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Parler de Dieu avec Luther

 

Lucas Cranach, l’Ancien : Luther prêchant. Prédelle du polyptique de l’autel de la Réformation, Stadtkirche (ancienne église Sainte-Marie) de Wittenberg. Photo Wikimedia CC

Lucas Cranach, l’Ancien : Luther prêchant. Prédelle du polyptique de l’autel de la Réformation, Stadtkirche (ancienne église Sainte-Marie) de Wittenberg. Photo Wikimedia CC

Peut-on encore lire Luther ? Presque cinq siècles après l’affichage des 95 thèses, la question mérite d’être posée. Après tout, Luther croyait au diable, à l’enfer, aux anges et aux démons et adhérait à une vision du monde bien plus proche de celle des auteurs de l’Antiquité que de la nôtre. On pourrait donc facilement en arriver à la conclusion que sa pensée n’a plus grand-chose à dire aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui – ce serait pourtant aller un peu vite en besogne. Je crois en effet que Luther a posé un certain nombre de principes théologiques qui continuent de nous marquer, sans que nous en ayons réellement conscience, et qui font que sa réflexion peut (et doit !) encore nous inspirer. Bien sûr, nous ne pouvons pas reprendre telles quelles ses affirmations sur Dieu, l’être humain ou le Christ – en tout cas dans leur dimension mythologique. Mais nous pouvons en revanche les interpréter pour tenter de saisir ce qui a motivé sa réflexion et son action tout en cherchant à nous en inspirer. C’est ce que j’aimerais tenter de faire dans ces lignes.

« Ce en quoi tu crois… voilà ton Dieu ! »

Partons d’une citation du Grand Catéchisme (1529). De manière très originale, au moment d’expliquer ce qu’est la foi à ses lecteurs, le Réformateur ne pose pas l’autorité de la Bible comme référence absolue en matière religieuse mais il se demande d’abord ce que c’est que croire en Dieu. Et sa réponse est déroutante : « Ce à quoi tu attaches ton cœur et tu te fies est proprement de ce passage pour souligner, par exemple avec Ludwig Feuerbach (1804-1872), le caractère instrumental de la religion. Au fond, la foi consisterait à projeter sur Dieu tout ce dont je ne suis pas capable en tant qu’être humain : je ne suis pas capable d’aimer vraiment, donc Dieu est l’amour absolu ; je ne suis pas éternel, donc Dieu est éternel, etc.

Je ne crois pas que cette interprétation soit fondée. Ce que Luther met ici en évidence, c’est plutôt une réalité de l’existence humaine, à savoir que lorsqu’il est question de Dieu, il n’est pas d’abord question d’un savoir, d’une connaissance permettant de répondre à toutes nos interrogations sur la vie, la mort ou le sexe des anges. Il est question au contraire de la foi, non pas au sens de « croire que » (croire à la trinité, croire que Jésus est vrai Dieu et vrai homme), mais bien au sens de confiance en quelque chose qui nous dépasse et qui nous fonde. Autrement dit : lorsqu’il est question de la confiance humaine, quelle qu’elle soit, il est forcément question de Dieu ; lorsque l’être humain a confiance, lorsqu’il croit en quelque chose qu’il regarde comme ultime, il a confiance en Dieu, ou plutôt : il fait confiance à quelque chose qu’il considère comme le fondement de sa vie. La tâche de la théologie consiste donc à savoir de quel Dieu il est question, elle consiste à savoir en quoi nous sommes appelés à mettre notre confiance si nous écoutons l’Évangile.

Cette approche souligne un point de rupture essentiel avec la tradition théologique antérieure. AvecLuther, la théologie ne parle plus de Dieu dans un sens métaphysique, « essentialisant », mais dans un sens relationnel voire existentiel : Dieu est ce que je regarde comme ultime du point de vue de mon existence. Parler de Dieu, c’est donc parler de l’existence humaine devant l’ultime et faire de la théologie, c’est réfléchir à la vie et à ses questionnements du point de vue du divin plutôt que de s’intéresser à l’essence de ce divin, aux natures du Christ ou à l’ordre des décrets de la prédestination. Melanchthon (1497-1560 ; disciple de Luther) le souligne d’ailleurs de manière limpide dans ses Lieux communs de théologie de 1521 : « Car c’est connaître Christ que de connaître ses bienfaits, et non pas, ce que les scolastiques enseignent, de considérer ses natures, les modes de son incarnation. Si tu ne sais pas à quelle fin Christ a revêtu la chair et a été cloué en croix, à quoi cela te sert-il de connaître son histoire ? Est-ce qu’en vérité cela suffit à un médecin de connaître les formes, les couleurs et les contours des herbes et qu’il ne lui importe pas d’en connaître les vertus curatives ? Ainsi, il importe que nous connaissions Christ, qui nous a été donné comme remède et, pour user d’un mot de l’Écriture, “pour notre salut”, d’une autre manière que ce que nous montrent les scolastiques. » Ce que Melanchthon et Luther rejettent ainsi, c’est une lecture théologique qui ferait de Dieu un objet, sans lien avec l’existence humaine. Pour eux, tenir un discours « sur » Dieu, ce serait faire de celui-ci une chose sans vie, là où il nous est précisément demandé de le penser comme le Dieu vivant et de le rencontrer comme le Dieu des vivants. Or c’est précisément dans cette « chosification » de Dieu que réside pour Luther, mais aussi pour Calvin et Zwingli, la racine de cette idolâtrie qu’ils dénoncent régulièrement.

`Ainsi, on comprend mieux la volonté qui habite Luther de toujours placer Dieu au-delà des capacités d’entendement de la raison humaine. Non pas pour humilier celle-ci, mais pour lui éviter de se tromper d’objectif. Comme l’écrit Paul Tillich (1886-1965), justement à propos du Réformateur : « Si Dieu se trouve au-delà de toutes les possibilités humaines, il en résulte que sa manière d’agir doit transcender tout ce qui est humain, toutes les attentes humaines. » Dieu ne nous est donc accessible que de manière paradoxale – « dans le contraste absolu », comme l’explique régulièrement Luther. C’est cette réflexion qui se trouve à l’origine de la « théologie de la croix » luthérienne que nous avons souvent de la peine à saisir. Si Dieu ne peut être approché que « par contraste », alors toutes les images que nous pouvons nous faire de lui doivent être renversées : sa force se révèle dans sa faiblesse, sa victoire dans sa défaite de même que l’intelligence de la foi réside justement dans la folie de la foi en un Dieu crucifié et humilié. Bref, Dieu ne peut être compris que dans l’obscurité et la vacuité qui ne sont que l’expression de sa lumière et de sa plénitude.

Conscience et surgissement du divin

Or, ces affirmations à propos de Dieu valent aussi pour l’être humain : il lui est en effet impossible de se connaître lui-même de manière directe et transparente. La vraie connaissance de soi est une connaissance paradoxale : l’homme veut certes se connaître, se comprendre comme un tout cohérent, mais il ne peut y arriver seul, sans aide extérieure. Il a besoin d’être révélé à lui-même pour saisir ce qui fait son fondement ultime, le principe de son identité. Pour être réunifié, rassemblé, il a besoin de l’être sous le regard d’un autre et il ne peut l’être vraiment que « face à Dieu » – coram Deo –, pour reprendre les mots de Luther.

Le travail du théologien consiste donc à replacer l’être humain comme totalité au centre de sa réflexion et à renoncer de ce fait à toute forme de discours à propos de l’homme qui en ferait à son tour un objet. Dès lors, la théologie ne doit pas traiter de concepts, fussent-ils révélés, abstraction faite de tout rapport à la vie. Elle doit au contraire se pencher sur l’existence humaine, mettre les mains dans le cambouis et partir de l’expérience humaine elle-même avec ses contradictions, ses manques et ses paradoxes. C’est ce qui fait que, pour Luther, la théologie ne peut en dernière analyse se définir que comme une réflexion pratique par opposition à la pensée spéculative médiévale : « La vraie théologie est pratique, et son fondement est le Christ, dont la mort est saisie par la foi […] La théologie spéculative, celle-là appartient au Diable en Enfer ! »

Dès lors, il ne saurait y avoir de réelles connaissances de l’être humain et de Dieu en dehors d’une réflexion sur ce que Luther appelle la conscience. Il faut ici s’empresser de préciser que le Réformateur ne confère aucune connotation morale à ce concept, contrairement aux théologiens médiévaux : la conscience n’est pas d’abord pour lui la conscience que j’ai de bien ou de mal agir. Elle est bien plutôt ce lieu de l’âme humaine dans lequel le divin se révèle, le lieu le plus intime de l’individu dans lequel ce dernier se trouve révélé à lui-même, « face à Dieu ». Pour Luther, en effet, est de nature théologique ce qui est à même de toucher la conscience, de concerner l’être humain comme totalité. Lorsqu’il est question de la conscience, il est question de la personne conçue comme un tout en relation – en relation avec soi-même, avec les autres mais aussi et d’abord avec Dieu.

Il vaut la peine de relever ici que pour Luther, le mot « conscience » peut aussi s’entendre comme « sentiment » dans le sens où Friedrich Schleiermacher (1768-1834) parle de la piété comme d’un « sentiment de dépendance absolue ». Ainsi, le Réformateur écrit par exemple : « Tu dois sentir Christ lui-même en toi-même et ressentir que c’est la parole de Dieu, même si le monde entier dit le contraire. Aussi longtemps que tu n’as pas le sentiment, tu n’as pas goûté à la Parole de Dieu. » Ce qui donne confiance, ce n’est pas le savoir, la connaissance d’une vérité révélée, un joli système dogmatique bien construit mais ce qui, pour parler avec Luther, touche le cœur et dont la conscience est saisie, ce qui, pour user cette fois des termes de Schleiermacher, éveille le sentiment de dépendance absolue à l’égard du divin.

Notons toutefois que pour Luther, comme pour Schleiermacher d’ailleurs, cela ne conduit nullement à une vision subjective de la religion : la foi ne consiste pas simplement à se regarder le nombril, à rester replié sur ses propres sentiments, sans rapport à tout ce qui est extérieur à soi. Ce que Luther et Schleiermacher veulent souligner c’est au contraire que si le centre de la réflexion théologique consiste à partir de l’être humain et de ses questionnements existentiels, on doit tout aussitôt comprendre cet être humain comme ouvert à un appel qui peut l’interpeller et le requalifier : celui du divin, pour Schleiermacher, celui de la Parole de Dieu, pour Luther.

Cette interpellation, ce surgissement du divin au cœur de l’existence peut bien sûr intervenir en tout temps et en tout lieu et Luther n’est pas avare lorsqu’il s’agit de décrire ces « masques » de Dieu que la foi peut percevoir dans la vie quotidienne. Car c’est à proprement parler le langage de la foi, pour lui, que de savoir déceler derrière le masque de l’ordinaire, derrière le baiser d’une mère ou le sourire d’un enfant, la présence de Dieu lui-même. Dieu devient ainsi cette puissance de vie qui agit dans tout ce qui est et « il s’ensuit que Dieu est plus proche de toutes ses créatures que celles-ci ne le sont d’elles-mêmes ». C’est ce qui, pour le Réformateur, fait de tout geste du quotidien accompli dans la foi une prière : « Qu’un croyant craint et honore Dieu dans son travail et garde en mémoire Ses commandements afin de ne nuire ni dérober rien à personne […] de telles pensées et une telle foi font, sans nul doute, de son travail une prière et, par surcroît, un sacrifice d’actions de grâces. »

La Loi et l’Évangile pour comprendre nos vies

Il n’en reste pas moins que, pour le Réformateur, cette réalité se manifeste de la manière la plus pure dans l’interpellation de l’être humain par la Parole divine qu’il comprend au travers de la dialectique de la Loi et de l’Évangile :

« Il faut aussi savoir que l’ensemble de l’Écriture se divise en deux sortes de paroles, qui sont, d’une part, le commandement ou la Loi de Dieu, et, de l’autre, sa promesse ou ses engagements. Les commandements nous enseignent et nous prescrivent toutes sortes de bonnes ouvres, mais celles-ci n’en sont pas pour autant accomplies. Ils fournissent, certes, des indications, mais aucune aide ; ils enseignent ce que l’on doit faire, mais ils ne donnent aucune force pour l’accomplir. C’est pourquoi, ils n’ont pas d’autre but que d’amener l’homme à y voir son incapacité à faire le bien et à lui apprendre à désespérer de lui-même. […] À partir du moment où les commandements ont enseigné à l’homme son impuissance et où, angoissé, il s’est demandé comment satisfaire au commandement – car, ou bien le commandement sera accompli, ou bien l’homme sera condamné –, l’homme est véritablement humilié et réduit à néant à ses propres yeux, et il ne trouve rien en lui-même qui puisse le rendre juste. C’est alors qu’intervient l’autre parole : la promesse et l’engagement divin. Elle dit : si tu veux accomplir tous les commandements, être délivré de ta convoitise mauvaise et de ton péché, comme les commandements l’exigent absolument, regarde donc et crois en Christ, en qui je te promets toute grâce, toute justice, toute paix et toute liberté. Si tu crois, tu obtiens ; si tu ne crois pas, tu n’obtiens pas. En effet, ce que tu es incapable d’atteindre par les œuvres des commandements – nécessairement nombreuses et pourtant dénuées d’utilité –, tu l’atteins facilement et rapidement par la foi. J’ai donc tout rassemblé et réuni dans la foi ; celui qui la possède possédera assurément toute chose et il sera sauvé ; celui qui ne la possède pas n’aura rien. Ainsi les promesses de Dieu donnent ce que les commandements exigent et elles accomplissent ce que les commandements ordonnent, de telle manière que tout appartienne à Dieu, le commandement et l’accomplissement. Dieu seul ordonne et seul aussi il accomplit. »

Si cette tension fondamentale entre la Loi et l’Évangile trouve un certain parallélisme dans la distinction entre Ancien et Nouveau Testaments, elle ne saurait pourtant s’y réduire. Ce qui est ici visé, c’est bien plutôt une tension qui traverse les deux parties de la Bible. Luther le dira explicitement : il y a de la promesse dans l’Ancien Testament et de la Loi dans le Nouveau Testament.

Mais cette tension est aussi celle qui, pour Luther, structure toute la vie du chrétien, dans la mesure où celle-ci le place toujours entre des réalités qui ont trait à la Loi et d’autres qui relèvent de l’Évangile ou, comme le dit ici le Réformateur, de la « Promesse ». Ce qu’il exprime ainsi est donc bien plus fondamental qu’une distinction matérielle ou historique liée au texte biblique. Il s’agit à nouveau d’une distinction de nature existentielle : mon existence me place toujours face à des réalités dont je sens que je dois les accomplir mais dont il est clair, si je prends la peine d’y réfléchir, que je ne peux les accomplir vraiment. Je sens que je dois aimer sans poser de condition à mon amour, mais est-ce que je le peux vraiment ? Rien n’est moins sûr : j’attends toujours de l’autre qu’il remplisse un certain nombre de critères pour que je me sente appelé à l’aimer pleinement. Or ce constat peut devenir la source d’une mise en crise de moi-même, puisqu’en même temps que je sens bien qu’il me faut aimer sans condition, je comprends que je ne suis pas en mesure de le faire. Si l’on y songe un instant, aucune affirmation n’est en effet plus ridicule que celle-ci : « Il faut que j’aime sans condition. » Cela ne veut pourtant pas dire que de pareilles injonctions ne doivent pas être prises au sérieux : pour Luther, elles sont en effet des manifestations divines destinées à entraîner l’effondrement de la confiance que nous plaçons en nous-même et qui, du coup, s’opposent à notre autosatisfaction. Ce qu’elles permettent de dénoncer, c’est cette « volonté de l’homme orienté vers lui-même » dont parle volontiers Luther à propos du péché. Ce que le Réformateur attend donc des chrétiens, c’est au fond qu’ils soient réalistes et abandonnent l’idée qu’une simple apparence de justice puisse suffire à l’équilibre de leur vie devant Dieu car c’est précisément dans cette apparence que se trouve, selon lui, la racine du péché.

Bien sûr, ce constat serait atroce, surtout à nos yeux de modernes, si n’y était pas attachée en même temps l’idée d’une promesse concernant notre existence, une bonne nouvelle qui nous aide et nous libère du désespoir : celle de la gratuité de l’amour de Dieu. Oui, il faut que j’aime sans condition et je ne le peux pas. Mais la vie peut aussi m’apprendre, au détour d’une rencontre, que l’amour gratuit existe et qu’il est toujours à portée de main, et qu’il ne m’appartient pas de le faire advenir mais bien de le laisser advenir. Or, pour Luther, la rencontre par excellence est celle du croyant et de Dieu dans la foi en Jésus Christ. C’est cela, à proprement parler, la grâce et c’est cela que vise l’Évangile : savoir accepter le don de Dieu manifesté en Christ plutôt que chercher à l’obtenir par nous-mêmes.

Comprenons bien toutefois : Luther ne dit pas qu’il nous est demandé de choisir l’Évangile au détriment de la Loi. Voudrions-nous le faire que nous n’y parviendrions pas. Le Réformateur ne proclame pas la victoire définitive de l’Évangile sur la Loi ni la synthèse des deux, mais suggère plutôt que les deux pôles, dans leur opposition, dans leur attraction et leur répulsion conjointes, sont constitutifs de la vie du chrétien. Ce dernier n’est pas appelé à abandonner la Loi pour l’Évangile ; il doit plutôt comprendre que son existence tout entière doit être lue dans le rapport à ces deux réalités. La vie, pour Luther, nous place toujours entre le pôle de l’exigence et celui de la grâce et a fortiori à la lumière de la Bible. L’annonce conjointe de la Loi et de l’Évangile vise donc d’abord à éclairer la conscience, aveuglée qu’elle est par son autosuffisance, et à la libérer en l’appelant à la foi, c’est-à-dire à l’acceptation de l’existence comme le lieu dans lequel peut se manifester l’amour divin. Or, ce qui libère l’être humain de sa mauvaise conscience, c’est précisément la foi en tant qu’elle accepte et reçoit le Dieu qui se donne lui-même et se rend lui-même présent

« Si la foi n’y est pas, Dieu perd en nous sa gloire »

Cette redéfinition théologique fondamentale débouche sur une compréhension totalement nouvelle de Dieu et de sa présence au monde qui est à mon sens trop souvent escamotée lorsque l’on parle de Luther. Il vaut la peine de citer ici cet extrait du Traité de la liberté du chrétien exposant ce que l’on a coutume d’appeler le « joyeux échange » :

« La foi ne fait pas seulement que l’âme, semblable à la Parole divine, soit remplie de toutes les grâces, libre et bienheureuse, mais elle unit l’âme au Christ comme une épouse à son époux. De ces noces s’ensuit, comme le dit saint Paul [Eph 5,30], que le Christ et l’âme ne font qu’une seule chair ; alors les biens des deux, bonheur et malheur, toutes les choses leur sont communes : ce qui est au Christ revient à l’âme croyante, ce qui est à l’âme revient au Christ. Ainsi le Christ possède-t-il tout bien et toute béatitude, et ceux-ci reviennent à l’âme ; ainsi l’âme a-t-elle sur elle tous les vices et les péchés, et ceux-ci reviennent au Christ. Alors s’instaure une querelle et un échange joyeux. Le Christ étant Dieu et en même temps un homme qui n’a encore jamais péché, sa justice étant invincible, éternelle et toute-puissante, s’il fait siens, grâce à l’anneau de l’épouse, c’est-à-dire grâce à la foi, les péchés de l’âme croyante et fait comme s’il les avait lui-même commis, alors les péchés doivent s’engloutir et se noyer en lui. Car son invincible justice est trop forte pour tous les péchés, et l’âme se trouve alors, grâce à sa seule dot, sa foi, débarrassée, libre de tous ses péchés et douée de l’éternelle justice de son époux le Christ. N’est-ce pas là un heureux ménage, quand un riche, noble et juste époux comme le Christ épouse une malheureuse petite putain, mauvaise et méprisée, la débarrasse de tous les maux et la pare de tous les biens ? »

Certes, et il ne faut pas nous y tromper, ce texte repose encore largement sur une compréhension du salut comme pardon des péchés et comme expiation par Jésus Christ des péchés de l’humanité – ce qui souligne bien que Luther en demeure à une conception mythologique des choses ; mais ce serait se méprendre que d’en rester à cet aspect de la théologie de Luther.

Il faut bien voir que si Luther reprend ici une thématique devenue classique dans la pensée de la fin du Moyen Âge (celle du « commerce » entre le Christ et le croyant qui échangent leur justice et leurs péchés), il le fait de manière très différente de ses prédécesseurs. Premièrement, Luther emploie ici un vocabulaire choquant, y compris pour son époque, en parlant de l’âme comme d’une « petite putain ». Ce faisant, il ne parle plus le langage des théologiens universitaires, mais celui des gens du commun. Ensuite, le Réformateur insiste sur le fait que cette union se fait uniquement « grâce à l’anneau de l’épouse, c’est-à-dire grâce à la foi » en la promesse de l’époux. Ce point implique des conséquences importantes du point de vue théologique.

Tout d’abord, en soulignant l’importance de la foi pour le salut, Luther insiste sur ce qu’il appellera la foi « appréhensive », c’est-à-dire la foi comme appropriation croyante. Sans appropriation individuelle de ce dont il est question, il ne peut y avoir de réalité du salut ; sans reconnaître que ce qui est dit me concerne, il n’y a pas de salut. Le Christ ne meurt pas pour racheter le monde dans une sorte de combat cosmique duquel nous serions absents ; pour Luther, au contraire, nous sommes partie prenante de ce combat et nous le sommes par la foi. Pour le dire autrement : sans la foi du croyant, le Christ est mort pour rien.

Dieu ne peut être réellement connu comme Dieu qu’en Jésus Christ, c’est-à-dire dans le récit de la vie et de la mort d’un être humain, mais seulement si cette connaissance se réalise en chacun de nous et que, pour le dire ainsi, le divin advient en nous. Luther se fait en effet ici le porte-parole d’une réelle dynamique créatrice de la rencontre qui conduit du « joyeux échange » dont il a été question à la définition de la foi comme « créatrice de divinité » : « La foi consomme la divinité, et, pour ainsi dire, elle est créatrice de la divinité, non pas en Dieu, substantiellement, mais en nous. Car si la foi n’y est pas, Dieu perd en nous sa gloire, sa sagesse, sa justice, sa vérité, sa miséricorde, etc. En somme, si la foi n’y est pas, rien ne reste à Dieu de sa majesté et de sa divinité. »

Ici encore, la formulation est paradoxale : comment la divinité créatrice pourrait-elle être créée et, de surcroît, par la foi humaine ? Luther ne dit pas, bien sûr, que nous sommes appelés à créer Dieu. Il le dit bien : la foi est créatrice de « divinité » et non pas « de Dieu » et elle ne crée pas cette divinité « substantiellement »mais « en nous ». Ce qu’il entend signifier c’est bien plutôt que le divin n’advient au monde que dans et par la foi, que ce n’est que parce que des hommes et des femmes croient, que la réalité de Dieu devient concrète, saisissable, qu’elle peut être dite et vécue. Il n’y a donc pas d’existence de Dieu en dehors de ma foi, mais à condition que je reconnaisse en Dieu un Dieu qui me convie sans cesse à sortir de moi-même et de mes rassurantes prisons pour me faire découvrir le caractère libérateur de la foi.

Cela signifie que l’on ne saurait exiger de moi en tant que croyant que je donne mon assentiment à telle ou telle affirmation réputée vraie parce que révélée sans que je n’en ressente la vérité pour moi – le fameux pro me de Luther. Il faut en somme que ce qui est dit dans l’Évangile me concerne et me libère. Nous rejoignons ici l’idée selon laquelle la théologie n’est pas là pour proposer un corps de doctrines auquel il s’agirait d’adhérer mais pour parler de la réalité vécue de la foi. Et ceci explique aussi, je crois, le profond attachement que le protestantisme va développer pour le libre examen de l’Écriture, même s’il ne se trouve pas dans la lettre des propos de Luther : si je ne suis pas à même de comprendre ce dont me parle la réalité de Dieu, si je ne suis pas capable, donc, de me sentir concerné par sa Parole, la vie et la mort du Christ n’auront pas plus de conséquence pour moi que de savoir que Jules César a vécu de l’an -100 à l’an -44. Et c’est précisément ce qui nous autorise à interpréter la pensée de Luther pour aujourd’hui. J’irais même jusqu’à dire que c’est ce qui nous impose de tenter d’en donner une lecture qui tienne compte du contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui plutôt que de nous contenter de la reproduire servilement – ce qui reviendrait à choisir ce que Tillich appelle « la solution orthodoxe » et dont j’ai tendance à penser qu’elle est celle de la facilité.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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