Paul
Abela
Depuis le Concile, les oraisons
et les cantiques connaissent des essais de création et dadaptation,
souvent fort heureux, mais lensemble reste généralement
marqué par le genre de prière de demande, qui prie et
supplie Dieu, qui fait passivement tout attendre de Dieu et de sa
providence, qui fait des recommandations à Dieu, ou attire
son attention sur des drames quil semble risquer dignorer.
Ce que Zundel nous dit de Dieu appelle une révision générale
dans la formulation de nos prières (1).
On peut se demander si, malgré quelques retouches, la formulation
des prières dont nous avons hérité ne se ressent
pas encore trop de leurs origines : dabord des origines païennes,
puis de certains Psaumes (2), de certains comportements dans lAncien
Testament et de la mentalité sémitique ; ensuite, du
style impérial romain ou de lAncien régime, où,
dans la société, il convenait de supplier sans fin lempereur,
le roi ou ses barons, un style obséquieux, humilié,
devant un monarque arbitraire, tout-puissant, tyrannique, qui a besoin,
pour sémouvoir, dune dose considérable de
supplications. Et de faire intervenir des notables de sa cour (Cf.
les litanies des saints)
Quel Dieu prions-nous ?
Dans lAncien Testament, il y a des passages où, pour
ses fidèles, Dieu est bon, miséricordieux et maternel
(la majeure partie du Psautier, Isaïe, Osée, etc). Néanmoins,
dans de fort nombreux cas, le Dieu de lA.T., cest du moins
ce quen retiennent la plupart des gens, est dune très
grande sévérité : il se fâche, se met en
colère et se venge ; cest celui qui chasse du paradis
terrestre Adam et Eve et toute leur descendance, celui qui déclenche
le déluge ou met le feu à Sodome et Gomorrhe, qui jette
la confusion parmi les bâtisseurs de la tour de Babel et menace
des pires châtiments ceux qui ne respectent pas sa loi (Lev.
26). On en trouve aussi quelques traces dans le Nouveau Testament.
Un Dieu dangereux, menaçant et terrifiant ?
- Dans lAncien Testament
Le peuple dit à Moïse : Parle-nous, toi, mais
que Dieu ne nous parle pas, car alors nous mourrons (Ex. 20.18,
cité par Zundel dans Quel homme et quel Dieu?)
Lhomme ne peut pas voir ma face et demeurer en vie
(Ex. 33.20)
Nous allons mourir car nous avons vu Dieu (Juges 13.22)
Après laventure du veau dor, il y eut des coups
de tonnerre (Ex. 19.19) ; Yahwé dit à Moïse : ma
colère va senflammer contre eux et je les exterminerai
(Deut.7.4) ; et ailleurs : Je vous châtierai au septuple
de vos péchés (Lev 26.18)
Cest à dire bien plus que la loi du talion : il
pour il, dent pour dent (Ex. 21.24, Lev. 24.20)
- Dans le Nouveau Testament :
Bien que moins fréquemment que dans lA.T., dans certains
passages du N.T., il est fait état de la colère de Dieu,
de la sévérité de son jugement, des maudits et
des condamnés. A travers les siècles, on a souvent retenu
en priorité ces passages et les menaces de lenfer des
réprouvés.
- Exemple dans les prières médiévales :
- Le Dies irae, composé au 13e siècle et qui était
en usage jusquà la réforme liturgique conciliaire,
est représentatif dune certaine conception de Dieu. Citons-en
quelques passages :
Jour de colère (dépouvante) la terreur
se répandra lorsque le juge apparaîtra, le juste à
peine est rassuré
vous seriez juste en punissant
ma prière a peu de valeur
le front courbé je vous
supplie
Au bas Moyen-Age, entre le 13e et le 16e siècles, on a subi
dans nos pays, une suite de calamités : des guerres incessantes,
notamment la guerre de cent ans, des famines, la peste noire. Et lon
ny peut rien. Cest la panique.Alors on invoque comme on
peut le Tout-Puissant, qui semble lointain et difficile à émouvoir,
mais qui est seul à pouvoir intervenir (3). On se fait humble,
on supplie. Ce sont les litanies et les rogations, la prière
pour la pluie, etc : Ora pro nobis
Te rogamus audi nos
Assez récemment des films sen sont inspirés
: Jour de colère, de Dreyer en 1943, Le 7e sceau, de Bergman
en 1965, Aguirre ou la colère de Dieu, de Herzog en 1971. Cest
la terreur.
- les prières liturgiques de la messe
Le père Verhoy, de Lille, fait remarquer que dans le
Missel romain davant le Concile, en usage jusquen 1966,
les mots de pardon, pitié, salut, étaient prononcés
17 fois en moins de trois minutes avant le Gloria il ajoute
: une chance quon ait affaire au Bon Dieu (4).
Dans les Prières Eucharistiques post-conciliaires, cela sest
atténué, mais cest toujours la même tonalité
: nous timplorons, nous te supplions, accorde-nous
Alors on fait justement ce que Jésus reproche aux païens
: Dans vos prières, ne rabâchez point comme les
païens : ils simaginent quen parlant beaucoup, ils
se feront mieux exaucer (Mt 6.7). On a hérité
dun mélange de confiance, de crainte et de supplications.
Et lon remonte aux origines avec le Kyrie eleison dont les
rites orientaux sont insatiables (5).
Ce Dieu que lon craint (cf Dies irae), ce Dieu qui menace,
ce Dieu qui limite, ce Dieu lointain et absent, si ce nest indifférent,
est-ce le Dieu de Jésus-Christ ? Est-il compatible avec celui
que représentent la parabole du père de lenfant
prodigue, lépisode du refus de lapider la femme adultère
et qui demande que lon pardonne 77 fois 7 fois, et même
quon aime ses ennemis ?
Ce Dieu que lon supplie sans cesse pour limiter le châtiment,
pour limiter les dégâts, la façon de le supplier,
navons nous pas projeté sur Dieu nos propres imperfections
? Car lEvangile nous révèle un Dieu tout autre,
qui est amour et tendresse, qui donne et qui pardonne.
Dans certains passages de lA.T. notre attention est aussi
orientée vers un Dieu de miséricorde, un ami, un père
ou une mère. De même lorsque Yahwé vient à
la rencontre dElie, il nétait pas dans louragan,
ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une brise
légère (IR 19.9). Mais trop souvent on sest laissé
influencer par limage la plus dure de Dieu que rapporte lA.T.
dans sa majeure partie, et pas assez par celle du Dieu amour que nous
révèle surtout Jésus-Christ, de sorte que la
formulation de nos prières ne sy conforme pas. Il faudrait
les réorienter.
Une nouvelle orientation possible
Toute une série de passages de lEvangile ou dauteurs
spirituels le justifieraient.
Pour une première série de références
je citerai les passages de lEvangile qui minspirent le
plus et qui vont dans le sens que Zundel recommande : Dans vos
prières, ne rabâchez pas comme les païens : ils
simaginent quen parlant beaucoup ils se feront mieux écouter.
Nallez pas faire comme eux, car votre Père sait bien
ce quil vous fait, avant que vous le lui demandiez : (Mt
6.7,8).
Si vous, qui êtes imparfaits, vous savez donner de bonnes
choses à vos enfants, combien plus votre Père
(Mt. 7.11)
Dieu donne sa pluie aux bons, comme aux méchants
(MT 5.45) (6)
Ainsi, nous sachant aimés par Dieu, nous savons quil
sera prévenant comme on lest entre amis ou en famille,
car ce Dieu ne peut être que meilleur quun père
et une mère.
Aussi nos prières ne doivent pas ressembler aux supplications
que lon adresse à des tyrans, ni même à
lappel à des amis qui sont mal informés, puisque
lors de la tempête apaisée, lappel au secours entraîne
de la part de Jésus une réprimande : hommes de
peu de foi (Mt 8.26).
Ce que Dieu attend de nous
Et puis tout ne dépend pas que de Dieu : donnez-leur
vous-mêmes à manger dit Jésus dans lépisode
dit de la multiplication des pains (Mt 9.13, Mc 6.37).
La confiance dans la Providence nempêche pas que Dieu
attend quelque chose de nous. Nous pouvons être la providence
les uns des autres. Pour notre dignité, Dieu nous veut ses
coopérateurs, pour nous et pour nos prochains, proches ou lointains.
Pour une deuxième série de références
je citerai dabord St Augustin : Dieu qui ta créé
sans toi, ne te sauve pas sans toi (sermon 169) ; je citerai
ensuite Maurice Zundel, qui répétait : La création
est une histoire à deux, Dieu et lhomme.
Trop souvent nos oraisons et nos cantiques semblent tout imputer
à Dieu et nous déresponsabilisent :
Ouvre ma bouche, je chanterai tes louanges
Ouvre mes
mains, je serai généreux (G 79/7)
Si tout ne dépend que de Dieu, alors, quand ça ne
va pas, en serait-il seul responsable ?
Certes il y a ce qui dépend de Dieu, mais il y a aussi ce
qui dépend de nous. Ce qui dépend de nous, Dieu
ne le fera pas à notre place dit Zundel. Il ne sagit
pas de prier pour ce qui ne va pas, en nous déchargeant sur
Dieu de nos responsabilités mais de les assumer.
Zundel nous dit : Dieu connaît nos besoins, mieux que nous,
mais il ne peut rien sans nous
Dieu exauce toujours nos prières
(disons : à sa manière), cest nous qui ne lexauçons
pas.
et encore : Nous navons pas à
solliciter son amour, il est disponible de façon permanente
(au Mont des Cats, décembre 1971, in Ta Parole comme une source,
p. 420)
On attribue à Saint Ignace de Loyola cette recommandation
: Prier comme si tout dépendait de Dieu, mais aussi agir
comme si tout dépendait de nous.
Il est probable aussi quavec lhéritage sémitique,
on ne fasse pas, dans le langage ou même dans les mentalités,
la distinction entre la cause première (Dieu) et les causes
secondes (nos interventions) (7).
A quoi sert la prière de demande ?*
Mes dernières références, cest que nous
sommes après la mort de Jésus, après plusieurs
génocides, le Goulag, et Auschwitz tout particulièrement,
et après les massacres plus récents du Rwanda : nous
savons que Dieu nintervient pas, ou du moins fort peu ; il ne
sert à rien de lui demander ce quil donnera en tout cas,
ni non plus ce quil ne donnera pas ou bien ce quil attend
de nous. Il respecte la liberté des hommes, il attend deux
quils assument leurs responsabilités et agissent comme
des frères.**
Je ne crois pas du tout que nos prières puissent influencer
Dieu et le faire changer davis ou le faire manipuler lhistoire.
Dès lors la prière de demande, qui est un cri, pourrait
avoir pour rôle de conformer notre relation à Dieu et
de mobiliser nos propres ressources potentielles.La prière
ce nest pas pour que Dieu nous écoute, mais pour que
nous lécoutions.
Et les miracles, dira-t-on ? Eh bien, en un sens, tout au long de
nos vies, et sans la moindre demande, le miracle est permanent. Dieu
nous donne infiniment plus que nous ne demandons, mais à sa
manière, et sans remettre en question ce que jappelle
la règle du jeu. Mais pour ce qui est de miracles
ponctuels, sur demande, sil y en a, nous savons bien quils
sont tout au plus, rarissimes et il y a intérêt à
faire comme sil ny en avait pas.
Ré-écrire nos prières
Si lon veut tenir compte de ces motifs, on voit tout de suite
que la plupart de nos oraisons et de nos cantiques sont à réécrire.
Pourquoi pas ?
Parfois de simples retouches permettraient den tenir compte
et de remplacer la forme de demande par une forme de confiance.
Exemples :
- Au lieu de dire : «Ne laisse pas les ténèbres
menvahir», ne pourrait-on pas dire : «Tu ne laisses
pas les ténèbres menvahir».
- Au lieu de dire : Donne à ceux qui demandent, fais trouver
ceux qui cherchent, ouvre ton coeur
» on dirait : «Tu
donnes à ceux qui demandent, tu fais trouver ceux qui cherchent,
tu ouvres ton coeur» Ou encore : Tu donnes lessentiel
à ceux qui te font confiance.»
- Au lieu de dire : Multiplie tes gestes de miséricorde»
(Année A, 16e dimanche ordinaire) ne pourrait-ont pas dire
: «Tu multiplies les gestes de miséricorde».
Au lieu de dire : «Seigneur, prends pitié», je
dirais plutôt : «Seigneur Tu prends pitié».
Enfin pour la prière universelle, au lieu de dire : «Seigneur,
écoute-nous, Seigneur exauce-nous», ne pourrait-on pas
dire : «Seigneur éclaire-nous, Seigneur, inspire-nous»
?
On ferait ainsi crédit à Dieu pour sa bonté
et sa prévenance ; on remplacerait une bonne partie de la prière
de demande, par une prière de confiance et lon invoquerait
lEsprit Saint (Lc 11,13) en vue dagir dans la charité
pour ce qui dépend de nous. Face aux aléas, je ne demande
pas à Dieu den infléchir le cours, mais de me
donner la force dy faire face.
Paul
Abela
Notes
1. «il faut changer de Dieu» (sa représentation)
dira souvent Zundel
2. On y trouve 30 fois les mots : colère, courroux, épouvante,
fureur
3. Cf les travaux de Jean Delumeau, sur la peur au Moyen-Age.
4, Nous nirons plus au ciel (pour un nouveau langage de
la Foi), Fayard 1975 p.95
5. Linvocation est répétée 75 fois
dans la Liturgie de St Jean Chrysostome. Il nest pas sans
intérêt de rappeler ici que cette formule était
telle quelle employée dans les cultes paiëns et à
la cour des empereurs (Cf. Théo, nouvelle encyclopédie
catholique, éd. Fayard, 1969, p. 916).
6. Cela me parait incompatible avec la prière pour la pluie.
7. On peut aussi être choqué par lexpression
exagérative dont on a hérité.
Notes Additives
* Limpasse des prières de demande
Même pour les meilleures causes, face aux cataclysmes naturels
ou à la méchanceté des hommes ou à leur
sottise («ils ne savent pas ce quils font»), que
de prières non exaucées pour quelques-unes qui le
sont. restent, si on les prend à la lettre, certains passages
de lEvangile, («demandez et lon vous donnera ?»),
incompatibles avec dautres, à moins dinterpréter
la demande dans le sens dune attente confiante plus que de
demande ponctuelle.
Si on les prend à la lettre et pour limmédiat,
bien des prières de confiance, restées sans résultat,
peuvent sembler falacieuses et risquent dêtre suivies
de déception et de désespoir. Par exemple :
- le psaume 22 : «Le Seigneur est mon berger, je ne manque
de rien»,
- le psaume 33 : «qui cherche Dieu ne manque daucun
bien
un pauvre a crié, Dieu écoute»,
- le psaume 90 : «Qui demeure à labri du Très
Haut
le malheur ne peut fondre sur toi».
Comment celui qui est dans le malheur peut exprimer de telles
paroles de confiance ? Elles ressemblent aux paroles lénifiantes
et intolérables des amis de Job ; jamais Job nen aurait
convenu, sauf à ré-interpréter, cest-à-dire
que, quoi quil arrive, et jusquau delà de la
mort, mais par des chemins que nous ne comprenons pas, faire confiance,
cest penser que, directement ou indirectement, Dieu pourvoit
à lessentiel.
** Prière et engagement
Dans les années 60, Zundel nhésite pas à
dire :
«Notre humanité épuisée, écartelée
par langoisse de la faim, dégradée par la misère,
empoisonnée par la haine et qui attend sa revanche avec un
implacable ressentiment, il ne suffit pas de prier pour elle en
nous déchargeant sur Dieu de nos responsabilités,
il nous faut penser, avec toute lintelligence dont nous disposons,
aux moyens de mettre un terme à cette iniquité
».
Conférence donnée à lEglise Réformée
de lEtoile en 1997.