Nous proposons dans ce cahier de très larges extraits
de la conférence du professeur Jean-Paul Sorg, le grand
spécialiste français du Docteur Albert Schweitzer,
donnée aux Journées dEvangile et Liberté
à Sète en Octobre 1999. Cette actualisation du grand
docteur blanc au sein de la pensée et l'action écologiques
est une fort intéressante étude.
Un lien étroit apparaît
immédiatement entre l'écologie, dans ses représentations
les plus vagues, et l'idée de respect de la vie, que Schweitzer,
historiquement, a été le premier à formuler telle
quelle et a élevé à la hauteur d'un principe
éthique. L'écologie tout entière, dans toutes
ses composantes, manifeste l'exigence que les hommes respectent la
vie. Sous «vie» on entendra plus précisément
et plus fréquemment la nature, l'environnement. L'écologie,
au sein de notre civilisation moderne pénétrée
de technique, c'est le souci assez répandu, mais inégalement
partagé tout de même et diversement vécu, de protéger
la nature...
L'état de l'écologie, aujourd'hui (Extraits)
Selon Jean-Marie Pelt, le XXème siècle n'aura fait
que répéter et mener jusqu'à leur épuisement
les idéologies morales et politiques du XIXème siècle:
eschatologie communiste, socialisme, libéralisme, industrialisme.
La seule conception du monde vraiment nouvelle et susceptible d'inspirer
la construction d'une «autre» civilisation, plus harmonieuse,
plus humaine, serait l'écologie. Son histoire ne compte à
la fin de ce siècle qu'une trentaine d'années, mais
elle paraît déjà très riche et mouvementée.
Née au début des années 70 dans différents
pays, elle a été imprégnée des diverses
sensibilités, craintes et illusions de son temps. Elle n'est
pas, contrairement à ce qu'on imagine parfois, un enfant de
Mai 68. Elle est apparue et s'est affirmée un peu plus tard,
en portant une autre morale, d'autres idéaux et d'autres soucis
que ceux qui avaient été exprimés en 68 sur les
murs de Paris et fait fureur sur les campus. C'était la guerre
froide encore: la course aux armements, moralement scandaleuse et
stratégiquement indéfendable, perdurait. Une apocalypse
nucléaire n'avait rien d'impossible. Et dans cet horizon, le
lancement d'un programme d'énergie nucléaire dite pacifique
effrayait. On prenait conscience tout à coup de certaines absurdités,
vanités et irresponsabilités de la croissance industrielle.
Les acteurs de Mai 68 avaient demandé plus de développement,
une libération des forces créatives de la technique
et une libération morale quil soit interdit d'interdire
! - à la hauteur de la modernité atteinte. La pensée
écologique, au contraire, remettait en question cette modernité,
qui dissolvait toutes les traditions, se moquait de toutes les formes
de piété, ne respectait rien, et elle refusait cette
fureur économique qui sans vergogne rompait les équilibres
anciens, épuisait les ressources de la planète et détruisait
la nature. L'esprit révolutionnaire de Mai 68, que faisaient
souffler encore les théories marxistes léninistes, maoïstes,
sans qu'on se doutât que ce serait leur dernière tempête,
leur dernière grande représentation, ce vieil esprit
qui remontait donc au XIXE siècle et l'esprit de l'écologie
s'opposaient en fait sur l'essentiel, mais une grande partie des militants
de l'écologie, les plus virulents, entretenaient pour leur
cause Lénergie et les illusions révolutionnaires
du gauchisme de 68 qui mettra longtemps à se racornir.
Ainsi les mouvements ou partis écologistes des années
70 s'affichaient-ils radicaux, avec le projet de révolutionner
la civilisation, de changer rien moins que... la vie. Leur mentalité
dominante était de tournure eschatologique, donc religieuse.
C'était tout ou rien. «Changer ou disparaître»
. La vie ou la mort. «L'utopie ou la mort» . Écologie
et survie. C'est-à-dire l'écologie ou la fin du monde.
En résonance, on entendra l'avertissement de Schweitzer «Paix
ou guerre atomique», qui date de 1958.
L'écologiste, alors, se pensait à part, se sentait
à part. Son parti n'était pas un parti politique comme
les autres. Il ne pouvait et ne voulait pactiser avec aucun autre
parti. L'écologie n'était pas à marier. L'écologie
n'était pas à vendre. L'écologie n'était
ni de droite ni de gauche. Mais au-delà. L'écologie
portait en elle les éléments d'une nouvelle civilisation,
qui sauvera l'humanité, la planète. Post-industrielle
et postmodeme, elle sera douce, conviviale, à échelle
humaine, sans titanisme et sans péché, réconciliée
avec la nature, small y sera beautiful ... Dans sa brève histoire
dà peine un quart de siècle, le «mouvement»
écologique aura déjà traversé différentes
phases, semblables à celles que 1"on reconnaît dans
l'évolution des mouvements religieux. La première base
apparente est celle de l'eschatologie, pensée enthousiaste,
ardente, fiévreuse. Comme fût la pensée des premiers
chrétiens. La fin du monde est proche, repentez-vous, convertissez-vous.
Si vous ne vous convertissez pas tout de suite avec nous, ce monde
s'abîmera dans des catastrophes industrielles, nucléaires
et chimiques, et l'humanité n'entrera pas dans le nouveau royaume,
nécessaire, de paix, de raison et d'harmonie. Les grandes catastrophes
annoncées n'arrivant pas, ou, quand il s'en produisait, n'ayant
pas l'ampleur apocalyptique que l'on pouvait craindre, et les gens,
les gens continuant de vivre comme avant, de consommer comme avant,
de rouler comme avant, bon nombre d'écologistes ont entamé
un travail idéologique de déseschatologisation. Abandonnant
leur fondamentalisme premier (infantile?), ils sont entrés
en réalisme et ont construit un parti politique solide, plus
ou moins, un parti comme les autres, où se manifestent des
ambitions personnelles, des rivalités, l'inévitable
concurrence pour exercer le pouvoir. Bref, comme le christianisme,
par exemple, s'est établi dès les premiers siècles
dans une longue phase ecclésiale, où les compromis,
les adaptations au monde tel qu'il va sont une nécessité
et la conservation des pouvoirs acquis un impératif, l'écologie
s'est établie en politique, avec les stratégies à
mener, le jeu des alliances à conclure, tantôt à
gauche, tantôt peut-être à droite, les équilibres
au centre...
Si l'écologie s'est déseschatologisée, par
la force de lhistoire, et si sa politique, sa conduite publique
est devenue réaliste et pragmatique (si elle s'est guérie
de sa maladie infantile, le gauchisme, et si elle est devenue adulte
... ), elle risque de donner tôt ou tard dans l'opportunisme,
elle va s'affadir,"trop se compromettre avec les puissances et
elle perdra sa sincérité. Elle: ses représentants
du moment, ses chefs et ses cadres. C'est la règle. Il lui
faudra alors, la nécessité s'en fera sentir, elle se
fait sentir, il lui faut donc se réformer, comme a fait le
christianisme au cours de son histoire et comme il continue,comme
le socialisme plusieurs fois a fait et il continue..., et se réformer
veut dire revenir aux sources ou dégager de telles sources
et ces sources (nous sommes dans la métaphore, bien sûr,
comment penser autrement?) sont morales, spirituelles. Elles sont
pures. La réforme est un mouvement de purification et de vérification,
de rétablissement des vérités élémentaires.
Et là, dans cette phase morale, après celle de l'inspiration
eschatologique et celle de l'établissement politique (ces phases
pouvant certes se mélanger ou pouvant constituer des moments
des tendances contemporaines - le schéma hégélien
des trois phases n'est qu'une commode méthode d'exposition
d'une réalité complexe, toujours hétérogène
... ), là, tout de même, et peut-être mieux qu'à
d'autres moments, l'introduction d'une pensée éthique
philosophiquement élaborée et cohérente, comme
celle de Schweitzer, avec des principes bien affirmés, pourrait
jouer un rôle utile; une telle pensée pourrait être
entendue, contribuer au travail de réformation et apporter
de nouvelles énergies, fussent-elles spirituelles ou justement.
spirituelles, car l'esprit, la pensée est pour l'action une
énergie. La détermination éthique, estimerons-nous,
est plus radicale et une plus solide fondatrice de l'action que l'espérance
(l'illusion) eschatologique.
Dégrisés, nous portons au crédit des actuels
partis écologistes leur réalisme, mais les écologistes,
qui devraient sur le front du respect de la vie former une avant-garde,
et nous tous, sommes-nous aujourd'hui vraiment à la hauteur
des problèmes que notre mode de vie et notre mode de production
industrielle ont créés sur la planète?...
Ce n'est que sous la pression des menaces ou des drames avérés,
lorsqu'ils ont le couteau sur la gorge, que les hommes sengagent
et acceptent des sacrifices, pour résoudre des problèmes
généraux concernant l'humanité entière
ou impliquant une cause aussi abstraite que la préservation
de la vie sur la planète. Ils ne seront prêts à
respecter la vie concrètement, un site sensible, l'Antarctique
ou l'Amazonie, une vallée, un biotope particulier, une espèce
animale, les baleines, les éléphants - que dans la mesure
où ils auront compris (et où il leur aura été
démontré) que c'est là leur propre intérêt
d'humains, car en détruisant la nature ils ruinent une base
de leur propre existence ou du moins portent atteinte à leur
qualité de vie et à celle de leurs descendants. Ils
n'entendent qu'un langage, celui de leur intérêt, et
c'est bien également le langage de la raison, du calcul. C'est
ce langage qu'il faut parler si l'on veut convaincre et obtenir les
changements de comportement nécessaires. Seule une petite minorité,
parmi les puissants, aura l'inconséquence de s'écrier:
continuons à exploiter et à détruire, après
nous le déluge! Une action écologique, dans le sens
du respect de la vie, sera ainsi, pour employer les notions de Kant,
une action conditionnelle ou conditionnée, subordonnée
à un intérêt bien compris et bien calculé,
les avantages escomptés l'emportant sur les inconvénients
et les sacrifices consentis. Ladite morale de l'intérêt
ne serait-elle pas la seule règle morale, la seule morale réelle,
suffisante pour la survie de l'humanité? Il est permis d'espérer
que les hommes sauveront leur vie - et la vie de la terre - parce
qu'ils auront compris à temps (in extremis) leur intérêt
général, l'intérêt de l'espèce.
Ainsi arrivera-t-il que l'on décide des actions qui, heureusement,
seront conformes au principe du respect de la vie (de la nature, de
la terre), sans qu'elles aient été. véritablement
inspirées ou commandées par ce principe. On aura obéi
alors à un impératif seulement hypothétique.
Exemple kantien: le commerçant qui est honnête avec ses
clients pour ne pas les perdre, et non par pur devoir.
Pour Schweitzer, dans l'éthique pure, le respect de la vie
est éprouvé comme un impératif catégorique,
qui n'a d'autre fin que la vie elle-même, la vie en soi et la
vie de cet être particulier - que ce soit une araignée,
une mouche, un chat, un homme blessé, un enfant abandonné
- que j'ai rencontré sur... mon chemin et qui de ce fait me
concerne, me regarde. La parabole du bon Samaritain ne dit pas autre
chose (sauf qu'elle ne concerne que le rapport de l'homme avec un
autre homme qui, quel qu'il soit, doit toujours être considéré
comme «Prochain»).
L'éthique schweitzerienne du respect de la vie, ses fondements
philosophiques.
Schweitzer a raconté dans Ma vie, et ma pensée (1931)
comment lui était venue son idée fondamentale de respect
de la vie. C'était sur le fleuve Ogooué, dans la lumière
du soleil couchant, à la vue d'un troupeau d'hippopotames que
le bateau avait dérangés et dispersés. «Soudain,
sans que je l'aie pressentie ou cherchée, l'expression Ehrfurcht
vor dem Leben s'imposa. La porte d'airain avait cédé.
La piste était apparue à travers le fourré. Je
savais maintenant que la conception du monde qui nous incline à
dire oui au monde et oui à la vie, avec tous les idéaux
de civilisation qu'elle porte, se trouve fondée dans la pensée.»
Page célèbre, devenue une référence obligée.
L'éthique schweitzerienne, semble-t-il, a là son point
d'origine, fixé à la biographie.
Anecdote ou légende: à quelqu'un qui lui avait demandé
quel rôle il fallait accorder aux hippopotames dans sa découverte
du principe du respect de la vie, Schweitzer aurait répondu,
avec humour: «Simple garniture de viande»! Et pourtant,
on dirait bien, d'après le texte, que ces grosses bêtes
lui avaient en quelque sorte soufflé ces mots. Si des animaux
d'apparence aussi incongrue que les hippopotames existent dans ce
monde, la vie doit bien avoir un sens. Leur existence a du sens, puisqu'ils
sont là. A fortiori, l'existence de l'homme. L'être-là
de l'homme. Das Dasein...
Pour lui rappeler sa toute puissance, l'Éternel, du milieu
de la tempête, montre un hippopotame à Job et lui dit:
«Voici l'hippopotame, à qui j'ai donné la vie
comme à toi! » Comme L'hippopotame est comme l'homme
ou l'homme comme l'hippopotame, effet, l'un et l'autre, de la volonté
de Dieu, «image de Dieu»...
Dit philosophiquement: avec cette obstination à vivre (ou
cette énergie) que montrent tous les vivants, le phénomène
de la vie doit correspondre à une sorte de volonté cosmique
qui parcourt l'univers. Nous n'en connaissons pas la raison, ni les
origines ni la destination. Mais nous y participons, nous en faisons
partie. À l'évidence, nous n'en sommes naturellement
pas la cause, ni la fin. Il n'est donc que juste (logique) que nous
respections cette vie, en nous et autour de nous, telle qu'elle fonde
notre propre existence et telle qu'elle nous dépasse infiniment.
Ce respect est pénétré de vénération
(Verehrung) et de crainte (Furcht), car nous n'y comprenons rien;
nous ne savons pas le pourquoi de la vie ou de l'existence (ni d'ailleurs
le comment!). Nous savons que nous ne savons rien! Nous ne comprenons
pas pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Élémentaire
et néanmoins des plus complexes, ce sentiment de respect de
la vie apparaît de nature mystique, nous ne le maîtrisons
donc pas, mais de son côté la raison est capable de l'établir
comme une conclusion ou une conséquence qui s'impose logiquement
(denknotwendig).
Mystique et poétique, esthétique, l'émotion
qui avait saisi Schweitzer à ce moment-là, en apercevant
brusquement ces hippopotames entre eaux et forêts, dans l'immensité
d'une nature vierge où l'être humain, troublé,
angoissé, le souffle coupé, se sent comme un étranger.
Soudain, avec une acuité rare, il a fait là l'expérience
de la beauté du monde, de sa sublimité à la fois
de terreur et de magnificence. L'éthique du respect de la vie
s'est formée dans un rapport esthétique au monde. Ce
que nous respectons, vénérons, admirons, c'est la beauté,
c'est elle qui nous saisit, nous transporte et nous laisse interdits,
sans voix, sans intelligence, frappés de stupeur. La beauté
du monde: quatrième preuve de l'existence de Dieu. Dieu existe
parce que le monde est beau (parce qu'il nous paraît beau ...
). Dieu a créé le monde et il a créé l'homme
pour que le monde apparaisse quelque part dans sa beauté et
sa gloire, pour qu'il soit contemplé et loué. L'écologiste
pur et... doux est un homme sensible à la beauté du
monde. Il souffre de le voir abîmé, ne peut supporter
qu'on lui porte de tels outrages. Toute atteinte à la beauté
est un attentat, une violence. Apprenons avant tout aux enfants la
beauté du monde, par des leçons de choses, et ils auront
à coeur de la préserver, ils deviendront des écologistes.
L'écologie sera leur culture. Comme les Souvenirs de mon enfance,
rédigés en 1924, l'attestent, l'enfant Schweitzer a
connu à Gunsbach, au contact quotidien avec la nature, des
émotions esthétiques très vives qui souterrainement
ont préparé en lui l'éclosion à l'âge
adulte de son éthique du respect de la vie. Ne pas négliger,
pour comprendre cette éthique, la composante artistique de
la personnalité de Schweitzer.
Le respect de la vie dans un texte de 1912
On a toujours cru, sur la foi du texte de Ma vie et ma pensée,
que c'est en ce soir de septembre 1915, et dans les circonstances
africaines qu'il prit tant de soin à décrire, que Schweitzer
avait découvert (littéralement) sa formule du respect
de la vie, mais nous savons maintenant, grâce à la publication
récente (en 1998) des Strasburger Vorlesungen , qu'il l'avait
déjà employée dans un des derniers cours qu'il
donna en 1912 à l'université de Strasbourg, avant de
s'apprêter à partir pour Lambaréné. C'est
pour le biographe une chose étonnante. Il faudrait supposer
que Schweitzer a développé une première fois
cette idée en passant, sans s'y attacher fondamentalement,
et qu'il l'a oubliée par le suite. C'est vraisemblable. Elle
lui est «revenue» plus tard, dans un contexte tout différent,
et il ne l'a pas reconnue. Mais ce qui ne peut manquer de surprendre,
c'est que dans son texte de cours de 1912 il avait déjà
donné à cette idée une élaboration philosophique
assez poussée. Rétrospectivement, on y découvre
déjà les grands traits de l'éthique schweitzerienne,
telle qu'elle sera exposée dans son ouvrage de 1923 (La civilisation
et l'éthique), y compris l'articulation si essentielle de l'idée
de respect de la vie à l'idée de responsabilité.
Qu'on en juge: «Ce qu'est la vie demeure pour nous non seulement
une énigme, mais un mystère - nous n'en savons quelque
chose que par intuition et sommes infiniment éloignés
de pouvoir créer artificiellement de la vie à partir
des forces physiques que nous maîtrisons. De là le respect
pour la vie, un sentiment qu'il arrive même au matérialiste
le plus convaincu d'éprouver lorsqu'il évite d'écraser
un ver de terre sur la chaussée ou d'arracher sans raison une
fleur. Et ce respect est la note fondamentale de toutes les civilisations
- en lui réside la grandeur de la civilisation hindoue. Il
est difficile à un citadin qui a grandi entre des murs de parvenir
à la vraie humanité: il n 1 a jamais vécu avec
la nature, dont il n'a jamais senti l'unité, il n'a jamais
rien entendu des soupirs de la créature s! Ce n'est que dans
un long contact avec la nature animée qu'émerge l'idée
que chaque être vivant est irremplaçable dans la chaîne
de la vie et en même temps que cette idée s'éveille
un sentiment de responsabilité envers tout ce qui vit et se
développe, et puis enfin s'impose aussi l'idée que le
sens de l'existence du vivant se montre plus nettement, avec plus
de perfection, dans les formes évoluées de la vie, et
en premier lieu, bien sûr, chez l'homme, que dans toutes les
autres. Ici il faut bien constater un échec de la philosophie
hindoue: elle reste désemparée à la vue du combat
que les êtres vivants mènent les uns contre les autres,
les uns ne pouvant subsister qu'au détriment des autres, en
les tuant. Mais a nos yeux un certain droit de détruire de
la vie n'est pas incompatible avec l'éthique dans la mesure
où en dépend la conservation de l'être le plus
élevé de la création. Cependant, nous n'évitons
pas une tension, un déchirement entre, d'une part, le sentiment
que toute vie est sacrée et, d'autre part, la nécessité
d'assumer la responsabilité qui nous incombe en des circonstances
variées de sacrifier d'autres êtres à la cause
de l'humanité; l'être humain se révèle
précisément comme être supérieur aux autres
vivants en ce que son énergie pour survivre cesse d'être
uniment l'effet d'un instinct de conservation aveugle et qu'en détruisant
d'autres êtres il se sent néanmoins responsable envers
le tout.»
On a bien lu: En 1912 déjà, Schweitzer montre que
c'est en tant qu'elle représente pour nous une énigme
(ou, plus exactement dit, un mystère) que la vie appelle de
notre part un sentiment de respect. Il faudrait toujours, mentalement,
remplacer la formule banalisée de «respect de la vie»
par celle de «respect devant le mystère de la vie».
Dans ses essais réitérés pour expliquer, fonder
et justifier philosophiquement le principe éthique du respect
de la vie, Schweitzer navigue chaque fois entre deux niveaux, entre
sentiment et idée de la vrai raison:
1) Le respect de (devant) la vie est saisi comme un sentiment naturel,
un affect, une disposition de la conscience humaine (une disposition
de l'être humain en tant qu'être conscient de vivre et
d'appartenir au règne du vivant). Comme tel, ce sentiment,
mélange de vénération, d'admiration (au sens
du XVIle siècle ), d'étonnement et d'effroi, est universel,
il a toujours existé, il est contenu dans l'âme humaine.
Le philosophe, en l'occurrence Schweitzer, a donné à
ce sentiment en lui-même confus une expression, une formulation
distincte: Ehrfurcht vor dem Leben, crainte et tremblement devant
la vie, amour également de la vie, adhésion à
la vie. Ainsi en a-t-il tiré une idée, au sens premier,
comme chez Platon, de forme, forme visible, manifeste. Et de cette
«idée», il a fait un principe éthique, le
principe même de l'éthique, avec la force d'un commandement
(«plus chargé de sens que la Loi et les Prophètes»
2) Une fois posée et intuitionnée, l'idée demande
à être élaborée conceptuellement et démontrée
rationnellement. C'est le travail du philosophe. Schweitzer s'y est
appliqué, acharné même (dans le chapitre XXI du
tome 2 de sa Kulturphilosophie et c'est tout l'effort du tome 3, resté
inachevé). Il importe d'établir l'idée par la
raison, d'y arriver par la voie de la raison, c'est-à-dire
une voie logique déductive. Ce que le philosophe veut, c'est
rendre l'idée logique et donc, comme Schweitzer dit souvent
«denknotwendig», afin qu'elle s'impose à toute
conscience qui réfléchit et raisonne; qu'elle s'impose
more geometrico, avec la même force (logique) qu'une démonstration
géométrique. De sorte que tout homme qui pense puisse
se persuader toujours à nouveau, si besoin est, de l'obligation
de respecter la vie. Que gagne-t-on à la philosophie? D'un
vague sentiment occasionnel, le respect de la vie devient un principe
dont on doit toujours pouvoir retrouver les fondements logiques ou
refaire la démonstration, afin de renouveler, de reformer sa
conviction. L'intelligence (le logos) inlassablement retrempe la foi
(morale).
Démontrer consiste à identifier, à ramener
l'autre au même, à établir une équation.
Toute la démonstration de Schweitzer tient dans l'égalité
établie entre ma vie comme vouloir-vivre et celle de tous les
autres vivants.
«De même que ma volonté de vivre renferme le
désir de continuer à vivre et la possibilité
d'une mystérieuse exaltation que l'on appelle le plaisir; de
même encore qu'elle renferme la peur devant l'anéantissement
et la possibilité d'une mystérieuse dépression
qui se signale en souffrances, de même toute volonté
de vivre, autour de moi, que je puisse en comprendre les manifestations
ou non.»
De là suit, conséquence, que j'ai à témoigner
à toute vie le même respect que j'ai pour la mienne.
Dans le langage de l'Évangile: Aime ton prochain comme toi-même.
Dans un langage devenu commun: Ne fais pas à autrui ce que
tu ne veux pas qu'il te fasse. Ainsi l'homme raisonne-t-il depuis
toujours. Le propre de la raison est d'établir partout, dans
le royaume de la connaissance comme dans la pratique, ces relations
d'égalité et de réciprocité.
Les premières applications du principe du respect de la
vie
L'originalité (la singularité) de Schweitzer est de
considérer a priori que l'autre, le prochain, ce n'est pas
seulement l'autre homme, mais tout autre vivant, une araignée,
une mouche, un cafard aussi?, une fougère, un brin d'herbe...
Il étend immédiatement le principe du respect à
l'infini, sans frontières, envers tout ce qui vit, sans faire
de discrimination, sans admettre de hiérarchies. Après
avoir en amont fondé rationnellement le principe du respect
de la vie et l'avoir posé comme principe fondamental de l'éthique,
il donne, en aval, des exemples, dans le souci didactique tout naturel
d'illustrer sa «thèse», de la concrétiser.
Et les premiers exemples de manifestation du respect de la vie, qui
lui viennent à l'esprit, se rapportent aux plus petites choses,
aux plus petits êtres, les feuilles d'un arbre, des insectes,
un ver de terre, une fourmi. Nous lisons en effet dans la suite de
son texte de fondation que «l'homme pénétré
de l'idée de respect de la vie et pour qui la vie est sacrée
en tant que telle... n'arrache pas étourdiment des feuilles
aux arbres ni des fleurs à leur tige et il prend garde à
ne pas écraser des insectes en passant. Si par une nuit d'été
il travaille sous une lampe, il préférera laisser sa
fenêtre fermée et respirer un air lourd, plutôt
que de voir une hécatombe d'insectes aux ailes roussies s'abattre
sur sa table. Si en sortant sur la route après une pluie, il
y aperçoit un ver de terre qui s'est fourvoyé là,
il se dit que ce ver va dessécher au soleil faute d'être
remis à temps sur un sol meuble où il pourra s'enfouir:
il l'enlèvera donc du goudron fatal et le déposera dans
l'herbe. Si en passant devant une grande flaque il y voit un insecte
qui se débat, il prendra la peine de lui tendre une feuille
ou un fétu de paille pour le sauver.
Il ne craint pas de faire sourire de sa sensiblerie.»
Quelle est la portée de tels exemples? Leur valeur pédagogique?
Peut-être qu'ils laissent entendre que si notre attitude de
respect va jusqu'à ces êtres les plus humbles, que nous
avons spontanément tendance à rejeter dans linsignifiance,
elle s'adressera également et d'autant mieux à des êtres
plus évolués (mais que vaut ce jugement?) ou, croyons-nous,
plus proches de nous et, bien sûr, à ces êtres
que nous sommes nous-mêmes, les humains.
Respect des humains en tant qu'ils sont des êtres vivants
(qui veulent vivre parmi les autres vivants qui, de même, sont
animés de vouloir-vivre ... ), sans plus, sans aucune autre
raison fondamentale? Les hommes (et le respect qui leur dû),
placés sur le même plan - de la vie - que les animaux
et que les plantes? Cette équivalence passe mal. Schweitzer
en avait conscience. Il répondait qu'il fallait braver le reproche
de sensiblerie ou de sentimentalisme, quand on se préoccupe
d'épargner des souffrances aux bêtes. Image entrée
dans la légende: le Docteur Schweitzer, sur le chantier de
son hôpital, se baissant pour extraire quelques fourmis des
trous où on s'apprêtait à enfoncer les poteaux
des nouvelles constructions... Mais lorsqu'on applique ainsi le principe
du respect de la vie, en l'étendant à tous les vivants,
sans faire aucune différence, sans distinguer entre les gros
et les petits, entre des créatures «inférieures»
et d'autres «supérieures», cela ressemble fort
à de l'extravagance. Une éthique conséquente,
quand ses principes sont appliqués en toute logique, sans concession
aux réalités, peut-être en dépit du robuste
bon sens, prend toujours un aspect quelque peu extravagant, on le
remarque chez Kant et chez Lévinas, on le voit dans les Évangiles
- si quelqu'un te frappe sur la joue gauche, tends-lui sa joue droite...
Qui peut se comporter ainsi, comme un saint? Comme un innocent? Un
idiot? C'est aller plus loin qu'il n'est raisonnable et que les réalités
de la vie ne le permettent. C'est se conduire d'une manière
excentrique. L'homme commun hausse les épaules, en sourit ou
même s'indigne, quand il se sent ainsi mis en question dans
sa dure existence d'homme contraint à lutter et à nuire
pour survivre. L'homme Schweitzer se montrait suffisamment réaliste
pour utiliser un insecticide puissant contre les termites qui envahissaient
sa pharmacie. Il maudissait les éléphants qui, la nuit,
venaient piller ses plantations. Et les chats croissant en surnombre
sur le territoire de son hôpital, il prit sur lui de noyer dans
le fleuve des portées de chatons. Mais en théoricien,
sur un plan métaphysique (dirais-je), il n'a jamais cédé
à un anthropocentrisme qu'il jugeait naïf, autant que
le géocentrisme, erroné et philosophiquement irrecevable.
Sachant qu'il se heurtait ainsi non seulement à l'élémentaire
bon sens, mais à des conceptions religieuses du monde, il s'en
est ouvert un jour à son ami Oskar Kraus, avec tout l'humour
qui convenait pour couvrir ce qu'il appela lui-même son hérésie:
« Oui, cher ami, et vous pouvez tous m'étrangler, si
vous voulez, mais jamais je ne reconnaîtrai des différences
de valeur objectives entre les êtres vivants. Chaque vie est
sacrée! "Sacrée" signifie qu'il n'y a plus
rien au-dessus qui serait supérieur, comme on ne saurait ajouter
aucune autre vitesse à la vitesse de la lumière. Les
différences de valeur ne sont donc que subjectives, nous les
établissons à partir de certaines nécessités
pratiques, mais en-dehors de celles-ci elles n'ont aucun sens. La
proposition selon laquelle toute vie est sacrée ne peut être
dépassée. Sur ce plan je suis et je resterai toujours
un hérétique. C'est là une question de principe,
une de ces questions qui descendent jusqu'aux fondements de notre
conception du monde. Je te plains vraiment d'avoir pour ami un gaillard
tel que moi.»
De la difficulté de surmonter l'anthropocentrisme
Si, comme il est nécessaire, on essaye de traduire en termes
juridiques et d'inscrire dans la loi cette éthique du respect
de la vie, élargie sans discrimation à tous les vivants,
on en viendra logiquement à parler d'un droit des animaux,
d'un droit de la nature, d'un droit de la terre, opposable aux droits
de l'homme, c'est-à-dire à la puissance de l'homme et
la limitant. La terre appartient de droit à tous les êtres
vivants qui l'habitent. Il faut empêcher que la condition des
uns ne se développe au détriment de la condition des
autres. Mais en raisonnant ainsi et voulant récuser tout anthropocentrisme,
est-ce qu'on ne verse pas dans un insoutenable anthropomorphisme?
C'est évidemment nous, les humains, qui intervenons pour attribuer
des droits aux créatures muettes, aux bêtes, aux plantes,
et aux éléments de la terre. Il n'y a que les hommes
qui puissent plaider pour eux, les représenter et les défendre.
Tout vient de l'homme, inévitablement. En d'autres termes,
nous sommes responsables, de nous-mêmes et des... autres. Nous
le savons et nous avons à l'assumer. «L'éthique,
c'est la reconnaissance de notre responsabilité infinie envers
tout ce qui vit.» Un homme et penseur aussi généreux
qu'Albert Jacquard, si engagé dans les combats pour l'homme
et en même temps dans les combats écologiques, ne peut
faire autrement pourtant que de contourner l'idée d'un «droit
de la nature» et même celle de «devoirs envers la
nature». Ces prétendus devoirs, écrit-il, ne sont
que des devoirs envers nos descendants. Est-ce par conviction ou par
pédagogie qu'il prend soin de s'exprimer ainsi? Par crainte,
peut-être, de perdre l'homme, la dignité, l'éminence
de l'homme? Par crainte de sombrer dans un naturalisme sans rivages
humains et de manquer alors à l'humanisme? Il est vrai que
nous nous heurtons ici à notre sens particulier (et je dirais
«naturel») de l'humain, à cette sorte d'évidence
anthropocentrique qui nous fait penser que l'homme n'est pas un être
vivant comme les autres, mais qu'il a une dignité spécifique
en tant que porteur de l'esprit, en tant que, selon la métaphore,
«image de Dieu»... La pensée humaine n'en aura
peut-être jamais fini avec l'anthropocentrisme...
Pour Schweitzer, il l'a répété avec force,
dans Ma vie et ma pensée et dans ses critiques de Kant, «seule
l'éthique universelle de l'expérience d'une responsabilité
élargie à l'infini envers tout ce qui vit peut être
fondée philosophiquement, dans la pensée. L'éthique
qui limite son champ au comportement des hommes entre eux ne tient
pas par elle-même, elle n'est qu'une morale particulière,
dérivée du principe général (de respect
de la vie).» Ainsi le respect dû à l'être
humain ne serait qu'une application particulière, une déduction
de la règle fondamentale du respect dû à toute
forme de vie.. Nous y viendrions par syllogisme: Je dois respecter
tout ce qui vit; or, l'homme est un vivant; donc je lui dois le respect
(aussi!). Ce n'est pas de cette manière que nous raisonnons
en réalité. Nous n'avons pas à nous forcer de
cette manière, par syllogisme, au respect de notre prochain
et de 1"homme en général. Le respect de la personne
humaine, de l'homme par l'homme, paraît bien premier, primordial,
et s'il n'est pas absolument spontané et naturel, s'il faut
s'en convaincre par un raisonnement et en déduire le principe
d'une expérience élémentaire ou d'un principe
antérieur, plus élevé encore, suprême,
ce ne saurait être l'expérience mystico-poétique
d'un saisissement devant la nature (devant un troupeau d'hippopotames
se baignant dans un fleuve ... ) et ce ne saurait être non plus
le seul principe de respect de la vie; il demande un autre fondement
ou une autre fondation philosophique. Cette fondation du respect du
prochain, de l'«humanisme de l'autre homme», nous ne la
trouvons pas chez Schweitzer. Arrivés devant cette impasse,
nous devrions peut-être nous tourner maintenant vers une autre
tradition philosophique, celle de la conscience et de l'humanisme
de la personne, regarder du côté de Kant et de Lévinas?
A Kant qu'il connaissait à fond, Schweitzer reprochait de
n'avoir accordé de compétence à l'éthique
«que pour ce qui concerne les rapports des hommes entre eux»
et d'avoir négligé les rapports des hommes avec les
autres êtres vivants. Et il estimait que son originalité,
ce qu'il introduisait, lui, de nouveau dans l'histoire de l'éthique
européenne, était justement de combler cette «grande
lacune» ou de corriger cette «grande erreur» d'une
éthique acosmique qui ne s'intéresse qu'aux relations
humaines. Son éthique du respect de la vie et conjointement
de la responsabilité envers tout ce qui vit a le mérite
de raccorder l'homme à l'univers et de considérer sa
place dans le cosmos. Selon lui, elle n'excluait pas l'éthique
humaniste, mais la complétait, elle l'englobait et en même
temps lui assurait un fondement qu'elle ne peut se donner à
elle-même.
Nous ne saurions douter, quant à nous, de l'humanisme de
Schweitzer, qu'il a pensé, prêché, vécu
et lesté, théoriquement et pratiquement, de l'humanitaire,
comme morale d'urgence et de réparation pour temps de détresse
(et ces temps resurgissent toujours), mais cet humanisme que dans
un premier temps, pour son engagement à Lambaréné,
il puise manifestement dans l'Évangile (où «Jésus
a soudé si étroitement l'une à l'autre religion
et humanité qu'il n'y a plus de religion sans vraie humanité
et que les devoirs de la vraie humanité ne se conçoivent
plus sans religion ... »), on peut se demander s'il parvient
à le fonder philosophiquement, que ce soit par la voie de la
raison ou par la voie d'une expérience mystique ou par les
deux voies, ainsi qu'il a fait pour l'éthique du respect de
la vie. Il est vrai que dans cette éthique l'homme n'apparaît
pas au premier plan, mais qu'autour de son principe de respect de
la vie se pressent immédiatement, on l'a vu, toutes sortes
d'animaux, en bas le ver de terre, la fourmi, des papillons nocturnes,
et en haut les hippopotames! L'homme semble perdu au milieu de cette
foule de vivants, créature parmi les créatures, sans
préséance. Or, en humaniste, ne faut-il pas arriver
à penser la préséance de l'homme au sein du monde?
Sinon l'humanisme manquera de base et comment résister alors,
intellectuellement, à des tentations de barbarie, de négation
de la dignité de l'homme? Si la préséance de
l'homme va de soi et ne vient pas uniquement d'une préférence
partisane, manière d'anthropocentrisme, il doit être
possible de le justifier par la pensée. Si c'est un axiome,
il doit être possible, sans pouvoir le démontrer, de
lui trouver quelques bonnes raisons.
Les fondements de l'éthique humaniste chez Lévinas
Contre l'extrême abomination de notre temps qui a perpétré
et laissé perpétrer une destruction systématique
de l'homme, réduit à l'état de choses, de chair
à canon, de marchandise et de matériau, d'ensemble d'organes
et de graisse pour savon, un philosophe comme Lévinas a fondé
la sacralité de l'être humain sur l'expérience,
fragile, mystique, d'une relation au visage de l'autre, à l'autre
comme visage,. «relation d'emblée éthique»,
car «le visage est ce qu'on ne peut tuer», ou du moins
ce qui nous dit: «tu ne tueras point». Depuis toujours
pourtant, des hommes se tuent. Mais ils connaissent l'interdiction.
Ils connaissent l'enfer. Chacun sait, à part lui, qu' «Autrui
est plus haut que lui» et qu'il doit répondre de lui.
Le lien avec autrui se noue, «ne se noue que comme responsabilité».
La responsabilité qui me noue à autrui est constitutive
de la subjectivité, en même temps que de l'éthique.
Elle est l'interpellation éthique la plus élémentaire
et la plus haute. Et elle est infinie, «sans frontières».
Des parallèles apparaissent tout de suite, jusque dans la
formulation, l'identité de certains termes, entre la pensée
éthique de Schweitzer et celle de Lévinas. Les deux
aboutissent à poser la responsabilité comme fondement
de l'existence humaine et à affirmer le primat de l'éthique
sur toute ontologie (selon le langage de Lévinas) ou sur toute
connaissance ou conception du monde (dans la terminologie de Schweitzer).
Mais la grande différence vient de ce que pour Schweitzer l'autre,
dont il fait l'expérience, c'est un autre vivant, dans sa réalité
d'espèce, immergée dans le flux de la vie, ainsi une
bande d'hippopotames, tandis que pour Lévinas lautre,
c'est un autre humain, c'est un autrui saisi dans sa singularité,
son caractère absolument unique, son nom propre. Les deux expériences
sont de nature mystique, en un sens, et culminent dans le sublime,
osent une sorte d'extravagance ou de pari, une foi apparemment insensée,
tant elle est contredite par la réalité de tous les
jours. Comment croire que le visage d'un homme est sacré pour
tous et qu'il signifie par lui-même «tu ne tueras point»
(tu me respecteras)? Comment croire que toute vie est sacrée,
celle d'une mouche autant que celle d'un chien, autant que celle d'une
personne humaine? Nous nous battons et nous tuons pour vivre. Nous
repoussons un concurrent. Nous mangeons de la viande. «On ne
peut vivre sans tuer», ne peut-on s'empêcher d'objecter.
Mais on n'approuve pas cela. On n'est pas d'accord avec ce monde.
On a une autre idée de la vie et de ce que pourrait être
le monde. On a en soi l'idée d'un autre royaume, un royaume
des cieux. Dans les deux cas, chez Schweitzer comme chez Lévinas,
l'expérience initiale, fondatrice, est une expérience
de la transcendance. Transcendance du phénomène de la
vie pour l'un; transcendance du visage pour l'autre et, dans le visage,
du phénomène humain. Expérience religieuse, sans
doute, ou possiblement fondatrice d'une religiosité.
L'éthique est une en chaque pensée conséquente
et par la générosité toutes les vertus ou toutes
les valeurs, toutes les exigences morales s'y retrouvent. (De même,
quelle que soit notre confession religieuse, dans la sincérité
de notre coeur, nous aimons et craignons le même Dieu.) Néanmoins,
chaque conception comporte des zones obscurcies et des angles morts
qui empêchent de discerner certains aspects du monde et de l'homme.
Ainsi la conception éthique de Schweitzer reste-t-elle aveugle
à l'éminence (la prééminence) de l'homme,
à la dignité de la personne; quant à la conception
de Lévinas, elle est aveugle à la valeur de la vie des
animaux et à la nature en général. Il n'hésite
pas, dans une certaine tradition du judaïsme, à justifier
les projets de «détruire les bosquets sacrés».
Il fait l'éloge de la transformation technique de la nature,
rejette toute espèce de «sacré filtrant à
travers le monde», y voyant «l'éternelle séduction
du paganisme». Il fait davantage confiance à l'homme
des villes qu'à l'homme des campagnes dont il redoute l'archaïsme.
La nature n'a aucune valeur en soi; il est bon que l'homme en se développant
en devienne maître et possesseur, comme Descartes l'avait voulu.
Il est significatif - et pour nous réjouissant - qu'une lectrice
aussi admirative pourtant de l'oeuvre de Lévinas quÉlisabeth
de Fontenay ait été amenée à remettre
en question son foncier anthropocentrisme et à lui reprocher
son oubli des bêtes, son silence sur «le silence des bêtes».
Comme Derrida l'avait. remarqué, l'infini de la responsabilité,
que Lévinas affirme avec tant de pathos, n'a jamais été
compris par lui comme un «Tu ne mettras pas à mort le
vivant en général». «Le seul autre"
que considère l'impératif de l'injonction éthique,
c'est l' "autre homme", l'autre comme homme.» Lassitude
devant une philosophie vouée à «découvrir,
sinon à égrener toujours encore le propre de l'homme».
Élisabeth de Fontenay doute finalement de l'efficacité
morale que peut avoir l'expérience du «ravissement éthique
par le visage», qui fonde toute la philosophie lévinasienne.
Une fondation trop mince pour soutenir les nécessaires combats
que doivent mener les hommes de notre temps, en particulier un combat
écologique pour protéger la vie des animaux, la vie
dans les animaux, et par extension la vie de la nature, de la terre-mère.
Cette métaphore n'est pas ridicule.
Elisabeth de Fontenay ignore la philosophie éthique de Schweitzer.
Si elle la connaissait, elle estimerait peut-être que son efficacité,
son utilité morale est plus grande que celle de la philosophie
de Lévinas, qu'elle répond mieux aux besoins et signes
de notre temps.
La religion dans l'éthique
Le communisme aura été la grande foi du XXe siècle,
soulevée par une immense espérance eschatologique placée,
dans la réalisation d'un monde de justice, de prospérité
et de fraternité. Même si le vert sera la couleur du
XXIE siècle (slogan !) et bien que l'écologie en ses
premiers temps, nous l'avons dit, ait été mouvement
quasi messianique qui se présentait comme la voie du salut
(mais ce messianisme fut justement un héritage, une prolongation
de l'eschatologie révolutionnaire qui survivait dans le gauchisme),
je ne pense qu'elle devienne la grande foi de l'avenir, parce que
son principe premier n'est pas l'espérance, mais la responsabilité,
et qu'il importe de résoudre rationnellement, techniquement
et aussi moralement, certes, d'énormes problèmes qui
se posent à l'humanité entière. Le sens de la
vie des hommes, leur progrès, sera de traiter ces problèmes,
d'oeuvrer à leur solution possible. (Réparer la couche
d'ozone, décontaminer les nappes phréatiques, dépolluer
les mers et les fleuves, reboiser des portions de l'Amazonie et des
forêts d'Asie, maîtriser la croissance démographique,
sortir du nucléaire, développer les énergies
alternatives, développer une agriculture vivrière, écobiologique,
etc.) On n'aura pas le temps de s'ennuyer ni de se complaire à
des délices métaphysiques ou mystiques. L'écologie
sera une composante essentielle de l'action planétaire citoyenne,
et non une religion ou une idéologie. «Avec les progrès
de la science et des techniques, le travail de la civilisation ne
deviendra pas plus facile, mais au contraire plus difficile.»
Une pensée éthique rationnellement élaborée
sera nécessaire pour orienter et obliger les consciences. Ce
sera une éthique au moins apparentée à celle
que développa Schweitzer. Une éthique du respect pour
la vie et de la responsabilité infinie envers tout ce qui vit.
Si elle ne sera toujours pas reconnue historiquement, ce qui après
tout n'est pas si grave, on en retrouvera du moins l'inspiration,
on la réinventera !
C'est justement dans cette phase de notre évolution où
nous prenons à la fois conscience de notre puissance (si terrible
que nous pouvons détruire les bases de notre existence) et
conscience des limites de cette puissance, ainsi que des limites de
notre science, que l'anthropocentrisme se trouve peut-être définitivement
ébranlé. Il n'est plus possible de penser sérieusement
que l'homme est la mesure de toutes choses, la mesure du monde, il
ne l'est même pas de « son » monde. Place alors
(retour ?) à un théocentrisme ? Ou à une mystique
agnostique - ou un agnosticisme mystique ? Compatible, à mes
yeux, avec l'esprit du christianisme, avec un christianisme spiritualisé.
«Le respect de la vie nous conduit à une relation spirituelle
avec le monde, indépendant de toute connaissance de l'univers.»
Par l'éthique du respect de la vie, on pourrait dire: par son
éthos, son habitus, son exercice (quotidien et politique, dans
les petites comme dans les grandes choses), les hommes deviennent
«pieux d'une façon élémentaire, profonde
et vivante» . Étant entendu que «c'est l'élément
éthique qui décide de la valeur spirituelle d'une religion»
. Le protestantisme (particulièrement, insisterais-je, le protestantisme
libéral) se permet de penser que toutes les situations où
l'humanité reconnaît son cheminement religieux trouvent
dans les rapports éthiques leur signification spirituelle,
c'est-à-dire leur «vérité pour adultes».
Jean-Paul
Sorg
Evangile & liberté n° 135