logo d'Évangile et Liberté

N° 167 - Juin 2003

( sommaire )

Cahier :
Règles du jeu d'une théologie libérale
par Raphaël Picon

L'objet de cet exposé (présenté lors des journées d'Automne de la théologie libérale) est de proposer une approche personnelle de la théologie libérale. Mais le « je » qui s'exprime ici se veut instruit par certaines dynamiques théologiques et philosophiques à l'oeuvre dans la théologie chrétienne. A défaut d'écrire une histoire de la pensée théologique libérale, la reprise subjective de ces dynamiques contribue à identifier ce que pourraient être les règles de grammaire d'une théologie libérale.

Introduction

Définir la théologie libérale est toujours une gageure. Dire ce qu'elle est, ce qu'elle n'est pas, fait courir le risque de la figer, de l'enfermer dans des principes devenus normatifs, bref de fonder une sorte d'orthodoxie de la pensée. Cette définition est d'autant plus difficile à construire, que l'histoire de la pensée libérale est complexe et multidirectionnelle. Le libéralisme varie à travers le temps. Nous avons pu hier qualifier de « libérale » une pensée qui aujourd'hui pourrait sembler plutôt conservatrice. La prise en compte de cette difficulté que pose la recherche d'une définition conduit certains théologiens à penser que le libéralisme ne repose pas tant sur une doctrine particulière que sur le statut qui est conféré à la pensée. Une théologie serait libérale, non d'abord par son contenu, mais en s'acceptant comme relative, comme partielle, comme ouverte à la critique.

Cette réserve vis à vis de ce qui pourrait définir la théologie libérale porte déjà en elle, on le voit, une manière spécifique de penser cette théologie. Celle-ci se révélerait comme libérale en s'offrant comme un espace de créativité, de liberté et de discussion. Elle affirmerait son libéralisme en demeurant insoumise à toute forme d'autoritarisme doctrinal et institutionnel. Cette manière de penser le théologique fait rupture avec cette autre approche de la théologie qui cherche en celle-ci l'énoncé d'une vérité normative, discernant le vrai du faux. Dans le premier cas, la théologie se donne d'abord comme une manière particulière de converser, dans le second cas elle se révèle comme l'attestation d'une vérité normative.

Si la théologie libérale se veut, ou veut se croire, affranchie de toute normes et de toutes règles, il n'en demeure pas moins qu'en amont du discours théologique, certains principes doivent autoriser cette approche libérale de la théologie. Car s'il est une chose de vouloir que la théologie soit libérale, parce que libre de toute règle, il en est une autre de faire que cette théologie libérale soit possible. Encore faut-il, en effet, énoncer les règles qui peuvent affranchir la théologie de toute règle...

Ce sont précisément quelques une des ces règles que j'aimerais présenter ici. Mon projet n'est pas de proposer une théologie libérale, de développer l'image d'un Dieu libéral ou de mesurer les implications existentielles et religieuses d'une foi en ce Dieu. Mon projet est plus simplement de repérer et de présenter ce qui pourrait contribuer à fonder une approche libérale de la théologie.

Parler de « principe », ou de « règles » en amont du discours théologique donne raison à l'idée selon laquelle nos propositions théologiques sont toujours déjà instruites par une philosophie particulière, ou plus généralement par une conception spécifique de la vie, de l'être, du réel, de l'existence humaine. Dans cette perspective, la théologie serait toujours enrichie par autre chose qu'elle même. Ceci est peut-être déjà le premier signe de sa relativité. Elle est relative parce qu'elle est en relation avec autre chose.

La première règle souligne précisément la primauté de la relation sur l'identité.

1. Le primat de la relation sur l'identité

Cette règle entend souligner la complexité interne à chaque élément qui compose le réel et à souligner leur impossible objectivation. Dès lors en effet que la relation devient constitutive de l'identité, celle-ci demeure ouverte à l'autre, à ce qui peut advenir, à l'événement, à la transformation. Plus encore, cette ouverture devient le lieu même de l'identité, une identité qui est mouvement, événement d'être et non simplement ce qui est.

L'intégration et l'application de cette règle contribuent à rendre libérale la pensée dans le sens où elle libère le sujet et les différentes composantes du réel de tout projet de maîtrise et de domination ; de cette mainmise qui cerne, fige et bride ainsi toute créativité et toute liberté.

De l'être à l'événement d'être

On sait combien fut mal aisée, dans l'histoire de la pensée, le fait d'accorder cette primauté de la notion de « relation » sur celle de l'identité. Et ce précisément parce que l'affirmation de cette précédence impliqua une véritable refonte de l'être et une dissipation, plus difficile encore à imposer, de la crainte de voir l'être s'éparpiller et se perdre dans le multiple. De cette histoire nous retiendrons seulement ici le fait que la tradition des philosophies de l'existence va rompre avec une grammaire philosophique entièrement régie par des propositions ontologiques faisant de l'être, dans son invariance et son immutabilité même, la mesure de toute chose.

C'est ainsi que Heidegger va précisément chercher à transporter dans l'être la relation, le mouvement, la dynamique, l'efficace. L'Etre, n'est plus ce qui est, dans cet invariance et son immutabilité qui le caractérisait, l'être est devenu le simple événement d'être. Un être qui n'est pas ceci ou cela, qui mais surgit comme ce qui advient et qui déploie sans cesse ses possibilités. Toute la tradition de l'existentialisme, dans son refus de l'essentialisme, va se construire sur l'idée qu'il n'est d'existence que dans la « sortie de soi », dans l'existence, dans l'exposition de soi à autre chose que soi-même. Il s'agit bien ici de souligner que l'identité se construit et se reçoit à travers ses relations aux autres.

Accorder l'antériorité de la relation sur l'identité revient, on le voit, à soutenir une conception dynamique de l'être. Celui-ci est fondé, déterminé par ce qui le lie à autre chose qu'à lui même. Cette fondation est donc toujours relative et provisoire, l'être reste ici dépendant de l'autre qui l'informe, le transforme, le fait advenir.

Affirmer la précédence de la relation sur l'identité revient aussi à accepter le caractère relatif de nos conceptions philosophiques et théologiques. Et ce parce que ces dernières portent leur attention sur des éléments toujours en train d'advenir, de subir des influences. Cela ne revient pas à disqualifier toute démarche réflexive et à rendre impossible toute saisie rationnelle du réel mais à intégrer dans la rationalité même ces catégories de la relation, de l'événement, de l'inattendu. Et ce afin de mieux rendre compte d'un réel qui ne se réduit pas aux seules catégories de l'être et de l'étant.

Appliquée théologiquement cette règle de la précédence de la relation sur l'identité, règle qui libère le sujet pour l'inconnu, va radicalement transformer la relation entre Dieu et l'humain et notre conception de la foi.

Le refus de l'objectivation comme condition de la foi

A sa manière, la Réforme va intégrer cette règle dans son vaste programme de relativisation des instances médiatrices de la Révélation. Chacun des « seuls » que scandent ses différents slogans, a pour effet de placer le sujet dans une relation fondatrice avec un autre dont la Réforme veut précisément souligner la primauté. Que cet autre soit la Grâce, la Bible, la Communauté, le Christ, Dieu, c'est toujours à travers la relation à cet autre que le sujet advient et devient possible. On se rappellera ici toute l'importance que revêt pour Luther le mot de « coram » pour parler de la conscience. La conscience est toujours conscience devant Dieu, l'être est toujours un être avec, en face de, en relation avec.

Cette même règle de la prédominance de la relation sur l'identité peut être repérée derrière le grand projet de la non objectivation qui traverse l'histoire de la pensée théologique. Que l'on pense à la tradition apophatique, à certains courants de la théologie médiévale, à des théologiens beaucoup plus contemporains comme Barth, Bultmann ou Tillich, le sujet croyant se trouve toujours déterminé par un réseau complexe de relation. Ce qui importe pour lui n'est plus de saisir et d'intégrer, mais bien d'être ou de se croire saisi et intégré, ce qui suppose une mise en relation. Ce qui compte pour le sujet n'est plus de chosifier, de dominer ou de domestiquer, mais d'être lui-même déplacé, influencé et transformé. Le sujet se retrouve mis en vis à vis d'une instance autre qui, se dérobant à toute objectivation, demeure suffisamment libre de créer l'événement, de susciter de l'inattendu. Cette primauté accordée à la relation relativise donc toute identité, précisément parce que la relation demeure advenue de l'autre, déplacement du sujet, ouverture à ce qui vient.

Dans cette perspective, la foi elle-même en vient à désigner l'occasion de cette ouverture de soi sur l'autre et sur l'inconnu. Comme l'écrit Rudolf Bultmann dans son article intitulé « l'idée de Dieu et l'homme moderne » : « Ce n'est pas la connaissance d'une image de Dieu, si exacte que soit cette connaissance, qui constitue le foi réelle en Dieu mais le fait d'être disponible pour la rencontre que l'Eternel veut faire de nous à chaque instant dans le présent, - à chaque instant, dans les situations changeantes de notre vie. Cette disponibilité est notre ouverture à nous laisser réellement ren-contrer par quelque chose qui ne nous permet pas d'être un Je fermé sur soi dans ses desseins et ses projets mais dont la rencontre veut au contraire nous transformer, nous faire sans cesse neufs. (...) Ce n'est pas en tant que méthode de conduite morale que l'oubli de soi est exigé mais en tant que disposition à ne pas nous attacher à notre ancien Je et à recevoir toujours à nouveau notre Je authentique. Cette disposition peut être interrogation consciente de la situation mais elle peut aussi être tout à fait inconsciente. Car Dieu peut nous rencontrer à l'improviste, là où nous ne nous y attendions pas ».

C'est ainsi, qu'à la suite de Bultmann nous pouvons voir en cette non-objectivation la condition même de la foi. Et ce dans la mesure où cette foi suppose toujours l'antériorité d'une rencontre, de l'advenue de ce « quelque chose », qui nous rejoint et qui nous ouvre sur autre chose que nous-mêmes. Cette foi, devenue le fruit d'une rencontre existentielle, implique nécessairement qu'une telle rencontre soit possible. Or cette rencontre libre et inattendue contrevient à toute main-mise et à toute maîtrise ; à tout ce qui voudrait limiter au déjà connu ce qui est toujours inouï. Etre saisi, c'est aussi accepter d'être saisi, et donc nécessairement se dessaisir de ce qui pourrait nous fermer à l'avènement d'une nouveauté saisissante.

L'absolu du coeur du relatif ou l'approbation théologique du monde

L'être, pensé comme événement d'être, devient, on l'a vu, une dynamique, une trajectoire, un événement de rencontre. Ce qui se dit ici de la réalité immédiate et finie peut aussi l'être de la Révélation et de la « réalité ultime ».

Dès lors en effet que l'événement de la rencontre devient constitutive de l'être, c'est bien la frontière entre l'être et l'autre qui se trouve bouleversée. C'est, par exemple, ce que met en relief, dans le domaine de la physique, la théorie de la complémentarité des particules ondulatoires. Les propriétés d'un objet dépendent toujours de la manière dont nous agissons sur celui-ci. Aucune séparation stricte ne peut ainsi être établie entre le processus d'observation et ce qui est observé. Le théologien britannique John Hick va reprendre à son compte cette théorie pour souligner le fait que la Révélation est relationnelle, qu'elle se laisse penser de différentes manières en fonction de différentes traditions de réceptivité. Cela ne revient pas à dire que la Révélation est produite par la relation, mais qu'elle s'en trouve en partie déterminée, et donc partiellement dépendante.

Dieu est relatif parce qu'il est en relation.

Si, comme le suggère John Hick, la Révélation est relation, Dieu se trouve lui-même rencontré par ce qu'il rencontre. Dieu est lui-même le produit de cette rencontre. Il est toujours ce qu'il est pour nous, dans une relation déterminée.

Ce sont très certainement les théologiens du Process qui soutiennent avec le plus de force cette précédence de la relation sur l'identité. Ils proposent ainsi de penser l'être et les différentes entités du réel comme des noeuds sans cesse recomposés d'interdépendances et de relations. L'originalité du Process est de développer une ontologie non substantialiste mais événementielle et de développer une théologie dans laquelle Dieu lui-même devient dépendant et donc sans cesse un autre.

Affirmer la primauté de la relation sur l'identité est une manière d'inscrire l'au-delà dans l'en deçà, le transcendant dans le présent. Comme l'écrit encore Bultmann : « L'idée d'un Dieu qui est au-dessus ou au delà du monde est impensable, ou bien se pervertit en une religiosité qui voudrait fuir le monde. Non, seule est acceptable pour l'homme moderne la conception de Dieu selon laquelle on peut trouver, chercher et trouver comme une possibilité de rencontre l'Absolu dans le relatif ».

Certes, et ce même Bultmann sera très vigilant sur ce point, tout ne se réduit pas à cette relativité. Dieu, comme l'homme, reste tributaires d'une dialectique de la participation et du retrait, de la liberté et de la dépendance, de la distance et de l'intimité. Mais souligner cette possibilité de rencontre de l'absolu dans le relatif autorise enfin la foi à laisser pleinement le monde être monde.

Si l'absolu se retrouve inscrit dans le relatif, c'est-à-dire au sens propre, mis en relation, cela signifie que le monde se trouve valorisé comme étant travaillé de l'intérieur par la transcendance. C'est-à-dire par une instance qui, non réductible à la relativité, ouvre sans cesse le monde sur l'inconnu et sur la nouveauté. Soutenir la précédence de la relation sur l'identité est donc une autre manière pour la foi en Dieu de restituer le monde à lui-même, de l'accepter dans sa profanité même, comme étant rejoint par ce qui le déplace sans cesse. Comme le dit Bultmann : « Dieu est l'au-delà au centre de nous-mêmes ».

Si cette règle soutenant le primat de la relation sur l'identité est apte à rendre libérale la théologie c'est donc bien dans le sens où cette règle empêche toute mainmise et toute chosification des composantes du réel ; non-objectivation devenue, chemin faisant, la condition même de la foi. Et plus encore, en reconnaissant l'absolu au coeur même du relatif, cette même règle autorise la foi à laisser le monde être monde et libère cette même foi de tout projet de domination et de maîtrise. Car si le monde est déjà rejoint et saisi par Dieu, il n'est plus alors à conquérir et à convertir.

Sur le plan théologique, cette antécédence de la relation sur l'identité met donc en tension deux logiques a priori contradictoires : celle qui récuse toute forme d'objectivation - rappelant par là même l'irréductibilité fondamentale de Dieu par rapport à toute tentative de saisie et de compréhension, et la logique qui souligne l'inscription de l'absolu au coeur même de la relativité - rappelant que Dieu se donne toujours dans une relation qui la détermine partiellement. Et c'est précisément parce que ces deux logiques sont mises en tension que chacune d'elle échappe à son propre écueil : celui de fuir dans l'insaisissable, dans le lointain, dans l'irrationnel, et celui de se réduire dans le relatif, de se retrouver chosifié et limité par ce qui est. Cette dialectique de la distance et de la proximité rappelle celle que nous évoquions plus haut entre le retrait et la participation, la liberté et la dépendance.

C'est précisément parce que Dieu est au coeur de cette tension qu'il demeure antérieur et au sujet et à l'objet. Dieu n'est pas un objet pour nous en tant que sujet ! Il précède toujours cette distinction. Comme l'écrit Paul Tillich dans la théologie de la culture : « Il est le point d'identité sur lequel on ne saurait penser ni la séparation ni la relation ».

Cette conception du monde comme étant rejoint et travaillé par la transcendance nous invite maintenant à proposer une deuxième règle : celle qui entend valoriser la primauté de l'action sur le dogme.

2. Le primat de l'action sur le dogme

Un Dieu de libération

La mise en oeuvre de cette règle contribue à rendre libéral le discours théologique car elle permet à celui-ci de témoigner de la force libératrice de Dieu lui-même.

Dans son ouvrage intitulé Religion et politique, le théologien catholique Jacques Rollet, souligne qu'il n'est qu'à relire le tout début de l'histoire du peuple juif, tel que la Bible nous la raconte, pour être saisi par le fait que cette histoire commence par une libération. Celle d'un peuple hors de l'oppression, hors de l'aliénation. Comme l'écrit Rollet : « Dieu ne se fait pas connaître à partir de la nature ou à partir d'une spéculation métaphysique ou à partir d'une rencontre mystérieuse avec une entité abstraite. Dieu se fait connaître par un acte concret de libération. La foi juive, et donc aussi chrétienne, prend son origine dans l'expérience qu'à fait un peuple d'une Libération ».

Cet exode - pensé et constitué à fin identitaire - fut tellement important dans l'histoire juive qu'il va sceller l'identité juive et structurer son déploiement dans le temps. C'est l'expérience passée, mémorisée, de cette libération mythique et inaugurale qui va aider à surmonter le temps de l'exil et permettre de croire en un possible lendemain, en un lendemain libre. Ce Dieu qui, dès le début de la Bible, se dit dans la libération, est un Dieu qui creuse une brèche dans la désespérance. C'est un Dieu qui ouvre l'horizon, qui donne sans cesse à croire qu'autre chose peut encore advenir, contre toute attente. Dans ce sens, Dieu apparaît comme une force de créativité qui nous libère des déterminismes du passé, de la fatalité, de tout ce qui nous empêche de nous produire dans l'avenir.

C'est cet inattendu, ce lendemain possible, tout sim-plement, que représente à sa manière l'événement Jésus dans l'histoire. Il n'est qu'à relire les évangiles pour être, là encore, saisi par la force libératrice qui anime Jésus. Les mouvements incessants de Jésus qui sont toujours des mouvements de reconnaissance, dessinent les contours invisibles d'une communauté d'hommes et de femmes qui sont enfin devenus des hommes et des femmes reconnus, c'est-à-dire des hommes et des femmes possibles. Qui peuvent être, tout simplement, tels qu'ils sont. Dans ce sens, Jésus se donne à penser comme un acte concret de libération. Il incarne dans l'histoire un Dieu porté par le souci de nous tous et du monde.

Un Dieu source d'action

Relire la Bible en suivant à la trace ce Dieu qui libère, nous invite à croire en un Dieu qui est véritablement une puissance de libération. Et une telle lecture devient forcément une source d'inspiration et d'initiation pour l'ensemble de la théologie. Comme l'écrit James Cone dans son ouvrage « La noirceur de Dieu » : « Toute théologie chrétienne est une théologie de libération ». Si Dieu est cru comme un Dieu de libération, la théologie se doit alors de dire et de don-ner du sens à cette libération. La théologie devient donc nécessairement libérale, dès lors que sa tâche est précisément de rendre compte et de rendre crédible ce Dieu qui libère.

Si nous parlons ici de primauté de l'action sur le dogme, ce n'est pas pour dévaloriser la démarche dogmatique, mais pour lui conférer une dimension pragmatique afin d'inscrire le dogme dans le champ de l'action lui-même.

Il est hautement significatif que Jésus n'ait jamais vraiment parlé de Dieu. Il n'en fait pas un objet de pensée et de spéculation. Dieu semble demeurer pour lui une volonté et une action. Jésus le rend signifiant et vrai à travers ses rencontres, à travers ses actes, à travers ce qu'il produit chez celles et ceux qu'il a côtoyés. En Jésus, Dieu n'est parlant qu'à travers des expériences de transformation, de recréation et de libération. La foi en ce Dieu de libération devient en elle-même une source d'action car à travers elle, nous sommes saisis par une instance dynamique de stimulation et de mise en mouvement. Croire ce Dieu de libération consiste dès lors à scruter, à retrouver et à signifier la libération dans le champ du possible.

Mais soumettre le dogme à l'action, ce n'est pas seulement repenser le dogme pour y voir un motif d'action, c'est aussi se risquer à poser l'action comme source même de la foi. Comme si, à sa manière, l'action pouvait elle-même anticiper sur la foi. C'est bien ce que laisse entendre Albert Schweitzer lorsqu'il affirme : « si tu veux croire en lui (en J-C) commence par faire quelque chose en son nom ». L'action n'est plus simplement la mise en pratique d'une conviction spirituelle, la réponse à un appel ou le signe d'une obéissance évangélique. Dire de l'action qu'elle anticipe sur la foi est une façon de dire que l'action contribue à rendre crédible l'Évangile, à l'inscrire concrètement dans le champ du possible. C'est aussi, et Schweitzer sera particulièrement attentif à ce point, une manière d'affirmer que l'action évangélique n'est pas du seul ressort des chrétiens et des croyants. L'action n'est pas le produit d'une foi préalable, elle ouvre sur la possibilité de croire en rendant l'Évangile vrai et crédible .

La pratique comme pôle de vérification dogmatique

C'est bien à cela que nous invite toute la tradition du pragmatisme et William James en particulier lorsqu'il se risque à affirmer « une idée est utile, parce qu'elle est vraie, et une idée est vraie parce qu'elle est utile ». La vérité est ici ce qui vient orienter nos actions, ce qui nous aide à vivre, ce qui nous mène vers des expériences toujours plus riches et intenses. Pour James, la vérité de Dieu ne tient pas à l'exactitude ou à la profondeur des projections que nous pouvons proposer à son sujet, ni au fait qu'il soit décrété comme une instance expérimentale. La vérité de Dieu se construit en se révélant dans notre agir, comme ce qui motive celui-ci. Dans la mesure où cette force cosmique se rend perceptible et palpable, comme une énergie et une dynamique comportementale, cette force se vérifie comme étant vraie.

Se « risquer » à affirmer l'utilitarisme de la vérité car le pragmatisme veut en effet prendre le risque de faire descendre la pensée philosophique au coeur de la complexité du monde. William James écrit à ce sujet dans Le pragmatisme : « Le monde des perceptions concrètes et individuelles, tumulte qui dépasse l'imagination, c'est un monde tout en broussailles, tout y est laborieux et confus. Dans un monde où votre professeur de philosophie vous fait pénétrer, tout est simple et net, tout est propre, tout est noble. Ici ne se rencontrent plus les contradictions de la vie réelle ». C'est aussi on le voit du fait même de cette complexité du réel déjà évoquée, que la pensée est appelée à servir l'action, à guider notre agir individuel et collectif, à défaut de se perdre dans l'irréalité.

Si cette règle de la primauté de l'action sur le dogme rend libéral le propos théologique qui l'intègre c'est bien nous semble t-il parce qu'il dote le discours théologique d'une potentialité concrète de libération, parce que le discours théologique devient une autre manière de rejoindre l'humain dans l'ici et maintenant de son existence.

On pourra toujours revenir sur les limites du pragmatisme et énumérer par exemple la dimension non dite des principes éthiques qui valident l'action ou bien encore le risque d'appauvrir le champ de l'investigation en le limitant aux seules logiques du développement historique. Si je rappelle ici cette tradition c'est qu'elle soutient fortement cette précédence de l'action sur le dogme et laisse entendre avec force ce souci de remettre la pensée au service de l'existence.

La troisième règle souligne la primauté de l'aventure sur le déterminisme.

3. Le primat de l'aventure sur le déterminisme

Cette règle contribue à rendre libéral le discours théologique dans son aptitude à briser toute médiation autoritaire et à fonder la possibilité d'une insoumission théologique.

Ce terme d'aventure a été valorisé théologiquement par les théologiens du Process, pour souligner la dimension inscrutable de l'avenir de l'humain comme de l'avenir de Dieu. L'un comme l'autre écrivent une histoire au jour le jour. S'ils peuvent se projeter dans l'avenir, anticiper sur la suite, aucune assurance ne peut garantir leur souhait ou leur prévision. Certes, cette histoire n'est pas totalement ouverte, l'advenue d'une nouveauté s'inscrit toujours dans une histoire particulière qui la détermine partiellement. Mais la force des déterminismes qui nous lie ne peut empêcher l'irruption d'une nouveauté, nouveauté qui nous renvoie dans le « Process » à la dimension transcendante de Dieu.

Cette règle permet de déployer le discours théologique autour des trois axes suivants.

Le Dieu de l'insoumission

La valorisation de la notion « d'aventure » sur celle du déterminisme rend libéral le propos théologique car il lui permet tout d'abord de libérer Dieu d'une image oppressive. Un Dieu aventureux demeure en lui-même un Dieu indéterminé, qui ne sait pas tout et qui ne peut pas tout déterminer. Le Dieu d'une détermination totale, qui saurait tout et qui pourrait donc tout ordonner en fonction de ce savoir, serait le Dieu de nos soumissions. Ce Dieu serait celui de la négation de la liberté, de l'impossibilité de poser un choix non déterminé par lui, comme par exemple le choix de croire ou de ne pas croire en Dieu. En parler, le dire, le médiatiser, fonderait une orthodoxie de la foi et de la pratique fermée à tout questionnement, à toute liberté critique, comme à toute autonomie.

A contrario, inscrire Dieu dans le champ résolument indéterminé de l'aventure revient à faire de lui une instance d'insoumission et d'émancipation par rapport à tout ce qui tend à dire Dieu pour mieux dire ce qui doit être cru, fait et pensé.

Un Dieu insoumis

Cette notion d'aventure détermine aussi le discours théologique en lui permettant de libérer Dieu de tout ce qui tend à l'enfermer et le figer. Ce Dieu insoumis à toute identification totalisante est toujours autre chose encore. Les limites de nos propres théologies, incapables qu'elle sont de dire le tout de Dieu, nous portent donc nécessairement vers les autres, comme une occasion de nouvelles révélations, de nouvelles découvertes théologiques. Comme le dit André Malet : « N'est pas seulement athée un savoir qui nie Dieu, mais beaucoup plus profondément tout savoir qui affirme savoir sur Dieu ». Etre athée, dans cette perspective, revient à réduire Dieu au propre savoir que nous en avons, à l'enfermer dans un système dogmatique définitif. Nier Dieu, c'est le nier dans son aptitude à l'altérité, à être, autrement, dans l'autre.

J'évoquais à l'instant les incessants mouvement de Jésus dans les évangiles. Jésus - c'est particulièrement vrai dans l'Évangile de Marc - ne cesse de passer d'un lieu à l'autre, de passer des frontières culturelles ou sociales, d'être ici et ailleurs. On s'y perd à vouloir le suivre de près. De même que rien ne l'arrête, aucune parole ne semble pouvoir le saisir et le comprendre pour de bon, une fois pour toutes. Jésus ne cesse de se déplacer et de brouiller les identifications dont il peut être l'objet. Médecin, professeur, pasteur, révolutionnaire, gourou... Jésus reste insoumis à toute identification, il est toujours ailleurs, il est toujours un autre. Ces incessants déplacements identitaires disent combien l'incarnation est une dynamique, un mouvement, un déplacement, une mise en route et jamais seulement un enracinement, une installation, un confort. Ce qui tend à dire et à incarner Dieu, change et se transforme sans cesse. Ainsi, dès lors que se figent nos théologies, dès lors que nos propositions théologiques se dogmatisent, elles n'ont plus Dieu pour objet, mais une idole, un absolu figé. La source de libération se transforme en une occasion de servitude.

Un Dieu de la relativisation

Enfin, ce Dieu qui est toujours le Dieu d'une aventure, qui est sans cesse un autre, que rien ne peut circonscrire, est aussi celui là-même qui nous oblige à réviser sans cesse nos dogmes et nos convictions, nos pensées et nos pratiques. Dieu désigne ici une instance de relativisation de nos propres discours, doctrines, valeurs. La relativisation en théologie n'est pas une concession à la modernité ni un choix utile et nécessaire pour valoriser la possibilité du pluralisme. La relativisation est un acte théologique. Elle est produite par un Dieu qui, refusant d'être enclos et limité à un seul discours, à une seule image, à une seule religion, relativise l'ensemble de nos dispositifs théologiques. L'aventure de la révélation fonde ici l'aventure théologique : celle de la quête d'un sens toujours à réinventer.

En guise de conclusion, je souhaiterais émettre une quatrième règle : celle de la primauté de l'esthétique sur le logique.

Conclusion : le primat de l'esthétique sur le logique

Cette primauté de l'esthétique se retrouve avec force chez Paul Tillich pour qui le Christ fonctionne précisément comme une image dotée d'une puissance créatri-ce. Comme le remarque Pierre Gisel dans les actes du colloque Paul Tillich, Art et Religion, Tillich s'oppose ici à Bultmann qui identifie la signification de Jésus avec celle de son message : Jésus appelle à une décision. « Non, rétorque Tillich, on ne montre pas ici comment l'expérience de se décider peut être accomplie. La situation d'avoir à se décider reste toujours une situation qui se situe sous la loi ». Et Tillich d'en appeler au « symbole », opposé à la simple exigence, symbole qui précisément « met ensemble » et produit une rencontre. Si le Christ fonctionne comme moment esthétique, c'est parce qu'il est une image qui « médiatise la puissance transformante de l'être nouveau ».

C'est précisément ce fonctionnement esthétique de la théologie qui pourrait la rendre apte, à l'instar des textes bibliques à produire un effet, à mettre en mouvement, à nous projeter dans une aventure nouvelle. Et c'est aussi cette dimension esthétique qui peut rendre justice à un réel et un monde dont nous avons reconnu ici les dimensions non objectivables. Inspiré par l'oeuvre d'art, ou devenu lui-même oeuvre d'art, le théologique n'enferme plus mais évoque, ne définit plus mais suggère.

Cette règle de la primauté de l'esthétique sur le logique conclut les trois autres parce qu'elle les rappelle chacune. En se dotant d'une dimension esthétique la théologie se dessaisit de tout projet de mainmise sur les composantes du réel et intègre dans sa propre grammaire les catégories événementielles qui laissent entendre la primauté de la relation sur l'identité. Cette dimension esthétique contribue ainsi à inscrire la pensée théologique dans une dynamique existentielle, à travers sa capacité à produire des effets, à mettre en mouvement, à soutenir l'action. Enfin, cette dimension esthétique laisse percevoir des dimensions non dites, non encore explorées, qui laisse présumer de la possibilité d'une aventure nouvelle.

Ces différentes règles contribuent à leur manière à diffuser un petit air de famille libéral dans le sens très simple où il libère les composantes du réel pour l'inattendu, pour l'action et pour l'aventure.

Raphaël Picon

 

haut de la page sommaire du N°

Merci de soutenir Évangile & liberté en vous abonnant :)


Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www


Liste des numéros

Index des auteurs

Archives d'É&l

N° Suivant

N° Précédent


Vous pouvez nous écrire vos remarques, vos encouragements, vos questions