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N° 161 - Décembre 2002

( sommaire )

Cahier :
Dieu est-il injuste ?
Quelques réflexions sur la justice de Dieu
et la justice des hommes dans la Bible hébraïque

par Thomas Römer

Plan

I. le concept de justice dans la Bible et le proche-Orient ancien

II. Le Dieu juste, garant de la justice.

III. La mise en question de la justice divine par les hommes.

  • 1. Le danger du dogme de la rétribution.
  • 2. Le livre de Job, reflet d'un monde qui semble s'écrouler..
  • 3. La complexité du discours sur la justice divine.
  • 4. Dieu défend-il sa justice ?
  • 5. L'acceptation du doute.

IV. La mise en question de la justice divine par Dieu lui même.

  • 1. Le jugement des uns, le salut des autres ?
  • 2. Le Livre de Jonas : l'humour contre le dogmatisme

V. Pour une utilisation résonnée du concept de justice divine

VI. En guise de conclusion ; le discours sur la justice divine entre nécessité et idolâtrie.

La question « Dieu est-il injuste ? » peut paraître étonnante, voire pour certains choquante. Bien sûr que non, serait-on tenté de répondre spontanément à une question aussi incongrue. Si Dieu était injuste, il ne serait pas Dieu. Ce type de réponse sous-tend en effet que la justice est un trait caractéristique et décisif de Dieu lui-même, en particulier du Dieu dont se réclament les religions monothéistes. Seulement, à y regarder de plus près, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles paraissent de prime abord.

Si l'on ouvre la Bible, qu'elle soit juive ou chrétienne, ou le Coran, on trouve bien entendu de nombreux passages dans lesquels Dieu et ses émissaires exhortent les hommes à pratiquer la justice et à respecter le droit. Souvent, les hommes manquent à cette tâche et sont critiqués avec virulence pour leur désobéissance. Mais curieusement, Dieu lui-même commet des actes qui nous paraissent injustes. Je me contenterai d'énumérer quelques exemples tirés de la Bible hébraïque. Dieu y punit les enfants pour les fautes des parents, comme l'affirme notamment le Décalogue ; ce même principe est sous-jacent dans les grands récits de destruction, comme la disparition de toute l'humanité (à l'exception de la famille de Noé) lors du déluge ou encore l'anéantissement de toute la population de Sodome et Gomorrhe, à l'exception de Lot et des siens.

Dans ces récits, les enfants sont punis avec la génération jugée coupable ; un scénario comparable se trouve d'ailleurs dans l'extermination de tous les premiers-nés d'Egypte, extermination qui doit pousser Pharaon à laisser partir les Hébreux, alors qu'il n'est nullement dit que tout le peuple égyptien partage l'obstination du Pharaon. Mais même vis-à-vis des siens, Dieu apparaît parfois comme étant foncièrement injuste. Ainsi, immédiatement après sa vocation, Dieu affronte Moïse avec le but de le (Ex 4,24-26). Pourquoi ? Le texte biblique ne nous donne pas d'explication. Et le fait que le Dieu de toute l'humanité se choisit un seul peuple, qui devient son peuple préféré, pose également à sa manière la question de la justice divine. Selon certains textes bibliques, Dieu accorde au peuple qu'il s'est choisi la possession d'un pays au prix du massacre de la population autochtone. Dieu apparaît ici partial, voire raciste, et c'est justement ce Dieu qui est invoqué aujourd'hui par certains colons israéliens pour légitimer les fantasmes d'un « Grand Israël » et l'expulsion des Palestiniens.

Dieu pratiquerait-il la justice du plus fort ? On comprendrait bien alors pourquoi il est si fréquemment cité par le président de la plus grande puissance mondiale pour défendre les intérêts de celle-ci. Ou Dieu serait-il en effet injuste, et devrions nous réviser certaines images traditionnelles véhiculées par les systèmes dogmatiques sur lesquels se fondent les religions monothéistes ?

Pour avancer dans ces questions, j'aimerais me limiter au corpus de la Bible hébraïque, car celle-ci est à l'origine des trois religions monothéistes ; les discours de ces trois religions sur la justice divine prennent donc leur point de départ dans ce corpus. Compte tenu des abus qu'ont connu les textes bibliques tout au long de l'histoire et jusqu'à nos jours, il est plus nécessaire que jamais de situer ces textes dans le contexte historique et socioculturel dans lequel ils ont vu le jour. Notre enquête devrait donc commencer par un rappel de la notion de « justice » dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible hébraïque et du rôle des dieux face à la justice. Il nous faut ensuite nous intéresser à des textes qui mettent en question cette justice, que ce soient par la bouche d'êtres humains comme Job ou par la bouche de Dieu lui-même, comme c'est notamment le cas dans le livre de Jonas. Cette enquête nous fera alors déboucher sur un plaidoyer en faveur d'un discours raisonné sur la justice divine.

I. Le concept de justice dans la Bible et le Proche-Orient ancien

Dans l'Antiquité comme aujourd'hui, pour qu'une société puisse fonctionner celle-ci doit avoir un certain nombre de règles qui soient connues et acceptés par tous les membres de cette société. Dans le Proche-Orient ancien, les règles les plus importants sont de ne pas tuer arbitrairement, de se montrer solidaire de ses parents, de respecter la femme ainsi que les autres possessions d'autrui, de respecter la parole donnée et les contrats conclus. Ces règles se trouvent dans la Bible, notamment dans la seconde partie du Décalogue, qui se veut le résumé des conditions d'un comportement adéquat vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes. Mais ces mêmes règles se trouvent également dans des prescriptions mésopotamiennes et dans des textes égyptiens. Ainsi par exemple, on trouve dans le « Livre des morts » les affirmations suivantes qui résument ce que doit être une vie conforme à la volonté des dieux : « Je n'ai pas usé de violence contre ma parenté... je n'ai pas commis de péché contre les hommes... je n'ai pas tué, je n'ai pas ordonné de tuer je n'ai pas réduit la mesure à grains, je n'ai pas raccourci la coudée... ». Ces règles sont à la base des collections qu'on appelle codes législatifs, mais qui ne correspondent pas à nos codes modernes.

Ces derniers prétendent en effet à une certaine exhaustivité et veulent édicter des sanctions précises pour tous les cas de figure possibles ; par contre, aucun des « codes » anciens n'a une visée comparable. Il s'agit plutôt de fixer soit les principes de base qui fondent les sanctions coutumières, soit différentes innovations par rapport à ces sanctions. Néanmoins, la prétention de ces textes en dernière instance, tout comme celle des codes modernes, était de garantir la stabilité de la société. Pour atteindre ce but, il fallait impérativement réaliser le droit et la justice. Dans l'AT, on trouve surtout deux termes qui expriment cette préoccupation: mishpat et tsèdèq (masc.), ou tsèdaqah (fém.). Ces mots, qui comptent parmi les termes les plus fréquents de la Bible hébraïque, sont également attestés dans les autres langues sémitiques de l'Ouest. Leur traduction n'est pas toujours aisée; mishpat peut signifier un jugement qui rétablit un état de droit, et ensuite le droit en général; la signification première de tsèdaqah est sans doute la loyauté, mais le mot désigne par extension le comportement adéquat dans une relation ou dans la société, voire dans le monde, ce qu'on traduit alors par « justice ».

L'exemple biblique le plus célèbre pour cette utilisation de tsèdaqah se trouve en Gn 15,6, un verset qui a joué un rôle important dans la doctrine protestante de la justification par la foi : « Abraham eut foi en Yhwh. Il lui compta cela comme justice ».

On interprète généralement ce verset dans le sens où Dieu considère Abraham comme juste à cause de sa foi en la promesse. Toutefois, sur le plan grammatical, le « il » peut tout aussi bien désigner Abraham: on peut alors comprendre que c'est Abraham qui considère Yhwh comme « juste », car en réitérant sa promesse celui-ci a agi conformément à la relation qu'il avait établie avec Abraham.

De toute façon, quelle que soit l'interprétation retenue, le sens de tsèdaqah est celui de la conformité à une relation. On prétend souvent que mishpat a un sens plutôt juridique, et tsèdaqah une acception plutôt éthique. Mais il s'agit-là d'une fausse opposition. Les deux termes expriment, chacun avec des accents un peu différents, l'idée de la justice qui permet aux hommes de vivre en harmonie. La justice garantit donc le maintien de ce qu'on appel-le souvent, dans le Proche-Orient ancien, l'ordre du monde. En Egypte, l'ordre du monde s'appelle ma'at: ce concept recouvre grosso modo l'état juste du monde tel qu'il a été fixé par le ou les dieux créateurs. Il englobe ainsi tout ce qui est exact, correct : le droit, la justice et la vérité. Les scribes égyptiens ont figuré la ma'at comme une jeune femme portant pour coiffure le hiéroglyphe représentant son propre nom, à savoir une plume droite. La plume évoque à la fois la fragilité et la souplesse. Le concept de l'ordre du monde se caractérise fort bien par ces deux principes; c'est un concept souple, on ne peut le maintenir avec des lois rigides, mais l'ordre du monde est aussi extrêmement fragile. On peut le comparer à un jeu de mikado: si un seul bâtonnet est bougé d'une manière malencontreuse, l'ensemble de la construction peut s'effondrer.

Pour la pensée antique, une mauvaise action individuelle peut avoir des conséquences cosmiques; d'où la nécessité pour chaque individu de vivre conformément à la ma'at, et de sanctionner les comportements qui la mettent en péril. En fait, c'est la ma'at même qui punit l'homme qui ne la respecte pas. Une action néfaste aura des conséquences néfastes pour son auteur. Mais la ma'at n'est pas un dogme: il faut chercher à la comprendre en fonction de chaque situation spécifique; en outre, la ma'at s'enseigne et peut donc être apprise. Dans de nombreux textes, la ma'at apparaît comme une déesse, en règle générale comme fille du Dieu Ré. C'est là une manière d'insister sur l'origine divine de cette justice qui permet de vivre en harmonie avec les hommes et les dieux.

Dans la Bible hébraïque, c'est précisément le terme de tsèdèq/ tsèdaqah qui correspond à la ma'at égyptienne. En effet, tsidqu était le nom d'une divinité sémitique, divinité qui est d'ailleurs attestée dans la Bible dans des noms propres comme Melkitsèdèq (Gn 14 : Tsèdèq est mon roi) ou Adonitsèdèq (Jos 10,1 : Tsèdèq est mon Seigneur). Il est difficile de décider si pour les auteurs bibliques le mot tsèdèq comportait encore l'allusion à une divinité; il ne fait cependant aucune doute que, pour la Bible, la justice est d'origine divine et elle est maintenue, garantie et restaurée par Dieu.

II. Le Dieu juste, garant de la justice

Ce sont notamment les Psaumes et les Proverbes qui insistent sur le lien entre la justice divine et la justice humaine. Le Ps 99, qui s'adresse à Yhwh comme roi des cieux et de la terre, constate « Le droit et la justice en Jacob, c'est toi qui les a faits » ; et au Ps 17,1 Dieu est identifié à la justice puisqu'il y est appelé « Yhwh-tsèdèq ». Face à ce Dieu qui a établi la justice comme principe de la création, l'homme est appelé à son tour à pratiquer la justice. Dans de nombreux psaumes, comme dans le livre des Proverbes, Yhwh est vu comme celui qui institue et qui garantit le lien entre le comportement des individus et le sort qui leur échoit. En tant que garant de la justice, Yhwh est le protecteur des pauvres et des faibles (Pv 22,22s). Il a horreur de l'injustice sociale (Pv 11,1), mais se complaît en ceux qui pratiquent la justice (Pv 12,22). En effet, pour que l'ordre « juste » du monde soit maintenu, il doit y avoir un lien entre les causes et leurs effets, comme le formule par ex. Pv 3,33 : « La malédiction de Yhwh est sur la maison du méchant, mais il bénit la demeure des justes », ou encore Pv 10,3 : « Yhwh ne permet pas que le juste ait faim, mais il repousse les appétits des méchants ».

Ces textes expriment l'idée que le juste se trouve en accord avec le projet divin, et qu'il bénéficie par conséquent de la faveur et de la bénédiction divines, qui assurent son bonheur. Mais il ne s'agit pas (encore) d'une rétribution automatique: au contraire, de nombreux textes sapientiaux soulignent le fait que l'homme ne peut jamais être sûr d'agir conformément à la justice divine (Pv 16,2 : « Toutes les voies de l'homme sont pures à ses yeux, mais c'est Yhwh qui pèse les coeurs »). De même, un juste ne se trouve pas forcément dans l'abondance matériel-le (Pv 16,8 : « Mieux vaut peu de bien avec la justice qu'abondants revenus sans équité »). Ces exemples que nous venons de citer ne mettent pas en cause l'idée du lien entre causes et effets, elles insistent seulement sur le fait que ce lien peut rester caché à l'homme comme le plan de l'ordre du monde. Le vrai juste dans la Bible est donc constamment à la recherche de la justice, il ne la détient jamais.

Il existe néanmoins un être humain qui est établi par Dieu comme vicaire pour apprendre aux hommes la justice et pour la faire respecter: c'est le roi, qui est le vicaire de Dieu (son image) sur terre. Le roi reçoit de la divinité le droit, qu'il doit transmettre au peuple. Par ce transfert, le roi est ainsi amené à assumer les fonctions divines quant au maintien de la justice. Le Ps 72 fait clairement apparaître cette position du roi.

« Dieu, confie tes jugements au roi, ta justice à cet être royal. Qu'il gouverne ton peuple avec justice, et tes humbles selon le droit. Grâce à la justice, que montagnes et collines portent la prospérité pour le peuple. Qu'il fasse droit aux humbles du peuple, qu'il soit le salut des pauvres, qu'il écrase l'exploiteur. » (v. 1-4).

Dans l'idéal, un roi juste fait régner la justice et procure à sa cour et à son peuple richesse, bonheur, paix, bref: la bénédiction divine. Dans les livres des Rois, la première partie du règne de Salomon, roi sage et juste par excellence, est décri-te dans cette perspective. Mais la royauté judéenne se termine par la chute de Jérusalem, la destruction du temple et la déportation du dernier roi à Babylone d'où il ne reviendra pas. Pour les rédacteurs des livres des Rois, cette fin tragique est la conséquence du fait que la plupart des rois « firent ce qui est mal aux yeux de Yhwh ». Pour ces rédacteurs, la destruction de Jérusalem ne met pas en cause la justice de Yhwh ; celle-ci s'est justement exercée dans la catastrophe qui s'est abattue sur Juda, et qui doit être comprise comme une sanction de Yhwh contre des rois « injustes ». Néanmoins, ce type de justice divine apparemment basée sur une rétribution aveugle a également donné lieu à des questionnements et des remises en question.

III. La mise en question de la justice divine par les hommes.

Le danger du dogme de la rétribution

Pour les rédacteurs du livre des Rois, qu'on appelle aussi les « Deutéronomistes » parce qu'ils interprètent l'histoire avec un modèle de rétribution directement inspiré du Deutéronome, l'exil ne mettait pas en question la justice divine. Au contraire. Mais cette position n'était probablement pas partagée par la majorité de la population. Le livre des Lamentations reflète bien l'hésitation de la population non déportée quant aux causes de la catastrophe survenue. Yhwh y apparaît même comme un ennemi, comme l'affirme notamment Lam 2 : « Vois Yhwh et regarde qui tu traites ainsi. Si des femmes mangent leur fruit, des bébés bien formés... mes jeunes filles et mes jeunes gens tombent par l'épée, tu massacres au jour de ta colère, tu égorges sans pitié » (v. 20-21).

Parmi la jeune génération des exilés à Babylone, la question de la justice divine se posait également, et ceux qui étaient des enfants au moment de la déportation interprétèrent leur situation à l'aide d'une boutade : « Les pères ont mangé du raisin vert, et ce sont les fils qui ont les dents abîmées » (Ez 18,2) ; ils s'insurgeaient ainsi contre une justice qui inclut des générations innocentes parmi les victimes de la punition divine. On ne doit certainement pas limiter de telles mises en question de la justice divine à une époque précise. Ne peut-on pas observer en tout temps que l'idée de la rétribution est souvent infirmée dans les faits ?

Ainsi le Psalmiste s'écrie : « Je vois le bonheur des injustes. Ils ne se privent de rien jusqu'à leur mort, ils ont la panse bien grasse. Ils ne partagent pas la peine des gens, ils ne sont pas frappés avec les autres » (Ps 73,3-5). C'est un constat de tous les temps, à savoir que très souvent ceux qui méprisent la justice et la solidarité jouissent de l'impunité et mènent une vie agréable.

Face à ce constat, on peut certes affirmer, comme le fait un autre Psalmiste : « J'ai été jeune et j'ai vieilli sans jamais voir un juste abandonné, ni ses descendants mendier leur pain ». Mais il s'agit là, d'une attitude que les sociologues qualifient de dissonance. On affirme et on maintient une doctrine malgré les évidences ; c'est-à-dire qu'on en vient à un durcissement et une « dogmatisation » de la doctrine de la rétribution et d'une certaine conception de la justice divine. La même évolution peut s'observer dans le livre des Proverbes, où l'on assiste de plus en plus à la formation et à la mise en place de stéréotypes.

Ainsi, dans la collection des ch. 10-15, on ne décrit plus des comportements concrets pour en dégager les conséquences, mais on oppose le juste au méchant dans un dualisme rigide. Du côté de Dieu se trouvent les justes, alors que de l'autre côté, il n'y a que le chaos et les méchants. Et Dieu, bien évidemment, donne le bonheur aux justes tandis que le malheur et les souffrances sont réservés aux hommes mauvais. Le dogme de la rétribution deviendra si puissant que certains n'hésiteront pas à réécrire l'histoire. Selon le livre des Rois, dont les rédacteurs appliquent pourtant déjà une perspective de rétribution, comme nous l'avons vu, le roi Manassé est le plus affreux de tous les monarques qui aient régné sur Juda ; et cependant, c'est lui qui a connu le règne le plus long : 55 ans (2 R 21,1). Pour l'auteur des Chroniques, cette contradiction est insupportable : Manassé aurait dû être sanctionné par Dieu pour ses mauvaises actions. Aussi, pour expliquer les 55 ans du règne de Manassé, le Chroniste va nous relater comment Manassé s'était converti à Yhwh au début de son gouvernement, et comment Dieu, en récompense, avait prolongé son règne (2 Ch 33,11-33). Pour le Chroniste, cette histoire était absolument nécessaire pour comprendre et pour justifier le long règne de ce roi, puisqu'il en déduisait que Manassé devait faire partie des justes. Et ainsi l'ordre du monde était-il préservé.

L'idée de la rétribution rassure, puisqu'elle préserve la notion d'un Dieu juste et d'un monde compréhensible. Cette idée n'est d'ailleurs nullement limitée à la Bible hébraïque; dans le NT elle paraît également bien établie lorsque par exemple les disciples questionnent Jésus au sujet d'un aveugle et lui demandent: « Rabbi, qui a péché pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents ? ». Aujourd'hui encore certains juifs, chrétiens et musulmans se servent de l'idée de la rétribution pour déclarer par exemple que le SIDA est une punition de Dieu qui frappe tous les débauchés de ce monde. Toutefois, si les défenseurs de cette conception classique de la rétribution avaient lu plus attentivement la Bible hébraïque, ils se seraient rendu compte que la dogmatisation de la justice divine a entraîné par réaction la mise en question radicale du principe de rétribution, et ceci notamment dans le livre de Job.

Le livre de Job, reflet d'un monde qui semble s'écrouler

L'auteur du livre de Job ne veut ou ne peut accepter la déclaration péremptoire des Proverbes selon laquelle « le mal poursuit les pécheurs et le bien récompense les justes » (Pv 13,21); il met radicalement en question la conception de la justice divine véhiculée par ce proverbe. L'auteur de Job expérimente une véritable crise de la compréhension du monde, crise qui est liée à l'internationalisation de la société et aux bouleversements des structures traditionnelles qui apparaissent à l'époque perse. Après la destruction du Temple et la domination babylonienne, l'arrivée des Perses a certes permis la reconstruction du Temple et le retour des exilés (pour ceux qui le voulaient), mais l'intégration de la petite province Yehoud dans l'immense empire perse fut l'occasion d'une autre crise.

C'est l'expérience de la première mondialisation, les échanges économiques, commerciaux et culturels, la découverte d'un certain cosmopolitisme, face auquel il n'est pas aisé de trouver ses repères. Le monde était devenu trop grand et incompréhensible et Dieu lointain. Cette expérience n'est bien sûr pas une spécificité de la foi juive, et c'est même pour cela que Job n'est pas présenté comme un Israélite. L'auteur du poème de Job met en scène un homme « universel », qui est situé apparemment quelque part en Arabie, en marge des terres habitées, sur les franges du désert, là où le monde ordonné est menacé par le chaos. Le nom de Job semble également avoir une fonction programmatique, puisque Iyyob signifie soit « où est le Père ? » (=Dieu) ou « Celui qui se montre hostile ». Dans ce dernier cas, Job aurait repris le qualificatif d'un Dieu devenu hostile.

La complexité du discours sur la justice divine

Le livre de Job n'a pas été écrit d'un seul trait ; néanmoins, pour tous les rédacteurs qui sont intervenus dans ce livre, la question de la justice divine constituait manifestement une préoccupation centrale. Le livre se divise en un cadre narratif, rédigé en prose (1,1- 2,13 ; 42,7-17) et une section principale (3,1-42,6), rédigée en vers. On pense souvent que le poème et le récit sont l'oeuvre de deux auteurs différents, ce qui est fort possible. En effet, le personnage de Job et ses réactions ne sont pas les mêmes dans le cadre et dans les poèmes. Dans le récit en prose, Job est décrit comme un patriarche, un cheik bédouin possédant de nombreux troupeaux. Le Job des poèmes ressemble plutôt à un aristocrate citadin (cf.Job 29). Dans le cadre narratif, Job apparaît comme le juste exemplaire, responsable de ses enfants, pour lesquels il intercède régulièrement auprès de Dieu en offrant un certain nombre de sacrifices.

Dans la forme actuelle du cadre narratif, les souffrances de Job résultent d'une sorte de pari entre Dieu et Satan, ayant pour but de déterminer si l'attachement de Job à Dieu est désintéressé ou non. C'est ainsi que Dieu permet à Satan de lui enlever tous ses biens, enfants compris, et de le frapper par des maladies. Job tient bon, il n'écoute pas sa femme qui lui conseille de se séparer d'un tel Dieu en le maudissant. Job réussit ainsi l'épreuve qui lui est imposée par Dieu, et tout se termine par un happy end. Job est de nouveau comblé de richesses, plus encore qu'auparavant. Le cadre propose donc apparemment une solution rassurante, puisqu'à la fin le monde est de nouveau « en ordre ». Pourtant, cette vision des choses ne parvient pas à atténuer la révolte de Job qui s'exprime dans la section principale. Dans cette section, Job s'oppose à sa situation incompréhensible et va jusqu'à accuser Dieu d'être injuste, cruel et arbitraire.

La partie principale du livre de Job se compose de trois discours: discours de Job, discours de ses amis, discours de Dieu. Les amis de Job, qui portent des noms « étrangers » (Eliphas, Bildad, Sophar) et qui symbolisent la sagesse internationale, sont convaincus que les souffrances de Job sont une sanction de Dieu pour un péché caché de Job. Ils exhortent donc Job à reconnaître sa faute et à se repentir. Puisque Dieu est juste, selon eux, Job doit accepter ses malheurs comme étant nécessairement mérités.

Après un premier dialogue dans lequel Job ne maudit pas Dieu, comme le lui avait recommandé sa femme, mais le jour de sa naissance (Job 3), le débat entre Job et ses amis s'organise en trois cycles et s'interrompt tout à coup brusquement. La communication entre Job et ses visiteurs est apparemment devenue impossible. Il nous faut cependant insister sur un point important qui est souvent négligé par les commentateurs. Job partage d'abord avec ses amis la même conception de la justice divine et de la rétribution. C'est pourquoi, il s'adresse à ses amis en leur disant : « Eclairez-moi et je me tairai. En quoi ai-je failli ? Montrez-le moi ! » (6,24). Etant convaincu d'être innocent et juste, Job considère qu'il n'a pas mérité son destin. Pour les amis, Job est frappé par Dieu parce qu'il a commis une faute, alors qu'aux yeux de Job, Dieu le traite injustement parce qu'il n'a rien commis de mal. C'est pour cela qu'il arrive au constat que Dieu est injuste : « Au jour du désastre, le méchant est préservé, au jour des fureurs, il est mis à l'abri » (21,30). Dieu lui apparaît comme un dieu méchant et arbitraire : « Tu t'es changé en bourreau pour moi, et de ta poigne tu me brimes » (30,21). A quoi servent toutes les prescription d'ordre éthique, si Dieu lui-même est injuste ?

Ses amis tentent de lui démontrer que le bonheur des impies n'est que passager (par ex. en 20,5-9). Pour les amis, la vérité, c'est la tradition qui affirme la justice divine (Dieu est nécessairement juste), mais Job ne peut plus dissocier la vérité de sa propre existence ; il ne cesse de clamer son innocence et puisque le dialogue avec ses amis n'a pas permis d'expliquer sa situation, Job se tourne directement vers Dieu et le met au défi de lui répondre (31,35), renversant ainsi les rôles. Traditionnellement, c'est Dieu qui interpelle l'homme pour lui demander des comptes quant à sa conduite, alors que désormais c'est l'homme qui interroge Dieu sur sa justice. Dans la forme actuelle du livre, la réponse de Dieu se fait attendre après le défi de Job en 31,35, puisque cette réponse n'intervient qu'au chap. 38; ceci vient du fait qu'un rédacteur ultérieur a inséré les discours d'un certain Elihou aux chap. 32-37, entre le dernier discours de Job et la manifestation de Dieu. Elihou est présenté comme appartenant à une génération plus jeune que celle de Job et de ses amis; il ne s'adresse pas directement à Job et à ses visiteurs, mais il parle d'eux à la troisième personne.

Elihou veut rétablir la foi en la justice de Dieu. Pour parvenir à son but, il se distancie à la fois de la position de Job et de celle de ses amis. Il admet qu'il peut arriver qu'un juste se trouve dans une situation de détresse sans avoir commis quelque chose de mal. La souffrance du juste est alors comprise comme un moyen pédagogique de Dieu qui « sauve l'opprimé par l'oppression et lui ouvre l'oreille par la détresse » (36,15). L'insertion des discours d'Elihou rejoint ainsi la théologie du prologue qui présente les souffrances de Job comme une mise à l'épreuve divine. Par l'ajout de ces discours, un rédacteur ultérieur a donc voulu donner une grille de lecture pour la réponse divine à venir, peut-être parce qu'il la trouvait par trop obscure, ou trop peu orthodoxe.

La réponse de Dieu à Job est en effet étonnante ; Dieu ne semble pas répondre, mais il pose des questions à Job. De plus, la réponse de Dieu se fait en deux discours, dont le second passe longuement en revue deux monstres marins. Certains commentateurs ont pensé que le contenu des discours n'est pas important, seul importerait le fait que Dieu se manifeste à Job. On peut cependant difficilement percevoir une réponse dans cette théophanie au sein d'une tempête. Ce serait plutôt à nouveau une manière d'accabler Job qui s'était plaint en 9,17 que Dieu l'écrasait dans la tempête.

Dieu défend-il sa justice ?

Dans son premier discours, les questions que Dieu adresse à Job le font apparaître comme incapable, dans son ignorance, de juger Dieu et le monde qu'il a créé (38,4 : « Où étais-tu quand j'ai fondé la terre ? »). Suit alors une sorte de bestiaire, dans lequel Dieu se présente comme le maître de nombreux animaux sauvages qui, à l'époque, échappaient pour la plupart au contrôle de l'homme. On trouve ici un thème extrêmement courant dans l'Orient ancien, à savoir le thème du « maître des animaux » ; il s'agit avant tout d'un motif iconographique, dans lequel un dieu (ou un roi qui le représente) se tient au centre, domptant deux ou plusieurs animaux sauvages.

Ce thème sert à exprimer la souveraineté universelle de Dieu. Mais la longue liste des animaux déplace Job dans sa perception, puisque Dieu lui montre que sa vision du monde est trop anthropocentrique; Dieu étend sa domination et son souci de la création également sur des bêtes qui ne sont d'aucune utilité pour l'homme. On peut donc voir dans le premier discours la critique d'une certaine idée de la justice divine, dont la seule préoccupation serait la place de l'homme dans le monde ; c'est peut-être aussi une critique d'un certain individualisme qui se fait jour à l'époque perse sur le plan économique et idéologique. L'auteur de Job veut déplacer son héros et son lecteur par rapport à une compréhension trop humaine de la justice divine. Mais ceci ne signifie nullement que les questions de Job deviennent sans pertinence, ni que le texte de Job 38-39 en appelle à la soumission aveugle à un ordre incompréhensible. La question du mal, de la souffrance, de l'injustice, donc du chaos n'est pas évacuée. Elle sera le thème du second discours.

Le second discours met en scène deux bêtes, appelées Béhémot et Léviathan. On a souvent traduit ces noms par « hippopotame » et « crocodile », ce qui a obscurci les connotations mythologiques. En effet, Léviathan est attesté dans les textes d'Ougarit (Lôtan), où il est l'une des manifestations du chaos aquatique. En décrivant en détail l'apparence inquiétante de ce monstre, le second discours divin confronte Job à un Dieu qui doit constamment se battre contre les forces chaotiques. Certes, Dieu a créé le monde (c'est l'affirmation du premier discours) et il est tout-puissant ; mais la victoire sur le chaos n'est jamais définitive : Dieu doit constamment s'opposer au retour en force du chaos. La conception, partagée par Job et de ses amis, d'un mal qui serait directement issu de Dieu est ici dénoncée. Les discours de Dieu concèdent une certaine place aux forces du chaos et ne recourent pas à l'idée de la justice divine pour expliquer la présence du mal au monde. La victoire sur le chaos n'est jamais définitive ; Dieu doit le vaincre jour après jour.

L'expérience d'un monde en désordre renvoie alors à l'irruption du chaos dans la création. Job, comme tant d'autres hommes, a dû faire l'expérience de l'écroulement d'une situation qui paraissait stable et ordonnée. Dieu rappelle alors à Job que cette irruption du mal n'est pas à accepter comme une fatalité, ni comme l'expression d'une sanction ou d'une mise à l'épreuve divine, puisque Dieu oeuvre constamment pour faire reculer le mal. L'auteur de Job s'oppose ainsi à une conception statique du monde et de la société. Il défend au contraire l'idée d'une « stabilité dynamique », si je peux me permettre cette formule, qui lui permet d'accepter et de reconnaître la réalité du mal dans la création sans pour autant lui attribuer la victoire définitive. Cette vue lui permet de prendre au sérieux le fait que la création souffre, comme le dira plus tard l'apôtre Paul (Rom 8). Une telle conception permet également de ne pas banaliser la souffrance, sans pourtant devoir l'accepter comme définitive.

Le poème de Job témoigne ainsi d'une grande lucidité : son auteur refuse tout discours dogmatique sur Dieu et le monde ; il s'oppose à toute utilisation apologétique de la justice divine pour expliquer les situations de détresse inexplicables. Par là, il prend au sérieux l'expérience humaine, tout en montrant les limites de cette expérience. Et je serais tenté de dire qu'il établit un parallèle entre la situation de Job et la situation de Dieu. Dans sa lutte contre le chaos, Dieu est solidaire de la lutte de Job contre l'incompréhensible, et d'une certaine façon, Dieu souffre avec Job. Tout comme Job doit se battre pour vivre dans un monde qui lui paraît invivable, de même Dieu doit se battre pour rendre possible la vie contre les forces de la mort. « Job et Dieu - même combat », pourrait-on presque dire. Ainsi, le livre de Job est également un appel à ne pas céder au cynisme ou au désespoir face à un monde chaotique, mais à prendre ses responsabilités, tout en sachant que la lutte contre le mal peut être difficile et que la victoire n'est jamais définitivement acquise.

L'acceptation du doute

Job est-il convaincu pour autant ? Sa réponse à la deuxième intervention divine (42,1-6) pose de nombreuses questions philologiques et exégétiques. La TOB traduit la fin de sa réplique ainsi : « Aussi j'ai horreur de moi, et je me désavoue sur la poussière et la cendre ». Une traduction plus littérale dirait plutôt : « J'ai perdu tout intérêt et je regrette (ou : j'ai changé d'avis sur) la poussière et la cendre ». Cela signifie-t-il peut-être que Job a abandonné la quête d'un Dieu compréhensible et qu'il regrette les symboles de son deuil (à savoir, la poussière et la cendre) ? Ou pourrait-on également dire qu'il accepte de voir l'incompréhensible autrement qu'avant ?

L'ambiguïté de la réponse de Job reflète toute la difficulté d'accepter le non-fonctionnement de la logique de la rétribution. Mais cette ambiguïté n'est pas critiquée par le rédacteur final; et même les accusations de Job contre Dieu paraissent justifiées car ce dernier, à la fin du livre, critique la position des amis en affirmant : « Vous n'avez pas parlé juste de moi, comme l'a fait mon serviteur Job » (42,7). Et même si cela nous semble un paradoxe, Dieu accepte que l'homme s'interroge sur sa justice ; d'ailleurs, Dieu lui-même peut s'opposer au dogme d'une justice divine statique comme le montre un autre livre, celui de Jonas.

IV. La mise en question de la justice divine par Dieu lui-même

Le jugement des uns, le salut des autres ?

Dans la Bible hébraïque, ce sont surtout les prophètes qui dénoncent le désordre social et cultuel qui résulte du non-respect de la justice dans la vie quotidienne. L'absence de justice entraîne alors des oracles de jugement à l'adresse d'Israël et de Juda, comme par ex. celui de Mi 3,9.10.12 : « Ecoutez donc ceci, chefs de la maison de Jacob, magistrats de la maison d'Israël qui avez le droit en horreur et rendez tortueuse toute droiture, en bâtissant Sion dans le sang et Jérusalem dans le crime... c'est pourquoi à cause de vous Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de décombres, et la montagne du temple une hauteur broussailleuse ».

Ces annonces de jugement sont à comprendre comme la sanction de Dieu à l'égard de son peuple, ou plutôt, à l'égard de ses dirigeants désobéissants. Michée, notamment, annonce au VIIIe siècle déjà la chute de Jérusalem et la déportation. La destruction de Jérusalem par les Babyloniens fut ainsi très vite interprétée comme l'accomplissement du jugement divin annoncé par les prophètes. L'histoire avait apparemment donné raison aux prophètes de malheur qui dénonçaient le mépris de la justice. Cependant, une fois le jugement accompli, la question se posait de savoir si Dieu avait définitivement abandonné son peuple. Et comment fallait- il comprendre l'agissement des nombreux peuples qui tiraient profit de la catastrophe qui s'était abattue sur Jérusalem ?

Pour répondre à ces questions, les éditions des livres prophétiques qui prirent place durant l'Exil et à l'époque postexilique furent progressivement enrichies par des textes répondant à ces questions. C'est pourquoi les oracles de salut qui se trouvent dans presque tous les livres des prophètes insistent sur le fait que Dieu revient vers son peuple et lui promet un avenir, une restauration. Or ces annonces de bonheur pour Israël sont précédées dans la plupart des cas par des oracles contre les nations. Les nations sont ainsi condamnées pour leur acharnement contre le peuple de Yhwh, et pour leurs agissements injustes en général. Prenons encore un exemple tiré du livre des Michée : « Les nations regarderont, elles seront couvertes de honte, en dépit de toute leur puissance... tremblantes, elles sortiront de leurs forteresses, vers Yhwh notre Dieu, elles seront terrifiées, elles auront peur de toi » (Mi 4,15.17). D'ailleurs les livres d'Ezéchiel, d'Es 1-39 ou de Sophonie se composent grosso modo de trois parties qui se succèdent: oracles de jugement contre Israël/Juda, puis oracles contre les nations, puis enfin oracles de salut pour Israël/Juda. Ce schéma tripartite donne ainsi l'impression que le jugement des nations est en quelque sorte la condition préalable et nécessaire au salut d'Israël. C'est sur l'arrière-fond de cette idée qu'il faut comprendre le message subversif du livre de Jonas.

Le livre de Jonas : l'humour contre le dogmatisme

Le livre de Jonas se distingue des livres prophétiques qui l'entourent. Il ne contient pas de collection d'oracles, c'est une narration teintée d'ironie et d'humour qui a dû voir le jour aux alentours du IVe siècle av. notre ère, vers la fin de l'époque perse ou au début de l'ère hellénistique. L'auteur de ce petit livre choisit comme héros un prophète apparemment nationaliste du VIIIe siècle (sous le règne de Jéroboam II), qui est mentionné en 2 R 14,25. L'auteur de Jonas veut amener ses lecteurs à changer en même temps que Jonas leurs idées sur Dieu. Au début du livre, Jonas reçoit de Dieu l'ordre de proclamer un oracle de malheur contre Ninive. Jusque là, rien d'étonnant. Ninive, capitale de l'empire assyrien, est le symbole par excellence d'une puissance qui a fait souffrir Israël et Juda durant deux siècles. Que Dieu veuille punir cette ville devrait a priori réjouir le lecteur et le prophète. Mais ce dernier s'enfuit. A-t-il peur de se rendre dans la gueule du lion ? Ou pense-t-il que les Assyriens sont bien plus forts que le Dieu d'Israël ? En effet, Jonas agit comme si Yhwh était un Dieu national, dont la sphère de pouvoir est limitée à son territoire ; c'est pourquoi il s'imagine qu'il suffit de s'éloigner de son pays pour ne plus être dérangé par lui. Mais Yhwh lui montre qu'il est bien le Dieu de tout l'univers; face aux marins païens du bateau que Jonas a affrété et qui est menacé par une tempête, Jonas se présente comme un Hébreu vénérant Yhwh, le Dieu du ciel et de la terre, alors qu'il s'était justement imaginé pouvoir fuir loin de lui. Le prophète de Yhwh apparaît donc ici comme étant tout à fait incohérent dans ses actes et dans ses discours, et c'est précisément cette incohérence qui va le caractériser tout au long du récit.

Contrairement à Jonas, ce sont les marins païens qui adoptent l'attitude adéquate face au Dieu juif en célébrant son culte en pleine mer ; mais, plus important encore, ils s'adressent à Dieu en affirmant : « Tu es Yhwh qui fais ce qu'il te plaît » (1,13). Cette petite phrase, qui peut à première vue paraître anodine, contient une clé importante pour comprendre le livre de Jonas. Dieu agit sans doute d'abord comme Jonas se l'imagine : il a désobéi, donc il est sanctionné, avalé par un monstre marin. Dans le ventre de la mort, Jonas en appelle alors à la miséricorde divine et Dieu l'entend et le sauve. A son tour, Jonas écoute l'ordre de Dieu et s'en va à Ninive, annonçant sa destruction prochaine : « Encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous ». Cette parole annonce la destruction totale de la ville, elle évoque pour le lecteur le destin de Sodome et Gomorrhe. Mais à peine Jonas a-t-il fini d'annoncer son message que déjà toute la population de Ninive, y compris les animaux, prend cet oracle au sérieux. Les Ninivites se comportent de manière exemplaire, ils croient au Dieu de Jonas (3,5), alors que de nombreux textes de la Bible insistent au contraire sur le manque de foi caractéristique des Israélites (par ex. Ps 78, 22 : « Ils ne se fiaient pas à Dieu, ils ne croyaient pas qu'il les sauverait »). C'est comme si l'auteur anticipait la parole de Jésus : « Je n'ai pas trouvé une telle foi en Israël ». Les habitants de Ninive font exactement ce que les prophètes réclament de la part du peuple de Yhwh: ils se convertissent de leur mauvais chemin (cf. Jr 18,7 : « convertissez-vous chacun de sa mauvaise conduite »).

L'annonce du jugement provoque ainsi chez les Assyriens de Ninive un retour vers la justice ; et Dieu change alors d'avis : il ne sanctionne pas la ville, il ne la détruit pas. Jonas prend très mal le fait que Dieu ne réalise pas la catastrophe qu'il avait annoncée. Dieu ayant renoncé à sa colère, c'est Jonas qui se met dorénavant en colère. La colère de Jonas s'explique assez aisément si l'on a en tête la définition du prophète selon le livre du Deutéronome : « Si ce que le prophète a dit au nom de Yhwh ne se produit pas, si cela n'arrive pas, alors ce n'est pas une parole dite par Yhwh, c'est par présomption que le prophète l'a dite » (Dt 18,22). En effet, selon la définition de ce texte, Jonas serait un faux prophète puisque sa parole ne s'est pas réalisée, et comme le Dt (18,20) prévoit la mort pour les faux prophètes, Jonas lui-même adresse une prière à Dieu en lui demandant de lui ôter la vie. Dans cette prière Jonas reproche à Dieu sa miséricorde et son manque apparent de justice: si Dieu était juste il aurait dû détruire Ninive au lieu de l'épargner. Dieu doit alors faire l'éducation de Jonas à l'aide d'une plante mystérieuse dont la mort indispose Jonas, afin de lui montrer que la défense de la vie est bien plus importante que le maintien d'un dogme de rétribution. C'est cela le message de l'histoire de Jonas : Dieu peut avoir pitié, il peut changer d'avis, il reste libre, même après la proclamation de la parole prophétique. La liberté et la miséricorde divine vont au-delà de la justice, elles brisent définitivement le corset de la causalité dans lequel l'homme est toujours tenté d'enfermer Dieu. Le petit livre de Jonas, quelque peu marginal dans la collection des livres prophétiques, contient dès lors une clé fondamentale pour l'intelligence du Dieu de la Bible hébraïque: la volonté de Dieu, c'est de sauver l'humanité entière.

Néanmoins, on pourrait objecter à cette lecture de Jonas le fait que Ninive a été bel et bien détruite en 612, et qu'aucun lecteur du livre de Jonas ne peut ignorer cette réalité à l'époque. En outre, la dernière remarque de Dieu : « et moi je n'aurai pas pitié de Ninive », est traditionnellement comprise comme une question rhétorique, mais rien ne s'oppose grammaticalement à ce qu'on la comprenne comme une affirmation : « je n'aurai pas de pitié avec Ninive ! ». Cette ambiguïté est peut-être voulue; elle indique que la miséricorde divine ne doit pas devenir à son tour une sorte de dogme par lequel toutes sortes de transgressions pourraient être banalisées : il nous arrivera rien, car en fin de compte Dieu aura pitié de nous. Ainsi, même si l'auteur de Jonas s'oppose à toute dogmatisation de la justice divine, il nous rappelle également que nous sommes responsables de nos actes.

V. Pour une utilisation raisonnée du concept de justice divine

Aucune société ne peut fonctionner sans le droit et la justice, et ce dans l'Antiquité comme aujourd'hui. La manière de maintenir et d'interpréter cette justice varie selon les temps et les cultures, mais il n'y a guère possibilité de justice en l'absence de toute sanction pour celui qui ne respecte pas le droit. Et l'idée de sanction implique l'idée d'une rétribution: l'homme est nécessairement jugé selon ses actes; cela peut se faire par exemple par l'application de la loi du talion, « oeil pour oeil, dent pour dent ». Cette loi, qui nous paraît aujourd'hui à juste titre une loi cruelle, signifiait néanmoins à l'époque un certain progrès dans la mesure où elle limitait les vendetta, les vengeances aveugles et les guerres des clans, garantissant ainsi la stabilité de la société.

Dans le Proche-Orient ancien, comme nous l'avons vu, c'était le roi qui était censé faire respecter le droit à l'aide d'une loi que le dieu de la justice lui avait transmise. Comme on le voit par exemple sur la stèle du roi mésopotamien Hammourabi, où le souverain reçoit la loi du dieu Shamash, le roi est donc médiateur d'une loi transcendante. Dans le Pentateuque, la justice divine n'est pas reflétée par le roi; c'est Moïse qui est installé comme médiateur des lois de Yhwh. De plus, le premier chapitre de la Bible insiste sur la création de l'humanité toute entière « à l'image de Dieu », titre qui est traditionnellement réservé au roi. Tous les êtres humains reflètent ainsi la volonté divine face à la création; ce qui signifie que la responsabilité de réaliser la justice divine sur terre est l'affaire de tous, et non pas celle d'un dirigeant particulier.

Il faut rappeler, en outre, que le Pentateuque réunit plusieurs collections de lois différentes, qui ne sont pas hiérarchisées entre elles (à l'exception peut-être du Décalogue). Or, ces collections sont issues de contextes différents et ont des visées divergentes, et certaines prescriptions d'une collection se trouvent fréquemment en contradiction avec celles d'une autre. Il faut en conclure que la loi biblique ne présente pas une conception statique de la justice. Au contraire, la loi biblique demande d'elle-même à être continuellement réinterprétée et adaptée à de nouveaux contextes. Bien comprise, la loi biblique est le meilleur antidote à tous les fondamentalismes.

Prenons comme exemple la question de la responsabilité collective et de la responsabilité individuelle: dans le Décalogue, Dieu annonce qu'il poursuit les fautes des pères sur plusieurs générations, alors que Dt 24,16 constate : « Les pères ne seront pas mis à mort pour leurs fils et les fils ne seront pas mis à mort pour leurs pères ». Comment expliquer cette contradiction apparente ? L'énoncé du Décalogue reflète un donné fondamental de l'histoire humaine : celui de la solidarité des générations; nous ne pouvons jamais sortir de notre histoire pour faire table rase, nous subissons tous les conséquences des faits commis bien avant nous. Bon nombre des Allemands de ma génération vivent avec un sentiment de culpabilité face à l'époque du fascisme hitlérien, bien qu'ils soient nés après la seconde guerre mondiale. Mais ce sentiment a protégé l'Allemagne jusqu'à ce jour d'une renaissance de l'ex-tréma droite telle qu'on la connaît actuellement en France et ailleurs. Il ne faut pourtant pas faire de la parole du Décalogue une doctrine fataliste, et c'est pourquoi la Bible insiste aussi fortement sur la responsabilité individuelle.

Mais revenons une dernière fois sur le Décalogue : Dieu y est présenté comme poursuivant les fautes des pères chez les fils sur trois et quatre générations, mais prouvant sa fidélité à des milliers des générations. Sanction et amour de Dieu ne sont pas à égalité, puisque sa fidélité s'étend sur un nombre quasi-ment illimité de générations. Il y a donc un déséquilibre entre la punition et la justice, ou pour le dire autrement: la miséricorde de Dieu dépasse sa justice. C'est pourquoi Dieu dit à Moïse : « J'accorde ma bienveillance à qui je l'accorde, et je fais miséricorde à qui je fais miséricorde » (Ex 33,20). Cette parole s'inscrit dans le contexte du renouvellement de la loi, comme si elle voulait mettre en garde contre une compréhension légaliste de la justice.

Ce n'est donc pas à l'homme de vouloir enfermer Dieu dans sa propre compréhension de la justice, et c'est pourquoi la Bible nous confronte à des textes où Dieu paraît partial voire injuste. Ainsi par exemple, l'idée de l'élection peut paraître contraire à celle de la justice divine. Pourquoi le Dieu de l'univers accorderait-il sa faveur à un seul peuple ? Il faut d'abord souligner le fait que l'élection d'Israël n'est jamais comprise dans la Bible comme résultant d'un mérite particulier de ce peuple. Au contraire, cette élection se fait contre toutes les évidences, comme le souligne abondamment la Bible elle-même : « Vous êtes le plus minable de tous les peuples », dit le Deutéronome à l'adresse d'Israël (7,6). Le discours sur l'élection peut ainsi se comprendre comme une relativisation du concept de la rétribution. Mais l'élection peut elle-même devenir une arme idéologique pour affirmer sa propre supériorité face aux autres. Les textes prophétiques s'opposent néanmoins à tout triomphalisme : en Es 19,25, Dieu, par la bouche du prophète, appelle l'Egypte « mon peuple » et l'Assyrie « l'oeuvre de mes mains ». Les deux grands ennemis d'Israël bénéficient ici de la même intimité divine que celle qui, dans d'autres textes, semble réservée au « peuple élu ».

Dans le dernier chapitre du livre d'Amos se trouve l'oracle suivant : « N'êtes-vous pas pour moi des fils des Nubiens, fils d'Israël - oracle de Yhwh. N'ai-je pas fait monter Israël du pays d'Egypte, les Philistins de Kaftor et les Araméens de Qir ? » (Am 9,7). Cette déclaration met en question tout statut particulier d'Israël. D'abord, les destinataires de cette parole sont mis en parallèle avec les Nubiens, les habitants d'Ethiopie. Ceux-ci, qui symbolisent le plus étranger des peuples de la terre, se situent ici pour Dieu sur le même plan qu'Israël. La suite de l'oracle est encore plus étonnante: la sortie d'Egypte n'a conféré à Israël aucun privilège, car Yhwh apparaît ici comme l'auteur d'autres exodes, dont bénéficient des peuples comme les Philistins et les Araméens. Ce sont justement des voisins avec lesquels Judéens et Israélites étaient constamment en conflit pour des territoires. Yhwh affirme ici qu'il les a également fait monter de pays lointains pour les installer sur des terres que les rédacteurs du livre de Josué, par exemple, considéraient pourtant comme étant exclusivement réservées à Israël. L' oracle d'Amos rappelle ainsi que le discours de l'élection ne peut se dire au détriment des autres. Dieu ne se laisse pas instrumenter. Il ne peut servir à légitimer ni une théologie de la rétribution automatique, ni le statut particulier d'un groupe ou d'un peuple, voire d'une religion.

VI. En guise de conclusion ; le discours sur la justice divine entre nécessité et idolâtrie

Ce parcours de la notion de justice divine dans la Bible hébraïque est loin d'être complet, mais le chemin que nous avons fait jusqu'ici nous permet déjà de tirer quelques conclusions. Selon le témoignage biblique, Dieu a créé l'homme à son image et lui a confié le monde pour qu'il y fasse régner la justice. Celle-ci est nécessaire pour que les hommes puissent vivre en harmonie. Le mépris de la justice équivaut à une atteinte à cette harmonie, et c'est pourquoi Dieu intervient pour sanctionner la transgression ; cette sanction divine se reflète dans les lois humaines par le concept de la rétribution. Mais l'idée de la rétribution ne doit pas devenir un dogme.

Les livres de Job et de Jonas montrent le double danger d'une telle dogmatisation. L'auteur de Job rappelle avec raison que l'explication de n'importe quelle souffrance ou détresse à l'aide de la justice divine revient en fin de compte à faire de la justice divine rien moins qu'une idole. Vouloir trouver une origine divine dans tous les drames de l'humanité serait du cynisme, voire un blasphème. Le livre de Job nous fait accepter que certains drames ne peuvent pas être expliqués par le recours à une sanction divine. Le livre de Jonas, quant à lui, nous rappelle que nous ne pouvons pas enfermer Dieu dans un discours dogmatique sur la justice divine. Dieu est libre de changer d'avis, même s'il nous paraît alors être « injuste ». En un sens, et parce qu'elle dépasse la compréhension limitée que l'homme peut en avoir, la justice de Dieu peut donc également se manifester, de manière paradoxale, dans son injustice.

Thomas Römer

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