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La Cène : ni trop, ni trop peu

Ce titre : “ni trop, ni trop peu” entend indiquer les deux dangers qu’à mes yeux courent les protestants dans leur compréhension et leur pratique de la Cène. Ils sont menacés, d’un côté, par l’excès, la profusion et l’outrance ; de l’autre, par la pénurie, la carence, l’insuffisance. Entre ces deux écueils contraires, ils ont de la peine à trouver la bonne route, le juste équilibre, la bonne dose. En général, sous l’influence soit de la spiritualité catholique soit du radicalisme évangélique, ils penchent dangereusement d’un côté ou de l’autre. Ils en font souvent trop, parfois trop peu, mais rarement juste assez. Je vais tenter d’expliquer ce point de vue en m’arrêtant, d’abord, sur la signification théologique et religieuse de la Cène, et ensuite sur sa célébration au cours du culte.

  • 1. signification de la cène
    • 1. la thèse luthérienne
    • 2. la thèse radicale
    • 3. position réformée
  • 2. La célébration de la cène
    • 1. cène et prédication
    • 2. la fréquence de la cène
  • Conclusion

1 - Signification de la Cène

Sur la signification théologique, religieuse ou spirituelle de la Cène, on trouve dans le protestantisme, depuis le seizième siècle jusqu’à aujourd’hui, deux attitudes extrêmes, qui s’opposent diamétralement, et qui, l’une et l’autre, me semblent aller trop loin.

1 - La thèse luthérienne

À l’une des extrémités de l’éventail, du côté de ceux qui accordent une importance capitale, fondamentale au sacrement, se situe le Réformateur Martin Luther. Très marqué par le catholicisme dont il se détache difficilement, imprégné de la pratique sacramentelle qu’il a connue au couvent, et qui faisait de la communion un moment majeur de la vie chrétienne, Luther tend à donner à la Cène une fonction et une valeur essentielles.

D’une part, il développe la doctrine de la consubstantiation (même si le mot ne se trouve pas sous sa plume) qui affirme que le pain et le vin, tout en restant ce qu’ils sont, deviennent corps et sang du Christ. Il y a donc bel et bien, pour lui, une transformation substantielle des éléments, qui les rend sacrés, qui leur confère une valeur surnaturelle, comme pour le catholicisme traditionnel.

D’autre part, Luther attribue un rôle décisif aux sacrements. Il affirme qu’ils apportent le salut, qu’ils transmettent la grâce.Il en fait les véhicules par lesquels les bienfaits de Dieu nous parviennent et nous atteignent. Ainsi, le réformateur écrit : «Dieu nous a commandé que nous nous fassions baptiser, ou nous ne serons pas sauvés...Nous prenons la Cène afin d’y obtenir la rémission des péchés”.

Ces phrases accordent beaucoup de poids et une grande efficacité aux sacrements. Ils ne sont pas seulement des signes (analogues à une lampe témoin qui indique que le courant électrique passe, ce qui est la position réformée).Ils sont les instruments dont Dieu se sert pour nous atteindre (comparables au fil qui transporte le courant électrique).Dieu agit à travers eux, en se servant d’eux. L’eau du baptême, le pain et le vin de la Cène communiquent sa grâce.

Si ces thèmes se rapprochent beaucoup de la spiritualité dominante à son époque, Luther s’en sépare nettement sur deux points.

En premier lieu, il souligne que c’est Dieu qui donne le sacrement au croyant, et non le croyant qui offre le sacrement à Dieu.Dans la Cène, Dieu agit, l’être humain reçoit, alors que, dans le catholicisme classique, les croyants présentent la cène ou l’eucharistie, à Dieu.Luther nie que la cène soit un sacrifice. En effet, dit-il, dans le sacrifice l’homme apporte quelque chose à Dieu. Au contraire, dans le sacrement, Dieu confère quelque chose à l’homme. Il est vrai qu’en réponse au don de Dieu, l’être humain fait monter vers lui sa louange ; en ce sens, et en ce sens seulement, donc de manière secondaire, accessoire, on peut parler d’un sacrifice, mais dans la Cène cet aspect n’est pas l’essentiel.

Il y une seconde différence. Beaucoup plus que le catholicisme de son époque, Luther met l’accent sur la parole : la Cène, c’est du pain et du vin accompagnés par la Parole. Quand la parole cesse, quand la cérémonie se termine, on n’a plus que du pain et du vin ordinaires qui doivent être traités comme tels, qui ont perdu tout caractère sacré ou sacramentel, qui ne méritent pas un traitement particulier (que ce soit la consommation sur place ou la réserve eucharistique des restes). De plus, le luthéranisme insiste sur la prédication. Le Christ est tout autant, tout aussi réellement présent en elle que dans le sacrement. Le sacrement est une parole visible, matérialisée, et la prédication est un sacrement oral.

2 - La thèse radicale.

A l’opposé de cette importance donnée à la Cène par le luthéranisme, des groupes protestants qui se situent dans la mouvance ou l’héritage de la Réforme radicale contestent sa valeur et mettent en cause sa légitimité. J’en donne trois exemples.

1.Les quakers, peu nombreux en France, mais beaucoup plus dans les pays anglo-saxons, qui apparaissent au dix-septième siècle, suppriment, abolissent baptême et Cène. Ils leur reprochent de favoriser une religion conformiste et formaliste qui se fonde et se centre sur des rites et des liturgies, et non sur la foi du cœur et la sanctification de la vie. De plus, ils considèrent que les querelles et les persécutions qu’ont provoquées autrefois les sacrements les ont complètement disqualifiés. BARCLAY, le principal théologien quaker, estime qu’ils ont eu une utilité certaine dans l'Église primitive. Ils ont aidé des gens habitués aux célébrations du judaïsme et du paganisme à passer au christianisme. Ils ont représenté des rites de substitution, qui leur permettaient à la fois de se démarquer, de rompre leurs anciennes appartenances, et de ne pas être déstabilisé par une absence de cérémonies qui aurait créé un vide. Ils ont eu une fonction transitoire et provisoire pour aider la première génération à cheminer du paganisme ou du judaïsme vers l'Évangile. Ils se sont, ensuite, maintenus, parce que l'Église a manqué à sa mission ; elle n’a pas su mettre en place une authentique spiritualité. Les sacrements ont dégénéré en superstition ; ils ont entraîné des disputes qui les ont irrémédiablement ternis, abîmés, voire défigurés. Au lieu d’aider la vie chrétienne, ils l’alourdissent, la compliquent et l’entravent. En conséquence, les quakers ne célèbrent ni baptême, ni cène.

2.Seconde contestation, plus nuancée, moins abrupte, vient des milieux piétistes qui mettent l’accent sur la vie intérieure, et n’accordent pas grande valeur aux cérémonies qu’ils jugent non pas inutiles, mais secondaires et accessoires. Par exemple, Catherine BOOTH, fondatrice, avec son mari William, de l’Armée du Salut se montre sévère envers les sacrements :

“La vie spirituelle (est) menacée dans son existence par la tendance invétérée du cœur humain qui le pousse à se reposer sur des formes extérieures plutôt qu’à rechercher la grâce intérieure. Pour qui connaît quelque peu l’histoire de l'Église, il est clair que la valeur exagérée accordée aux cérémonies a freiné l’extension du christianisme. Combien de fois la marche triomphale de ses plus puissants champions s’est arrêtée pendant que désertant la bataille avec les forces du mal, ils se querellaient entre frères à propos de formes futiles”.

Ce texte voit dans les sacrements des “formes futiles”, sans importance réelle. Leur pratique conduit à privilégier indûment l’extérieur aux dépens de la vie intérieure, de la piété personnelle. Ils provoquent des disputes qui accaparent trop les chrétiens et les détournent de leur mission dans le monde, de leur tâche essentielle qui consiste à annoncer l'Évangile et à secourir les malheureux.

3.Une troisième forme de cette contestation se rencontre chez ceux qui insistent sur l’action chrétienne, et plaident pour un engagement pratique concret. Ils voient dans les sacrements une affaire de sacristie, qui sent le renfermé, et qui n’intéresse guère que les “fonctionnaires de Dieu”, les apparatchiks ecclésiastiques, et les dévots de bénitiers. Ils affirment que d’autres problèmes autrement centraux et urgents se posent aujourd’hui dont il faut s’occuper en priorité. Les discussions et préoccupations concernant les sacrements relèvent d’une conception étroite, étriquée, voire obscurantiste de la vie chrétienne. Elles servent d’alibi à une fuite devant les véritables enjeux de notre époque.Les Eglises ne se conduisent-elles pas comme ces théologiens de Byzance qui discutaient du sexe des anges alors que les armées arabes assiégeaient leur cité ? Au synode national de l'Église Réformée à Reims, en 1997, quelques interventions sont allées dans ce sens.

3. Position réformée.

La position réformée classique se situe entre les deux thèses que nous venons de voir. Elle reprend des éléments et récuse les excès de l’une comme de l’autre. Je la résume en trois points.

1.En accord avec les radicaux, et contre le catholicisme classique et son adoucissement luthérien, les réformés affirment que les sacrements n’apportent pas la grâce, ni ne confèrent le salut. Ils n’ont jamais cru qu’un enfant mort sans avoir reçu le baptême soit perdu ou en danger de l’être. Le croyant est sauvé par le Christ, et non par une cérémonie quelle qu’elle soit. De même, le pain et le vin de la Cène ne rendent pas le Christ matériellement présent. Elle signale la présence du Christ, elle ne l’opère pas, ni ne l’effectue. La foi met en communion avec Dieu et nous donne l’assurance de sa présence et de son salut, pas une cérémonie quelle qu’elle soit. Le Christ vient et entre dans notre vie, la grâce opère en nous avant que nous ne prenions le sacrement, déclare très fortement Zwingli. Le sacrement se contente de signaler une présence qui existe antérieurement à lui, et de renvoyer à la grâce qui agit indépendamment de lui. Le théologien réformé suisse contemporain Emil BRUNNER va dans le même sens :

La marque décisive de notre appartenance au Christ n’est pas d’avoir reçu le baptême ou de prendre part à la sainte cène mais seulement et exclusivement d’être uni à lui par la foi agissante et dans l’amour...ces deux rites, dits sacrements, ... ne sont pas inconditionnellement nécessaires. Affirmer le contraire reviendrait à contredire le message du Nouveau Testament. On peut parler de salut en Christ, de vie en Christ, d'Église vivante et authentique en dehors des sacrements”.

Il faut, par conséquent, éviter d’attacher trop d’importance aux célébrations, et refuser de leur reconnaître une efficacité surnaturelle. Les pratiques sacramentelles ne touchent pas à l’essentiel, il importe de les relativiser.

2. Contre les positions radicales, et cette fois-ci avec les catholiques et les luthériens, les réformés classiques ne pensent pas qu’on puisse, sans dommage, se dispenser de la Cène, arrêter de la célébrer. La supprimer aurait des inconvénients graves à cause de sa valeur pédagogique. Elle apporte le soutien que rend nécessaire la faiblesse du croyant. Parce que nous sommes des êtres de chair et de sang, nous éprouvons de la peine à percevoir des réalités purement spirituelles; nous avons besoin qu’elles soient dites, exprimées, concrétisées; les sacrements servent à cela. Pour Calvin, la Parole de Dieu devrait nous suffire, et dans ses commentaires du Nouveau Testament, on sent chez lui pointer le regret qu’à cause de la fragilité, de la grossièreté, et des carences de sa spiritualité, le croyant ne se contente pas de la parole, et qu’il doive recourir à des signes, des symboles, des éléments matériels qui lui rendent sensibles et tangibles les choses spirituelles. Calvin compare les sacrements aux béquilles dont se sert un infirme pour soutenir sa marche. I1 écrit que Dieu les a institués à cause de notre «imbécillité», ce qui, dans la langue du seizième siècle, signifie manque de force. Vouloir s’en dispenser serait un signe inquiétant d’orgucil, le refus de prendre en compte que nous ne sommes que des êtres humains qui manquons de force, et l’oubli que, même sauvés et sanctifiés, nous restons pécheurs.

3. A côté de leur utilité pédagogique, qui consiste à fournir des signes pour aider la vie de la foi, les réformés classiques reconnaissent à la Cène une fonction ecclésiastique. Elle fait voir la communauté ecclésiale, elle la rend visible. Quelqu’un devient un croyant, un chrétien, un disciple du Christ, parce que l’Esprit l’a touché et a suscité dans son cœur la foi. A ce niveau, les sacrements n’interviennent pas. Ils ne jouent aucun rôle dans notre relation avec Dieu qui est personnelle et intérieure. Cependant la foi ne se limite pas à un tête à tête avec Dieu; elle se manifeste et se concrétise dans le monde, elle implique une relation avec les autres, un lien de fraternité avec ceux qui partagent la même foi, et une conduite de témoignage auprès des autres. Personne, sauf Dieu, ne sait ce qui se passe dans les coeurs. L’action de l’Esprit reste secrète, cachée; elle échappe aux yeux humains. D’où l’utilité de la Cène. Elle permet d’extérioriser ce que l’on vit intérieurement. En la prenant, nous disons, à la communauté croyante et au monde, ce que Dieu a fait pour nous, ce qu’il représente dans notre existence, et nous déclarons publiquement notre engagement au service de l'Évangile. La Cène fait apparaître, elle rend visible aux yeux de tous, de ceux qui en font partie, comme de ceux qui lui sont extérieurs, l’Église à laquelle on appartient invisiblement par la foi. C’est la deuxième fonction que les réformés lui reconnaissent.

Contre ceux qui la jugent nécessaire au salut et qui pensent qu’elle nous met en communion avec Dieu, les réformés affirment que la Cène n’effectue pas, mais exprime notre lien avec Dieu; elle relève de la manifestation ou de l’expression de la foi, et non de son essence. Contre ceux qui la jugent superflue et inutile, ils soulignent ses fonctions pédagogiques et ecclésiales. Elle est pour le croyant et pour l’Église un instrument, un outil extrêmement utiles qui permettent de visibiliser les réalités spirituelles.

2. La célébration de la Cène

Ce «ni trop, ni trop peu» qui définit la conception réformée de la Cène va se retrouver au niveau de sa célébration. Les réformés réagissent, d’une part, contre la carence que représente une vie et un culte chrétiens sans aucune pratique sacramentelle, et, d’autre part, contre l’excès qui fait de la cène le centre et le cœur de l’existence croyante et des célébrations ecclésiales. Ils la subordonnent fortement à la prédication, et refusent de la célébrer trop souvent.

1. Cène et prédication

On rencontre dans le christianisme trois grandes manières de comprendre la relation entre la prédication et le sacrement. I1 s’agit de trois courants qui sont présents dans toutes les Églises ou dans toutes les confessions chrétiennes. Toutefois, le premier l’emporte chez les catholiques, le deuxième caractérise plutôt la sensibilité luthérienne et le troisième correspond bien à l’approche réformée, à son souci d’en faire ni trop ni trop peu. Dans les trois confessions, existent des exceptions, des courants minoritaires. I1 ne s’agit pas de définir des particularités qui appartiendraient exclusivement aux uns et aux autres, mais d’indiquer des dominantes.

1. Un premier courant très présent et très fort dans le catholicisme classique, considère que la célébration eucharistique est le coeur, le sommet, le point culminant du culte que l’Église rend à Dieu. Tout doit y converger vers elle, et s’organiser en fonction d’elle. Ce qu’on nomme la liturgie de la parole a pour fonction principale de la préparer, de l’anticiper et de conduire à elle. La prédication est au service de l’eucharistie, on voit en elle une annexe du sacrement. A la limite, même si on ne le souhaite pas ni on ne le recommande, on peut se passer de l’homélie, voire d’une lecture de la Bible, l’eucharistie se suffit. Je sais bien qu’on rencontre, surtout aujourd’hui, des catholiques qui ont un avis différent. Déjà au siècle dernier, le curé d’Ars, pourtant d’une piété bien traditionaliste, et très rituelle, disait que si on était contraint de choisir, il faudrait conserver la prédication plutôt que le sacrement. Il n’en demeure pas moins que les textes du magistère insistent sur l’importance centrale du sacrement, et lui subordonnent la prédication. Une messe sans célébration eucharistique est impensable, et là où l’eucharistie n’a pas lieu, on a un office secondaire, qui a une portée et une valeur moindres, qui est d’un ordre et d’un niveau inférieurs.

2. Une spiritualité et une théologie de type luthérien offrent un terrain favorable à un second courant, qui s’y est beaucoup développé. Il accorde une valeur égale à la prédication et au sacrement. Il y voit les deux moyens par lesquels l'Évangile nous est annoncé et nous atteint, les deux canaux par lesquels il nous est communiqué et parvient jusqu’à nous. Si ces deux médiums diffèrent par leur forme, ils ont une valeur et une importance équivalentes, ce qui interdit de les hiérarchiser, d’en privilégier l’un par rapport ou l’autre. Luther voit dans le sacrement une parole visible, et dans la prédication un sacrement oral ou verbal. Il faut donc conjuguer et associer systématiquement prédication et sacrement, qui se complètent, se confortent mutuellement, comme la jambe droite et la jambe gauche quand on marche, ou comme les plats et la boisson dans un repas. Aujourd’hui, beaucoup de textes communs aux luthériens et aux réformés, par exemple ceux de la Concorde de Leuenberg, vont dans ce sens, et mettent sur le même plan la prédication et le sacrement, en leur reconnaissant une valeur et une signification identiques.

3. Les Réformés classiques ont un point de vue assez différent, et se rattachent, dans leur majorité, à une troisième position. Celle-ci se refuse à accorder une place centrale aux sacrements dans le culte. Elle ne lui reconnaît qu’un rôle et une valeur auxiliaires. Pour ce courant, au coeur de toute célébration évangélique, il faut mettre la lecture, l’étude et la méditation des Écritures. Elle insiste très fortement sur la priorité et la primauté de la prédication. Dieu vient à nous et nous rencontre d’abord par elle. La prédication, affirme le Synode de Berne, en 1532, constitue «la partie essentielle de notre office». Les sacrements viennent après, ensuite, en second lieu. Ils sont «ajoutés» à la prédication, comme le disent les grandes Confessions de foi réformées, celle de La Rochelle, celle des Pays Bas, l’helvétique postérieure. En 1549, les Églises de Genève et de Zurich signent un accord, appelé le Consensus Tigurinus, rédigé en commun par Calvin, et Bullinger (le successeur de Zwingli dont l’autorité et le rayonnement, au seizième siècle, se comparent à ceux du Réformateur de Genève). Cet accord, important parce qu’il unifie zwingliens et calvinistes, qualifie la Cène de «dépendance et accessoire», de moyen auxiliaire. Les réformés classiques jugent complet un culte sans célébration de la cène; il ne manque rien à un tel culte, il n’est pas amputé, inférieur, de qualité ou de contenu moindre par rapport à un culte avec Sainte Cène. Par contre, on refuse catégoriquement de célébrer une cène si une prédication ne la précède pas, ce serait tomber dans la superstition. La Confession Écossaise de 1560 va jusqu’à dire que la valeur du sacrement dépend de celle de la prédication qui précède. Si la prédication n’annonce pas fidèlement l'Évangile, la cène qui suit perd de sa signification, de son poids et de son utilité. On ne peut pas affirmer plus fortement la subordination du sacrement à la prédication qui lui donne sens et contenu. La prédication a accessoirement besoin de la Cène, tandis que la Cène a essentiellement besoin de la prédication. De ce point de vue, on ne peut que s’inquiéter de ce que la crise actuelle de la prédication ait entraîné une insistance nouvelle sur la cène, comme si le sacrement pouvait sinon se substituer à la prédication, du moins compenser sa perte d’impact et y remédier.

On constate donc ici, également, chez les réformés, le souci de ne pas accorder une place excessive à la Cène, la volonté de l’empêcher d’envahir le culte, d’en devenir l’élément essentiel. Le culte réformé s’organise autour d’un seul centre: l’annonce de la Parole de Dieu, l’explication de la Bible, la proclamation du message évangélique. Tout le reste, y compris le sacrement, est subordonné à la prédication, en est l’auxiliaire. On tient à la Cène, mais elle doit rester à sa juste place, qui est seconde.

2. La fréquence de la Cène

Ce même souci réformé de contenir la Cène dans ses justes limites, d’empêcher des excès et des débordements se manifeste dans la question qui revient régulièrement de la fréquence de sa célébration.

Dans l’Église encore indivise de la fin du Moyen-Âge, on a une situation étonnante et paradoxale. L’eucharistie est célébrée chaque dimanche, à chaque messe, mais les fidèles communient rarement, en général une fois par an au moment de Pâques, quelque fois moins, et exceptionnellement plus. Il en résulte que l’eucharistie devient un spectacle auquel on assiste sans y participer, ce contre quoi les Réformateurs ont vivement réagi. Ils ont voulu une Cène moins fréquente et plus fréquentée. A Zurich, sous l’influence de Zwingli, on met en place une cadence trimestrielle. On célèbre quatre Cènes dans l’année, l’une en septembre, une autre en décembre, la troisième au moment de Pâques, la dernière en juin. A Genève, Calvin a jugé insuffisant ce rythme; il a souhaité et proposé une célébration hebdomadaire, le dimanche; il faut rappeler que le culte avait lieu tous les jours, et que donc seulement un culte sur sept, et non tous les cultes devait comporter une Cène. L’Église de Genève, et les Églises réformées en général n’ont pas suivi cette proposition, et s’en sont tenus à quatre célébrations annuelles, ce que Calvin a accepté. Il y a consenti avec regret, mais en jugeant que ce point n’avait pas assez d’importance pour déclencher une polémique.

Pourquoi cette résistance, qui se continue, mais avec moins de force jusqu’à nos jours, à une célébration hebdomadaire? Elle s’appuie essentiellement sur deux raisons.

1. D’abord, la volonté de bien marquer le caractère essentiel de la prédication, et de souligner qu’à un culte où la Bible a été commentée et expliquée, où l'Évangile a été annoncé par la parole, il ne manque rien. La Cène n’apporte pas un «plus». Pour qu’on ne la considère pas comme indispensable, pour qu’on ne lui accorde pas une importance indue, il faut résolument éviter que tous les cultes comportent une Sainte Cène. Parce qu’elle représente non pas un supplément, mais un complément, il importe toutefois de la célébrer à intervalles réguliers. Elle prend ainsi sa juste place, celle qui lui revient normalement.

2. La seconde raison tient à ce que la Cène a pour fonction de manifester, d’exprimer, d’extérioriser la réalité de l’Église. Elle en témoigne aussi bien auprès de ceux qui en font partie, que de ceux qui se situent au dehors, qui ne sont pas croyants. Elle ne rendra ce service, et n’atteindra son but que si elle remplit trois conditions.

- Premièrement, elle doit être publique; les réformés sont hostiles aux Cènes privée, particulières, à domicile; quand on la donne à un malade qui ne peut pas se déplacer, il importe que quelques personnes soient présentes, des conseillers presbytéraux, pour qu’elle garde un minimum de publicité. Elle n’a rien d’un rite privé, secret, d’une arcane; elle se célèbre au vu et au su de tous.

- Deuxièmement, il faut la célébrer avec ordre, sérieux et dignité; une cène débraillée, désordonnée, improvisée constituerait un contre témoignage.

- Troisièmement, on ne doit pas la célébrer trop souvent pour qu’elle soit un événement marquant. Une comparaison éclairante de Zwingli le souligne. Dans un pays, la fête nationale exprime, concrétise la cohésion du peuple; elle le fait parce qu’elle a lieu une fois par an. Si elle revenait chaque semaine, elle se banaliserait et perdrait son caractère signifiant. De même, dans une famille, les anniversaires que l’on fête représentent des instants forts qui marquent les liens familiaux. Si le rappel du jour de naissance des uns et des autres avaient lieu chaque semaine, il n’aurait plus grand impact, il perdrait sa capacité de réunir, de regrouper la famille et de concrétiser symboliquement une affection. De même une Cène hebdomadaire ne devient plus un grand moment dans la vie de communauté, celui où elle fait l’effort de se rendre visible. Elle se transforme en rite habituel, routinier, et n’aurait plus l’éclat qui lui permet de remplir sa fonction. La rareté lui conserve son caractère de manifestation un peu spectaculaire, et lui donne sa dimension d’événement public.

Cette deuxième raison privilégie la seconde fonction du sacrement, selon les réformés, à savoir la fonction ecclésiale. On aboutit à des conclusions différentes quand on met plutôt l’accent sur la première fonction, la fonction pédagogique de la Cène. L’aide qu’elle nous apporte dans notre faiblesse conduit à la souhaiter fréquente. Entre ces deux tendances, pour faire droit aux deux fonctions de la Cène sans sacrifier l’une à l’autre, s’est établi chez les réformés français le compromis pragmatique et implicite d’une célébration mensuelle. Il a l’avantage, comme l’a recommandé l’assemblée luthéro-réformée du Liebfrauenberg de 1981, de ne pas marginaliser ceux qui, sensibles aux arguments de la réforme radicale, éprouvent, pour des raisons spirituelles et théologiques, des réticences devant des communions trop fréquentes.

Conclusion

Au moment du Concile de Vatican 2, Karl BARTH écrivait au Père Yves CONGAR: «Comment pouvez-vous accorder une telle importance à l’eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de place?» Deux remarques montrent la pertinence de cette question de BARTH, qui au premier abord peut étonner.

1. Si on compare les divers récits du jeudi saint que l’on trouve dans le Nouveau Testament (il y en a quatre), l’ordre de répétition «faites ceci en mémoire de moi» qui institue le rite, n’est rapporté ou raconté ni par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens de Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d’un partage et d’une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas de Jésus avec ses disciples avant la crucifixion (à la place il relate le lavement des pieds). Seul Paul, dans la première épître aux Corinthiens, insiste sur cet ordre. Ce constat amène à douter de l’historicité de cet ordre de répétition attribué à Jésus. En tout cas, il indique qu’une partie des écrivains canoniques et de l’Église primitive n’a pas considéré comme très importante la célébration de la Cène. Ils n’ont pas jugé qu’elle faisait nécessairement partie du message qu’ils avaient à transmettre. Ce silence ne doit pas nous détourner de partager le pain et le vin; il ne disqualifie pas ni n’autorise à écarter le récit de Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d’accorder une valeur excessive à la Cène; il fonctionne un peu comme un garde-fou contre une hypertrophie sacramentelle.

2. L’un des problèmes que rencontre l’interprétation du Nouveau Testament dans ce domaine tient à la difficulté de distinguer la Cène des repas communautaires d’abord du groupe des disciples, ensuite de l’Église primitive. Peut-être d’ailleurs, à l’origine se confondaient-ils, ce qu’écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi qu’il en soit, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Nos Cènes et nos eucharisties sont des rites, des liturgies, qui n’évoquent que de manière fugitive et lointaine tout ce qui se passe et s'échange autour d’une table amicale ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proche des pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas paroissial après chaque culte plutôt qu’une Cène dominicale. Chaque fois qu’on mentionne dans le Nouveau Testament un repas avec bénédiction et fraction de pain, ce qui correspond d’ailleurs aux coutumes de la piété juive, il ne s’agit pas forcément d’une Cène telle que nous l’entendons, d’un moment cultuel spécial, d’un sacrement.

Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté de n’en faire ni trop, ni trop peu. L’être humain a besoin de rites, de cérémonies. On ne doit pas l’en priver, mais toujours lui rappeler leur caractère secondaire, accessoire, et ne pas faire d’un moyen pédagogique un acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l’aise certains propos que j’entends parfois dans les textes introductifs à la Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent ou portent le corps du Christ, quand on m’affirme qu’ils répètent le sacrifice du Christ, il m’arrive de m’en abstenir, par protestation, et je ne suis pas le seul. Par contre, quand on en parle comme d’un signe qui me rappelle la présence et l’action du Christ dans ma vie, qui évoque ce qu’il a fait autrefois, ce qu’il continue de faire aujourd’hui et ce qu’il fera demain, alors je la prends avec joie et avec profit, car elle prend alors son juste sens, et qu’on a su n’en faire ni trop ni trop peu.

André Gounelle

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