Léconomie
(oikos-nomos, administration de la maison) est un sujet qui concerne
tout le monde, y compris les chrétiens et les théologiens.
Car ce sujet comprend non seulement la Bourse, les taux dintérêt
et la pression fiscale, mais également le chômage, la distribution
de leau potable, le « trou dozone » et laugmentation
des gaz à effet de serre, l« exploitation »
des richesses (minières et humaines) du tiers monde, les guerres
que ce pillage induit, et tant dautres paramètres profondément
humains et relationnels !
Jésus ne parle pas déconomie : à
son époque, ce concept était inconnu. Le NASDAQ et les
fonds de pension nexistaient pas. César frappait la monnaie.
Le monde était infini. Le soleil, la mer et les porcs se chargeaient
déliminer les déchets. Et si le potier du village
partait sinstaller dans le village voisin, cela concernait cinq
ou six personnes.
Qui regarde le gâteau
et qui tient le couteau
?
Aujourdhui dans
notre société libérale (attention, mot piégé
!) lorsquune multinationale ferme une usine aux États-Unis
pour en ouvrir une identique à Taiwan, cela met au chômage
quelques milliers daméricains, cela donne un emploi mal
payé à quelques milliers de chinois
Lentreprise,
qui continue à fabriquer les mêmes produits à moindre
frais, récupère la différence de salaire et peut
soffrir un siège social en marbre rose avec des poignées
de porte en or massif ou, au mieux, distribue des dividendes à
ses actionnaires déjà trop riches puisquils ont
pu placer là lexcédent de leurs économies.
Dans un livre instructif (Antimanuel déconomie,
Éd. Bréal, 2004) Bernard Maris (économiste, professeur
duniversité) écrit : « Léconomie
parle du partage. Du partage de la richesse. Qui regarde le gâteau,
et qui tient le couteau ? » Les chrétiens pourraient-ils
être indifférents à cette question ? Comment pouvons-nous
simplement déclarer que nous sommes impuissants ou non concernés,
et passer à autre chose ?
Méfions-nous des économistes !
« Depuis le XIXe siècle,
les économistes cherchent à appliquer des lois
qui ne fonctionnent pas, car elles ne peuvent pas prendre en compte
le paramètre homme »
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Les économistes
ont voulu, au XIXe siècle, utiliser les méthodes mathématiques
qui réussissaient si bien en physique. Depuis, ils cherchent
à appliquer des « lois » qui ne fonctionnent pas,
car elles ne peuvent pas prendre en compte le paramètre «
homme », essentiellement variable, incertain, imprévisible
humain ! En outre, les hypothèses que ces « lois »
économiques supposent ne sont jamais réalisées,
si bien que les économistes ne peuvent guère faire mieux
quexpliquer magistralement le lendemain pourquoi ils se sont trompés
la veille.
Il faut aussi dénoncer labus dun jargon
inintelligible, caché derrière des formules mathématiques
et des notions incompréhensibles par lhomme de la rue,
même cultivé. Cest une façon commode dévacuer
toute critique de la part de « ceux qui ny comprennent rien
» : « ne vous occupez pas de ça : cest laffaire
des spécialistes ! » Les économistes et les politiques,
complices, ont ainsi les mains libres pour faire ce qui leur chante.
Ils annoncent par exemple que, pour que la croissance
revienne, il faut diminuer les salaires (ou les augmenter, cela dépend
).
Mais ils ne discutent jamais la finalité de la croissance. Ils
la présentent comme une évidente nécessité,
aussi incontestable que léradication de la variole. On
peut pourtant avoir au moins deux arguments contre cette présentation
tendancieuse :
Au-delà dun seuil (dépassé
depuis longtemps dans les pays développés), le bonheur
nest pas proportionnel au chiffre daffaires. Lhomme
qui mange huit fois par jour nest pas deux fois plus heureux que
celui qui mange quatre fois par jours. Alors, croissance
pourquoi,
et pour qui ?
Ensuite et surtout, la croissance par elle-même
est un phénomène fondamentalement inquiétant et
suspect : une croissance de 3 % par an (par exemple) conduit à
une multiplication par deux en 24 ans (donc par quatre en 50 ans, et
par
mille en 250 ans). Cette loi de variation que les mathématiciens
appellent exponentielle, conduit très rapidement à des
situations
insupportables. Cest elle qui régit les
explosions nucléaires. Pouvons-nous supporter une économie
gouvernée par des lois explosives ?
Léconomie contre la démocratie
«Un aspect très
préoccupant de léconomie est le pouvoir quelle
prend dans la société, à la place de la démocratie.»
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Un aspect très
préoccupant de léconomie est le pouvoir quelle
prend dans la société, à la place de la démocratie.
Une société pétrolière construit un gazoduc
en Birmanie. Cette réalisation saccompagne de travail forcé
des populations locales, et vient en aide à une junte militaire
qui maintient en ce pays une des dictatures les plus féroces
du monde, qui torture ses opposants et méprise les droits de
lhomme. Qui décide ? En Afrique, linstallation dune
autre société pétrolière saccompagne
de détournements de fonds qui auraient dû être utilisés
pour le développement social : ils serviront à acheter
des armes qui alimenteront la guerre civile au Congo. Qui est daccord
? Lorsque les multinationales pétrolières (ou pharmaceutiques,
qui ont intenté un procès au gouvernement sud-africain
pour lempêcher dautoriser des médicaments génériques
donc moins chers contre le sida) sont capables dimposer
leur loi aux gouvernements, que devient la démocratie ? (cf.
larticle de Jean-Luc Mouton Congo-Brazzaville, les pétroliers
dans Réforme n° 2859, 27 janvier 2000, et le très
intéressant Rapport dinformation n° 1859 à lAssemblée
Nationale, sur le rôle des compagnies pétrolières
dans la politique internationale et son impact social et environnemental,
par M.-H. Aubert, P. Brana, et R. Blum, 13 octobre 1999)
Les questions économiques (comme les questions
scientifiques) présentent deux aspects :
- Un aspect technique : « Comment ? » (Vaut-il mieux augmenter
ou baisser les salaires, et de combien, pour relancer la croissance
?). Le commun des mortels ne sait pas répondre. En général,
les économistes ne savent pas répondre non plus, ou
ils sont divisés sur les réponses.
- Un aspect citoyen et démocratique : « Pourquoi ? »
(Faut-il relancer la croissance ?). Pour répondre à
ce genre de question, le citoyen ordinaire nest pas moins qualifié
que léconomiste. Il sagit de choix de société.
On retrouve la même distinction dans le domaine
scientifique : comment fabriquer une bombe atomique est une question
réservée aux spécialistes encore que
nous avons notre petite idée ! , mais faut-il fabriquer
une bombe atomique devrait être une question qui concerne la démocratie,
donc chaque citoyen. Et il sagit ici aussi déconomie
puisquen France, par exemple, le choix de la fabrication de la
bombe atomique a entraîné plus ou moins directement le
choix de la filière « retraitement » à La
Hague, et linstallation des centrales nucléaires, dont
nous dépendons aujourdhui à 80 %, record mondial.
Sans que personne nose demander au peuple français ce quil
en pense !
Économie, Évangile, et liberté
Léconomie
est-elle toute-puissante ? La réponse est « oui »
si les citoyens, protestants ou non, se déclarent incompétents
et non concernés ! Elle peut devenir « non » si nous
exigeons un droit de regard sur ce qui est décidé en notre
nom dans ce domaine.
« La religion soccupe
à la fois du ciel et de la terre [
]. Toute religion
qui fait profession de soccuper de lâme des
hommes sans soccuper des taudis auxquels ils sont condamnés,
des conditions séconomiques qui les étranglent et
des conditions sociales qui les mutilent est une religion aussi
stérile que la poussière.»
Martin Luther King, Cité
par Coretta King dans Ma Vie avec Martin Luther King. Stock, 1970
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Quattendons-nous dÉvangile et liberté
? Nous souhaitons quune réflexion sur léconomie
alimente certaines rubriques. Visiter les malades, accompagner les alcooliques,
aider les immigrés, cest très bien. Comprendre pourquoi
la pauvreté, pourquoi lalcoolisme, pourquoi limmigration,
pourquoi un fossé toujours plus grand entre pays riches
et pays pauvres, serait encore mieux ! Cette réflexion pourrait
aider chacun à agir sur les causes de ces problèmes, et
pas seulement à remédier à leurs conséquences.
« Léconomie parle du partage de la
richesse. Qui regarde le gâteau, et qui tient le couteau ? »
Les chrétiens, surtout les chrétiens des
pays riches, qui disposent dun certain confort matériel,
et dun certain pouvoir, devraient interpeller les économistes
sur leurs objectifs sociaux et humains. Ils devraient exiger deux
une réponse claire et intelligible, exprimée en langage
courant : quelle société visent-ils ? Ce serait une façon
de guider un peu le couteau !
Marie-Noële
et Jean-Luc Duchêne