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Pourquoi prier ?

par Florence Taubmann

"L'oiseau vole, le poisson nage ; l'homme prie" écrit un Père grec dont j'ignore le nom.Tant mieux car ainsi je peux méditer librement sur cette pensée sans l'interroger. Si je pouvais l'interroger, je lui demanderais tout de suite : "Pensez-vous donc Père, que la prière est naturelle à l'homme comme le vol de l'oiseau et la nage au poisson ? Alors nous parlerions certainement de l'inné et de l'acquis. Et il me donnerait un grand enseignement sur la prière, car je lui confierais aussi qu'elle est devenue difficile aux hommes de notre temps.. . Pour cause de temps, d'abord, nous sommes tellement occupés ! Par conviction souvent ? Quelle perte de temps ! Il vaut mieux se rendre utile, agir, se précipiter sur toutes les bonnes causes et vers tous les prochains qui ont besoin de nous ! Sans doute sourirait-il alors, et il m'inviterait à respirer un peu... comme l'oiseau vole et le poisson nage. Et la prière justement est une respiration !

Mais voilà, ignorant le nom de ce Père grec je ne peux pas l'interroger. Et il ne peut pas répondre à ma place. Alors bien sûr, j'ai le dictionnaire, qui lui aussi me livre quelque chose de très intéressant : La prière a quelque chose à voir avec le mot latin precarius, d'où vient aussi le mot précarité ! Je prie parce que je suis précaire ? Oui évidemment. Et le dictionnaire me parle de toutes les sortes de prières, des différentes traditions religieuses, d'Orient et d'Occident !

Oui mais ? Pourquoi prier ? Parce que Dieu, via la Bible, me le demande ? Ce serait trop simple. Pourquoi prier ?

Ah voici un autre Père grec du IVème siècle, dont on m'a dit le nom : Evagre le Pontique. Et il dit : "Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien."

Comme je ne suis pas sûre de vraiment savoir prier, non plus que d'être théologienne, je vous invite à partager. cette humble méditation. Mais pour être méditative, cette méditation n'en est pas moins organisée suivant un plan :

En réponse à cette question "pourquoi prier" vous entendrez donc cinq "parce que", puis cinq "pour que".

Je prie parce que d'autres ont prié avant moi

La prière est une mémoire. Je prie parce que d'autres ont prié avant moi. Ma prière est précédée par celle des autres. Je m'inscris dans un relai et une filiation. J'hérite d'un langage qui s'est façonné au cours des siècles, de mots qui se sont gravés sur le parchemin et dans le secret des cœurs ; des gestes me sont transmis, des mélodies, des chants. La prière est une mémoire : Je prie parce que d'autres ont prié avant moi.

Cela peut surprendre, en contexte protestant, que je ne commence pas par la Bible, ou par la Concordance qui me permettrait de noter toutes les occurences du mot prière dans la Bible. Car parlant de prières, et des raisons de prier, ne faut-il pas d'abord évoquer ou invoquer, Dieu et les saintes écritures ?

Mais comment se passent les choses dans la réalité ? Avant d'être un acte réfléchi, mûri, nourri d'expériences et de méditation, la prière n'est-elle pas un balbutiement, un acteréflexe ou miroir... qui joue sur l'imitation et le mimétisme ? Parions sur cette priorité chronologique, qui sera complétée par la suite. Oui je prie parce que d'autres avant moi ont prié. La prière est un acte d'expression et de communication dans lequel se trouvent engagés l'esprit, le corps, le langage : c'est une culture dans la culture, une mémoire dont je n'ai pas forcément conscience mais dont j'hérite et dont je suis marqué. Car cette culture est née au confluent de la Bible et de l'histoire, à la croisée de la Parole de Dieu et de la parole humaine... elle est liée à la langue et à ses sonorités, à la géographie et à ses climats... à la philosophie et à la poésie, à l'acuité du regard et à la conscience du corps comme du cœur !

C'est donc cela que j'appelle tradition : c'est-à-dire non pas la tradition normative ou disciplinaire, qui distille de l'obligatoire, mais plutôt la tradition obligeante... jouant le role d'une réserve de sens... ou de la boîte de Pandore. On l'ouvre, ou on ne l'ouvre pas... mais l'héritage est là, et se transmet au niveau du conscient et de l'inconscient.

Car, heureusement, nous ne savons pas totalement de qui nous sommes héritiers. Et concernant la prière, la transmission n'est pas biologique. Elle n'est pas non plus seulement historique et familiale... elle est aussi et surtout spirituelle. Nous avons été précédés dans la prière. Et c'est une raison de rendre grâce, mille et mille fois !

De même que l'ethnologie et l'histoire nous font découvrir les fêtes païennes derrière les fêtes juives puis chrétiennes, ou la géologie les différentes strates racontant l'histoire de la terre, notre mémoire priante atteste d'un immémorial qui nous précède, dont une part seulement nous vient à conscience et à connaissance.

Il y a une donc une précédence, qui, loin de porter à la simple répétition invite à un approfondissement jamais abouti...

"Rappelle-toi les jours d'autrefois, remonte le cours des années de génération en génération ; demande à ton père, et il te l'apprendra, à tes anciens, et ils te le diront." (Deut 32.7)

Oui, la prière est cette humble mémoire d'autres qui ont prié. Et quand je suis enfant, c'est ainsi qu'elle me vient, avant même que je l'apprenne et que je la comprenne... je vois, j'entends, je suis témoin... de ces paroles ou de ces silences, de ces visages recueillis et de ces gestes mystérieux qui témoignent de quelque chose ou de quelqu'un. Et mes lèvres, mon corps, mes mains se mettent à bouger. Pourquoi ? Vers qui ? Quelle présence ?

Je prie parce que le Dieu que je prie est un dieu qui me prie

La prière est mémoire et rumination d'un événement. Un événement qui se déroule à l'échelle de l'éternité, mais qui a pris date dans le temps humain. C'est la révélation de Dieu, à travers des événements qui constituent une histoire, un passé, un enracinement.

Mémoire du Dieu de l'Alliance, c'est-à-dire du Dieu qui descend de son ciel pour chercher l'homme. Mémoire de ce renversement où ce n'est pas l'homme qui d'abord prie Dieu, invoque la divinité, mais Dieu qui fait retentir sa voix priante:

"Écoute Israël, le Seigneur votre Dieu est le Seigneur en un. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta foi-ce. Les paroles des commandements que je te donne aujourd'hui seront présentes à ton coeur; tu les répèteras à tes fils; tu leur diras quand tu seras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout; tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux; tu les inscriras sur les montants de porte de ta maison et à l'entrée de la ville."

Encore dans le Deutérome, on entend ces paroles:

"Tu te souviendras qu'au pays d'Égypte tu étais esclave" (Deut 5,15). "Tu te souviendras de toute la route que le seigneur t'a fait parcourir dans le désert" (8.2).

Le Dieu de l'Alliance, c'est le Dieu qui a choisi la rencontre, la Parole. Ce choix s'exprime dans un acte de libération et dans le don de la Loi. Et la loi peut-être entendue comme la prière que Dieu fait à l'homme. Appel de Dieu à l'écoute, au souvenir, à la conscience et au discernement, à l'obéissance et au respect. Commandement d'un Dieu aimant, et non d'un Dieu tyran

Mais ce choix de la Parole va aller jusqu"à l'Incarnation du Verbe en Jésus de Nazareth. Jésus, c'est l'ultime prière que Dieu nous fait Prière-présence au creux du temps: "Soyez avec moi!" Prière à Gethsémané... "Veillez avec moi". Prière jusqu'à la croix... "Acceptez ce pardon que je vous offre et cette part d'innocence que je vous accorde : non vous ne savez pas toujours ce que vous faites."

Alors ce choix de la Parole ira jusqu'à la résurrection qui n'a rien d'une réparation ou une restauration... C'est la Promesse réitérée, multipliée à la dimension de l'univers habité. Jésus s'absente. Le Christ se déploie à l'horizon du temps, sous la figure du Fils de L'homme. Le Paraclet, ou Saint-Esprit, travaille le coeur et l'esprit des hommes. Il les invite à l'oeuvre d'Amour et d'Espérance. L'Esprit c'est la prière de Dieu éclatée en mille langues. Prière devenue absolument universelle.

Si je prie, donc, c'est en écho à ce Dieu qui m'invite à l'alliance, au pardon, à l’espérance.

"La simple dévotion croit et se figure que le principal dans ses prières, c'est que Dieu entende ce qu'elle demande. Et pourtant, au sens de la vérité c'est justement l'inverse: dans le vrai rapport de la prière, ce n'est pas Dieu qui entend ce qu'on lui demande, mais l'orant qui continue à prier jusqu'à être lui-même entendeur, jusqu'à entendre ce que Dieu veut". Journal de Kierkegaard, (1-250).

JE PRIE PARCE QUE CELA CRIE EN MOI

Mémoire de ceux qui ont prié avant moi, écho de Dieu qui me prie, il faut ajouter à cela une autre dimension, qui plonge dans la profondeur de l'humain, au niveau de son psychisme et de son corps.

Prier n'est pas, seulement s'inscrire dans une tradition et une filiation, ce n'est pas non plus seulement répondre à ce Dieu qui m'appelle, c'est aussi franchir une barrière: barrière-corps, ou barrière-lèvres closes.

Le corps parle: on le sait aujourd'hui par l'observation, l'étude et l'analyse. Il parle d'autant plus que la langue se dit, que rien ne se dit. Il parle alors en maladie, en douleurs, en raideurs que l'on qualifie de psychosomatiques ou de Symptomatiques. Et le mutisme favorise alors l'enfermement de la personne dans ces symptômes.

A ce niveau, la prière peut apparaître comme un flot qui surgit des profondeurs pour devenir paroles, mots, verbe libérateur. Car elle permet le passage du symptôme au symbole: c'est à dire de la souffrance à la parole, du simple signe à la métaphore. Elle met les maux en mots et les expose devant Dieu.

C'est bien cela qu'on entend dans beaucoup de psaumes:

"Mes jours s'évanouissent en fumée, et mes os sont enflammés comme un tison. Mon coeur est frappé et se dessèche comme l'herbe: j'oublie même de manger mon pain. Mes gémissements sont tels que mes os s'attachent à ma chair. Je ressemble au pélican du désert, je suis comme le chat-huant des ruines: je veille et je suis comme un oiseau solitaire sur un toit..." Psaume 102.

Déjà conscient de cette dimension de la prière, Athanase d'Alexandrie écrit au sujet des psaumes: " Le Livre des psaumes fait connaître au lecteur les mouvements de sa propre âme et les lui enseigne, selon ce qu'il éprouve et qui l'embarrasse: il peut se former d'après ce livre une idée de ce qu'il doit dire. Ainsi il ne se contente pas d'avoir entendu: il sait encore comment il doit parler et agir pour guérir son mal... comment il faut s'en écarter. "Athanase: Lettre à Marcellin.

C'est l'idée que l'on retrouve chez Luther quand il écrit que le psautier est une école et une pratique des affects, sachant que les affects concernent l'homme entier. Et Luther utilise cette image dans la Préface au Psautier : "un coeur humain est semblable à un navire sur une mer en furie, pourchassé par les ouragans venus des quatre coins cardinaux. Tantôt nous assaillissent la peur et le souci d'un désastre à venir tantôt nous sommes surchargés par le chagrin et la tristesse d'un malheur présent. Tantôt se lève la bise de l'Espérance et de la présomption d'un bonheur futur: tantôt souffle le vent de la sécurité et de la joie des biens présents."

S'il y a une dimension thérapeutique à la prière, et à la pratique des psaumes, ce n'est pas seulement parce qu'ils permettent une extériorisation de la réalité psychologique ou somatique. Car ce qui crie en l'homme et veut se dire, prier, ce n'est pas sa seule intériorité, mais c'est toute sa situation existentielle.

Autrement dit, la prière exprime et embrasse la précarité humaine. Ce qui somme toute est normal, puisqu'elles ont la même étymologie. Et si l'on dit cela à propos de la souffrance, on peut également le dire à propos de la joie, de l'exultation, de l'espérance. La prière est une exclamation non retenue, un trop-plein. Je prie parce que la vie est une tempête et que devant Dieu je peux dire que la vie est une tempête.

JE PRIE PARCE QU'UN SOUFFLE ME TRAVERSE

Ma prière est l'aveu, la profération devant Dieu de cette tempête qui est mon lot et ma condition. Mais ce n'est pas tout. Dans la tempête il y a un phare, ou un roc immuable où prendre appui. Ou encore dans l'ouragan qui voit se croiser tous les vents de la terre il y a un souffle qui; lui, sait où il va.

La prière ne se résume pas dans les paroles prononcées. Elle est plus que ce qu'elle dit. Déjà silence. Souffle. Déjà accomplissement. Car le silence n'est pas le mutisme. Si le mutisme est en deça de la parole, comme une muraille qui menace de ne jamais la laisser passer, le silence est au-delà de la parole, comme la vague qui se laisse absorber par le sable.

Je prie parce que quelqu'un prie pour moi. Quelqu'un qui me connaît mieux que je ne me connais moi-même, comme dirait Saint Augustin. "Je te cherchais... et toi tu étais et au-dedans du plus profond et au-dessus du plus haut de mon être." (Confession 111.6). Je prie: c'est ma bouche, ma voix, mon corps... les mots d'une langue qui m'est familière, ou que je réserve à la prière ou au poême. Et pourtant c'est un autre qui prie en moi et à travers moi. Il n'y a pas besoin de pratiquer la glossalie ou le parler en langues pour réaliser cette expérience spirituelle.

Dans l'ancien testament, on trouve fréquemment ce thème du Dieu qui parle par la bouche de ses prophètes et de ses serviteurs. Ecoutons le psaume 40:

J'avais mis en Eternel mon espérance; et il s'est incliné vers moi, il a écouté mon cri Il m'a retiré de la fosse de destruction, du fond de la boue;

Il a dressé mes pieds sur le toc. En affermissant mes pas.

Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, une louange à notre Dieu.

On voit bien là et la tempête, et le roc, et Dieu qui donne les mots et le chant de la louange.

Cette manière d'exprimer l'inspiration est développée dans le Nouveau Testament autour du don de l'Esprit) Saint et de sa présence active dans la vie des croyants. Pour donner un exemple extrême, pensons à la mort d'Etienne qui, rempli d'Esprit-Saint, inscrit sa propre prière dans celle de Jésus:

"Seigneur Jésus reçois mon Esprit, Seigneur, ne les charge pas de ce péché !"

Sans aller jusqu'à cette "imitation" de Jésus-Christ, la prière est un don de Dieu. Je prie parce qu'un souffle me traverse . Cela ne relève pas de mes seules forces.

Ecoutons encore Soeur Myriam:

Le jour où la louange en toi tarit

Loue encore et encore

dans la pureté hivernale de la foi

Alors tu verras lEsprit de toutes louanges surgir en toi comme un torrent d'eau vive.

JE PRIE PARCE QUE D’AUTRES PRIENT AVEC MOI

La prière des autres me précède,  nous l'avons déjà dit en évoquant l'immémorial de la prière. Mais ici et maintenant, la prière des autres m'accompagne. Ou encore les autres m'accompagnent sur le chemin de la prière. Il y a un aller et retour constant entre ma prière personnelle et notre prière communautaire.

Prier avec d'autres, au milieu des autres n'est pas toujours facile. Car c'est aussi prier devant les autres. C'est s'exposer, se mettre à nu d'une certaine façon. C'est une des raisons pour lesquelles nos prières communautaires se réduisent souvent au culte et nous aimons que la liturgie soit bien codifiée et régulière. Cette codification assure une cohérence théologique; elle protège des débordements affectifs ou psychologiques que l'on peut trouver par exemple dans des églises où il n'y a pas, ou peu de trame liturgique. Mais elle sauvegarde également notre pudeur de priants. Peut-être trop ?

Dans le culte par exemple, c'est l'officiant qui porte concrètement la prière par sa voix, son corps, sa place dans l'espace. Du côté de l'assemblée elle est intériorisée, à un niveau personnel et à un niveau communautaire. D'où l'importance du chant, qui, sans donner vraiment part à la spontanéité, même si certains chants portent ce nom de spontanés, permet néanmoins au corps, à l'émotion, à la communion de s'exprimer. "Plus nous chanterons, plus nous en retirerons de la joie; et plus nous chanterons dans un esprit de communauté, de discipline et de joie, plus riche aussi sera la bénédiction qui en découlera pour la vie communautaire des croyants. C'est la voix de l'Eglise qui se fait entendre à travers le chant en commun," écrit Bonhoeffer.

Mais il souligne aussi l'importance de la prière libre en commun, en même temps que sa difficulté. Car elle doit être la prière de tous et non seulement celle du responsable qui la prononce. "Il prie comme un frère parmi d'autres frères. Pour se laisser diriger vraiment par sa vocation de prière, et pour éviter de confondre son propre cœur avec celui de la communauté, il doit rester lucide et vigilant. " Et pour ce il nécessite l' aide fraternelle et l'intercession des autres.

Je prie parce que d'autres prient avec moi. Et finalement prier avec, c'est aussi prier pour, se rendre présent, attentif à l'autre qui prie, ou qui parfois n'arrive pas à prier.

JE PRIE POUR ME SOUVENIR

La première prière est un merci, une action de grâce. Alors même que je veux demander, crier vers Dieu, c'est merci qui me monte aux lèvres. D'ailleurs le mot merci comme le mot grâce signifie à la fois reconnaissance et appel à la pitié. Dire Dieu, c'est dire grâce, c'est dire merci, dans les deux sens.

Je prie pour me souvenir de Dieu, pas comme un simple rappel à la mémoire, mais pour que cette souvenance s'imprime dans mon existence, imprègne mes pensées et mes actes. "Voilà que je me suis dans ma mémoire donné bien large carrière à ta recherche, Seigneur, et ce n'est pas hors d'elle que je t'ai trouvé... Ainsi, du jour que je te connus, tu demeures en ma mémoire. Je t'y trouve, lorsqu'il me souvient de toi et que je nie délecte en toi." Confessions (p.275x24)

Mais Saint Augustin poursuit en soulignant le paradoxe de ce Dieu présent à l'être humain, dans sa mémoire, et en même temps au-dessus de toute mémoire : tout cela change, tandis que toi tu demeures sans changement, par-dessus tout, et néanmoins tu daigneras, du jour que je te connus, loger en ma mémoire. "

Ce souvenir de Dieu, visé par la prière, se situe donc aux confins du Dieu qui se révèle et du Dieu caché, le "deus absconditus" dont parle Luther. Et de ce fait le priant lui-même se situe entre la louange-méditation, qui se décline en mots, et l'adoration-contemplation, qui s'oriente vers l'indicible. Il est vrai que la tradition orientale ou certaines règles monastiques développent davantage que nous cette dimension de la contemplation et du silence. Mais même si nos traditions spirituelles protestantes privilégient la parole et l'exprimable, il est important de réaliser que c'est sur fond d'inexprimable, et de transcendance que nous nous adressons à Dieu, ou que nous témoignons de lui dans notre prière.

Ce Dieu tout autre que nous louons, c'est Dieu dans ce qu'il a donné à connaître de lui : sa création, son œuvre de libération, sa promesse de salut... c'est Dieu à travers tous ses noms, qui ne sont jamais qu'approximatifs.

C'est pour me souvenir de tout cela que je prie certains psaumes par exemple, qui retentissent en moi comme une catéchèse qu'on pourrait qualifier de lyrique. Catéchèse signifie d'ailleurs en grec ce qui fait retentir.

D'après certains exégètes c'est à ce rôle catéchétique qu'on pourrait attribuer cette alternance entre le "il" et le "tu" que l'on trouve dans certains psaumes.

JE PRIE POUR PARLER À DIEU

On appelle les protestants les tutoyeurs de Dieu, sachant que ce tutoiement ne leur est plus réservé maintenant. Mais il permet de souligner ce rapport personnel, intime, que le priant entretient avec son. Dieu. La prière est souvenir et louange ; elle est aussi conversation avec Dieu... et donc conversion à Dieu...

C'est le "tu" que l'on trouve dans les psaumes, en alternance avec ce "il" que nous venons d'évoquer. C'est le "tu" adressé à Notre Père, enseigné par Jésus à ses disciples. Ce "tu" exprime ce qui ressort très bien de cette prière de Karl Barth

Seigneur notre Dieu

tu n'as pas voulu habiter au ciel seulement, mais aussi avec nous sur la terre.

Tu ne t'es pas contenté d'être le Très-Haut, mais tu t 1 es abaissé et tu as voulu être petit comme nous. Tu n'as pas voulu régner seulement mais nous servir.

Tu n'as pas voulu seulement être Dieu  dans ton éternité mais pour nous tu as voulu naître, vivre et mourir comme un homme.

En réponse à ce Dieu qui s'est fait proche, je prie pour lui dire "tu", c'est-à-dire pour me faire proche de lui. Il se révèle à moi ; je me révèle à lui. Même s'il me connait mieux que je ne me connais moi-même. Je profère mon être devant lui.

C'est le tu de la demande, de l'aveu, de la demande de pardon, de la confiance, de relation filiale. Le tu du vis-à-vis induit par l'alliance. Et s'il y a dans ce tu de familiarité, ce n'est jamais sans révérence. C'est la crainte respectueuse et aimante qui permet que tout soit dit, adressé à Dieu à travers des mots qui pèsent.

Car loin de banaliser ce que j'ai à dire, ce tu que j'adresse à Dieu l'intensifie, transforme en une sorte d'offrande quotidienne :

"Oserai-je, écrit Sœur Myriam, dire que le monde se lève moins triste, moins lourd de tout son mal pat-ce que des hommes, des femmes, et des enfants prononcent ces paroles admirables que nous pourrions multiplier à l'infini :

"Agrée, Seigneur, les paroles de ma bouche et l'offrande de mon cœur

Dieu saint, Dieu saint, Dieu saint et fort prends pitié de nous.

JE PRIE POUR ÊTRE ENRACINÉ DANS LA BÉNÉDICTION

"La prière est un acte religieux ; mais la première pensée de celui qui prie n'est-elle pas que Dieu bénisse sa prière, de sorte qu'elle devienne en soi une vraie prière. Et qu'y demande-t-il ? La bénédiction, mais ainsi, tout d'abord, la bénédiction indispensable pour prier. " Sören Kierkegaard Discours pour la communion

Le "tu" appelle le "je". Le vis-à-vis signifie visage à visage, donc sujet à sujet. La prière que j'adresse à Dieu m'institue comme sujet, comme personne devant lui. Mais cela n'est pas de mon propre fait, comme cela peut se passer dans certaines disciplines spirituelles où le cheminement permet le progrès et la construction de l'être intérieur.

L'institution du "je" qui prie tient à ce que cette prière est pétrie d'écoute. C'est une prière écoutante ou une écoute  priante. Du côté de l'être humain comme du côté de Dieu.

Je prie parce que Dieu m'écoute et que je le crois. Et de ce fait j'existe, tel que je ne pourrais jamais exister sans cela. J'existe comme personne écoutée, c'est à dire non abandonnée. Jamais. C'est cela la. bénédiction.

Alors. la prière est acte de foi. Elle est confession de foi et acte de foi. Elle est parole du "je" croyant dont jaillit ce cri

"Je crois, Seigneur, mais viens au secours de mon manque de foi".

A propos de ce texte de l'évangile de Marc, (9,14-29) où le père amène son enfant possédé à Jésus après avoir demandé en vain sa guérison aux disciples, Marie Balmary, dans Le sacririce interdit (p 261) souligne l'importance décisive de ce cri du père qui accède à la prière personnelle devant Jésus. "Je crois, Seigneur, mais viens au secours de mon manque de foi." Tant que le père n'est pas situé dans son propre corps, il ne peut prier, et il ne peut rien pour son fils. La rencontre avec Jésus, qui l'invite à croire, lui personnellement, le libère pour lui-même et de ce fait libère son fils, qui va pouvoir guérir.

Je prie pour m'enraciner dans cette personne que je suis, créée telle et appelée, convoquée par Dieu, déclarée unique. Car seul cet enracinement fonde ma vocation éthique.

"La prière est la trame ininterrompue sur laquelle vient se broder la chaîne de mes occupations, de mes décisions, de mes sentiments, de mes actes, mais sans cette trame, la chaîne ne constituera jamais un ensemble, un dessin et le tissu de la vie ne sera jamais tissé. Nous céderons en effet à toutes les sollicitations. Sans la prière, nous sommes comme des enfants emportés à tous vents de doctrine". Jacques Ellul L’impossible prière (p. 116).

JE PRIE POUR REMETTRE À DIEU

Le métier du chrétien est de prier comme celui du cordonnier de faire des chaussures, disait Luther. Et de même que le cordonnier ne fait pas de chaussures seulement pour son usage personnel, de même le chrétien a vocation, ou métier, de prier pour les autres. C'est ce que l'on appelle la prière d'intercession ou la prière universelle.

D'une certaine façon, et tous nous le savons d'expérience, cette prière est une prière difficile, voire impossible ; car elle se heurte à plusieurs choses impensables.

D'abord pourquoi présenter à Dieu des personnes, des évènements, des situations qu'il connaît mieux que nous ? Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'on lui demande son intervention ? Sachant qu'on trouve dans les évangiles la promesse de l'exaucement (Matthieu 7,7 Marc 11,24 Jean 14,13) comment vivre l'exaucement ou le non-exaucement ? Toutes nos bonnes explications théologiques tiennent-elles devant le désespoir de celui qui n'est pas exaucé ou qui ne vit pas l'exaucement ? Ou devant l'enthousiasme sans mesure de celui qui se voit accorder ce qu'il demande ?

Sans nous étendre sur cette question, nous pouvons dire simplement que là résident trois tentations :

- la tentation de renoncer à la prière et de choisir l'action comme unique expression de la foi

- la tentation de ne plus croire en ce Dieu qui ne tient pas ses promesses, ou de se fâcher contre lui

- et la tentation la plus forte, qui est de se résoudre à l'absurde, ce qui n'est pas la même chose.

Ce n'est pas pour rien que les trois marques de la vie chrétienne sont pour Luther la prière, la réflexion, la tentation. (Oratio, meditatio, tentatio)

Finalement, la tentation majeure, pour le chrétien, ce n'est pas le doute, ce n'est même pas la perte de la foi : c'est la résolution à l'absurde... c'est à dire à la désespérance mortelle, celle qui ne se vit même plus comme souffrance. Il ne s'agit pas de l'absurde du ciel restant vide de Camus, qui pour tragique qu'il soit, conduit à l'engagement fraternel, mais de cet absurde diabolique qui remplit le ciel de certitudes absolues qui me se parent à jamais de Dieu et des autres. Cet absurde diabolique, c'est l'idole remplaçant un Dieu déclaré superflu.

Quand je prie pour les autres, pour le monde, ma prière est une lutte contre cette tentation de l'absurde. "Père, ne nous soumets pas à la tentation de nous résigner au non-sens, mais délivre nous du mal qui veut se présenter comme seule évidence de nos vies".

Je prie pour remettre à Dieu. Je joins les mains pour rejoindre les autres, comme le dit Laurent Gagnebin. C'est. tout. "Il faut agir comme si tout dépendait de nous ; et il faut prier comme si tout dépendait de Dieu", aurait dit encore Luther.

Et sœur Myriam écrit encore

"Lorsque nous aurons compris jusqu'au cœur que le plus petit, le plus humble mouvement vers Dieu influence l'humanité, lorsque nous aurons acquis cette certitude, lorsque nous aurons compris que Dieu agit par la sainteté des mots que nous prononçons, que nous écoutons, par la compassion qui fait jaillir telle ou telle prière, nous connaîtrons la joie austère et lumineuse de celui qui, derrière le Christ, entre en communion avec la terre entière. Seigneur donne nous la prière p. 95

JE PRIE POUR ANNONCER LE ROYAUME

Lutte contre la tentation, la prière est aussi l'humble témoignage quotidien du Royaume qui vient. Elle est épiphanie d'espérance, respiration d'éternité. Loin de signifier un désengagement de ce monde et de cette actualité, elle suscite la proximité, l'immédiateté, la participation.

Elle permet l'exercice de la lucidité car elle distille la lumière. Elle permet même la traversée de la plus terrible ténèbre, comme nombre de spirituels en ont témoigné Sœur Myriam parle de la kénose de l'homme qui prie Brisé, l'homme de prière connaît les affres d'une absence là où c'est Dieu lui-même qui lui manque. Déchiré, l'homme de prière est à la frontière intenable, au point de rupture entre le réel et l'espéré. Le silence qui s'abat sur lui n'est plus le silence de l'amour. C'est un jeune sévère. Il ne faut plus rien dire, l'important est ailleurs qu'en la parole : il s'agit de demeurer dans une fidélité plus forte que la mort.

Le Royaume, ce n'est pas la prière devenue facile, évidente, ou inutile, le Royaume, c'est quand nous prions pour ceux qui ne prient pas, quand nos ennemis prient pour nous et nous pour eux, quand, ne sachant plus prier, nous sommes portés par la prière des autres. Le Royaume, c'est la prière d'invitation,... ultime, qui ne vient pas de nous, mais qui est soufflée par nos lèvres : "Venez car tout est prêt ! "

Entre ténèbre et lumière, nécessité et gratuité totale, la prière appelle le Règne de Dieu : mais déjà elle l'inaugure, elle le rend présent. "La femme qui, dans l'ombre de l'église, égrène les mots d'une prière lorsque nul ne la voit ensemence le monde. Dans ces offrandes en apparence perdues, dans ces temps qui font fi du temps, le monde est nourri, abreuvé, sans savoir d'où lui vient ce bienfait. Nous ne cherchons pas, dans la célébration liturgique, à exprimer une quelconque puissance humaine, mais à permettre à l'Habitant de nos vies de traverser notre opacité pour que sa gloire envahisse la terre.

Soeur Myriam (p. 94)

Florence TAUBMANN

Extrait des conférences d'hiver 1999, Foyer de l'Ame, Paris

 

 

 

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