements de Martha
pensa Volker au moment où celle-ci entrait avec le verre deau.
Il voulut lui dire que puisquil ne lisait pas ce soir, ce verre
Mais Martha était déjà sortie, refermant la porte
vers le hall derrière elle.
Elle veut me dire quelque chose quelle ne dira pas pensa Volker
qui comprit quil devait accepter que dans ce lieu où
la parole ne passe pas, seuls les objets renseignent.
Sans bruit venant de lextérieur ni de lintérieur,
Volker était le seul vivant dans ce cube calfeutré.
Je suis dans une catacombe se dit-il en se levant brusquement pour
sen échapper. En allant vers la porte, il constata quaucun
auteur, aucun titre nétait gravé sur le cuir;
les rayons étaient numérotés et les volumes limités
à vingt par étagères. Volker approcha sa main
dun des livres pour voir à lintérieur quel
type de littérature et quelle langue cachait la peau de chagrin.
Allait-il découvrir que le vieux lisait beaucoup de romans
damour en allemand? Martha ne lui en laissa pas le temps: «Ihr
Briefumschlag», dit-elle en lui remettant lenveloppe correspondant
à son mois de lecture. Cest alors, sapprochant
du hall, que Volker voulut rassembler les questions quil sapprêtait
à poser à Martha; les unes et les autres se bousculaient,
sentremêlaient comme une course sans ordre ou chacun,
chacune, veut passer en premier; il tenta dorganiser ce quil
projetait de dire: François, ah non Franz était-il aveugle?
Comment était-il mort? Était-il Allemand, Autrichien?
Que faisait-il en France? Depuis quand y vivait-il? Pourquoi ne parlait-il
pas français ni allemand? Et elle? Mais il ny avait que
ce remous provoqué par les questions et les réponses
imaginaires qui venaient conjointement se frayer un chemin devançant
dautres questions: le vieux avait-il été meurtri
par une histoire damour? Banal pensa Volker qui néanmoins
nen avait pas lexpérience
Avait-il quitté
lAllemagne étant recherché comme ancien nazi?
Depuis le temps, il aurait mieux parlé le français.
Pourquoi ne voulait-il utiliser du langage que le strict minimum?
Dans cet instant pourtant très bref entre la porte de la
bibliothèque et celle donnant sur lextérieur il
ny avait pas que ces questions non dites et les fausses réponses
entraînant de nouvelles questions. Des sentiments contradictoires
prirent aussi place: tout cela me dégoûte, je me suis
fait avoir
qui sopposait à: peut-être le
vieux navait rien dautre pour rêver, pour saimer
lui-même que mes lectures, que ma voix?
Volker mit lenveloppe dans sa poche en sentant une épaisseur
inhabituelle et ne sut toujours pas à cet ultime moment quelle
question émettre en premier. Martha était devant lui,
tenant dune main la porte de sortie, de lautre son index
devant sa bouche avec pour la première fois un léger
sourire.
Volker passa la porte sans un mot, sans un serrement de mains, neut
pas la moindre attention pour lescalier, ni pour la rue du Cheval
vert; il avançait sans pensée: un seul but, retrouver
la table quittée un quart dheure avant à la terrasse
du Café Riche. Il eut envie de téléphoner à
Cécile, préféra attendre le rendez-vous quils
sétaient fixés. Il fallait dabord assimiler
quun ordre a basculé pendant ce quart dheure. Il
retrouva sa place, sassit et avant de se détendre dans
un profond soupir, il ouvrit lenveloppe, prit les cent cinquante
euros de la semaine en dépliant la feuille qui les enveloppaient.
Une main sans doute tremblante avait écrit: Chacun de nous
est un mystère pour lautre, tout autre est un mystère
pour chacun de nous. Au dessous, on voyait les traces dune autre
ligne sur laquelle la gomme navait pu éliminer lempreinte
dans le papier. Volker passa la mine de son crayon dessus dégageant
entre le gris du graphite les lettres blanches qui disaient: Dieu
seul sait. Franz navait donc pas souhaité ce rajout à
sa phrase. Et voilà quune nouvelle interrogation venait
se poser.
Volker relut, oublia le rajout et partit à la plage vivre
son histoire damour avec Cécile.