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L’affaire Calas, ou du malheur d’être huguenot dans le royaume de France

Philippe Aubert, pasteur de l’Église Protestante Unie

Il n’est pas dans notre intention, dans le cadre de cet article, de reprendre toute la procédure de l’affaire afin d’en dénoncer les nombreuses erreurs intentionnelles ou non. Les faits sont suffisamment connus et aucune pièce nouvelle n’est venue s’ajouter au dossier depuis la réhabilitation de Jean Calas et de sa famille par le tribunal des Requêtes de l’Hôtel, en date du 9 mars 1765, soit seulement quatre ans après la mort de Marc-Antoine Calas. Dans le même esprit, il est impossible à l’historien de se prononcer sur le fond de l’affaire : Calas était-il coupable ou innocent du meurtre de son fils ? Si on penche en faveur de l’innocence, reste à savoir si Marc-Antoine a été assassiné et par qui, ou s’il s’est suicidé. Lors du procès, la possibilité du suicide a été immédiatement mise en doute pour une question purement technique avancée par le bourreau faisant office d’expert, mais sur ce point, là encore le mystère reste entier, même si depuis Voltaire la thèse du suicide semble la plus crédible.

Sans Voltaire, il n’y aurait pas eu d’affaire Calas. Le drame va donner l’occasion au reclus de Ferney de dénoncer l’intolérance religieuse et la manipulation des foules ignorantes. En descendant très rapidement dans l’arène, il inaugure la figure de l’intellectuel engagé en même temps qu’il est un des premiers à comprendre le rôle que va désormais jouer l’opinion publique dans une société qui s’émancipe déjà du modèle de l’Ancien Régime.

 

L’affaire Calas

Le 13 octobre 1761, Marc-Antoine Calas est trouvé mort au rez-de-chaussée de la maison familiale. Son père est immédiatement accusé du meurtre, il est condamné à mort le 9 mars 1762, et exécuté le lendemain.
Depuis 1685, date de la révocation de l’Édit de Nantes, les protestants français vivent dans une prison à ciel ouvert. Les massacres perpétrés par les foules hystériques se multiplient, notamment dans la région de Toulouse. La loi, ainsi que les conversions forcées tentent de réduire une communauté à qui il est désormais interdit de quitter la France pour rejoindre les pays du Refuge comme avaient encore pu le faire les générations précédentes.
Tout en cherchant à démontrer les innombrables fautes de procédure et surtout l’absence totale de preuve, le génie de Voltaire va consister à prendre de la hauteur. Il comprend immédiatement qu’il est presque impossible de faire toute la lumière sur la mort de Marc-Antoine. Les pistes sont brouillées dès la découverte du corps.
Les premières déclarations de Jean Calas sont contradictoires, ce qui n’arrange rien. Sa version varie sur ce qu’il a vu exactement en arrivant sur la scène de crime. Le 13 octobre, jour du drame, il déclare qu’il a trouvé son fils assassiné, mais deux jours plus tard, lors d’un nouvel interrogatoire, il parle d’un suicide par pendaison. Il n’est pas impossible qu’en parlant de meurtre, plutôt que de suicide lors de sa première déclaration, Jean Calas ait voulu éviter que la dépouille de son fils soit trainée sur une claie à travers la ville, puis jetée à la voirie, c’est-à-dire privée de sépulture digne de ce nom.
D’autres points techniques rendent la recherche de la vérité difficile, notamment le bouleversement de la scène de crime par les magistrats eux-mêmes qui firent enlever le cadavre avec une rapidité surprenante. Si on ne peut pas encore parler de police scientifique au dix-huitième siècle, les magistrats ont pris l’habitude de se faire seconder sur les scènes de crime depuis le seizième siècle. Chirurgiens, artisans sont souvent appelés à faire des expertises qui relèvent de leur domaine. A l’époque de l’affaire Calas, on connaît déjà le topographe judiciaire qui a pour mission de fixer les lieux du crime sur papier de manière aussi objective que possible, même si toutes ces méthodes restent empiriques. Il faudra attendre 1777 et la publication de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert pour voir apparaître pour la première fois le terme de médecine légale 1.

Pour Voltaire, pas de doute, c’est la superstition et le fanatisme religieux qui se sont acharnés sans preuve contre un innocent. Il ne s’agissait pas d’une erreur d’un juge ou d’un tribunal, mais d’un verdict de passion et de haine dicté par la collectivité égarée.

 

Rumeurs et mise en scène

On connaît la force de l’accusation de meurtre rituel, elle ne véhicule pas uniquement la peur du crime, elle permet de fantasmer sur des pratiques secrètes et d’imaginer des justiciers implacables infiltrés partout. Le meurtre rituel, c’est par excellence le meurtre de la secte. La communauté juive en a fait la triste expérience jusqu’au dix-neuvième siècle.
Si on ne retrouve pas une telle accusation aussi systématique à l’encontre de la communauté protestante, il faut cependant relever les rumeurs qui circulaient à l’époque parmi les populations catholiques. Voltaire s’en fait l’écho dans une lettre adressée à Elie de Beaumont, le 26 mars 1767 : « Les protestants de ce pays avaient en effet un bourreau secret élu à la pluralité des voix, lequel venait aider les pères et les mères à tuer leurs enfants quand ils voulaient aller à la messe et que cette charge était la première dignité de la communion protestante 2. »
Evidemment, Voltaire n’en croit rien, mais il cite cette rumeur comme un exemple du fanatisme et de l’obscurantisme des foules qui voyaient en la personne de Gaubert Lavaysse, arrivé de Bordeaux et ayant passé la soirée chez les Calas, le fameux bourreau.
Mais la rumeur principale était celle du mobile du meurtre : Jean Calas a assassiné son fils parce qu’il était sur le point de se convertir au catholicisme. Pour preuve, mais qui dans les faits s’avère plutôt être une contre preuve puisque la famille Calas entretenait une relation normale avec lui, on avance la conversion de son frère Louis. Marc-Antoine, quant à lui, aurait eu besoin d’un certificat de catholicité pour devenir avocat.
La rumeur poursuivait en disant qu’on l’avait vu en prière à l’église et surtout qu’on avait entendu son père le menacer. Ces différents témoignages ne sont jamais ceux de personnes dûment identifiées pendant l’enquête, mais toujours des accusations vagues 3. Le subdélégué de Lavaur, frappé par la ressemblance avec un autre « crime » survenu quelques semaines plus tard 4, alla jusqu’à affirmer dans une lettre à l’Intendant, qu’on dit que les bénédictins de Toulouse ont dans leur bibliothèque trois sermons originaux de Calvin qui légitiment le meurtre du fils qui prétendrait changer de confession. Vérification faite, il fut impossible de trouver les dits sermons, on allégua, alors, que le meurtre était légitimé par L’Institution de la Religion Chrétienne, le grand œuvre de Calvin, publié pour la première fois à Bâle en 1536 5.

Aux rumeurs s’ajoute une mise en scène et une symbolique qui doivent répondre à un triple objectif. Il faut entériner la thèse du crime religieux, entretenir les haines qui ont ressurgi et créer un événement ayant une fonction cathartique afin d’atténuer les peurs que provoque l’hérésie, car elle n’est pas seulement un crime ou une déviance, elle touche au blasphème. Ceci explique que le corps de Marc-Antoine a été conservé pendant trois semaines à l’Hôtel de Ville. Il a été ensuite enterré dans le cimetière catholique de la paroisse Saint-Etienne, acte qui confirme symboliquement, l’assassinat et non le suicide et la conversion au catholicisme. La dépouille a été suivie par une importante procession parmi laquelle les Pénitents blancs auxquels appartenait Louis Calas depuis sa conversion. Cette même confrérie organisa quelques jours plus tard, une sorte de cérémonie expiatoire dans sa chapelle toute tendue de noir. Sur le catafalque, un squelette représentait Marc-Antoine tenant d’une main la palme des martyrs et de l’autre, un écriteau sur lequel était écrit : « Abjuration de l’hérésie. »

L’empressement à condamner Calas peut aussi s’expliquer par l’approche de la commémoration, sous la forme d’une grande fête populaire, d’un événement emblématique des guerres de religion dans la région toulousaine. Dix ans avant la Saint Barthélémy, en 1562, la ville avait été le théâtre d’un massacre de huguenots par les catholiques. L’année 1762, correspondait au bicentenaire de ce massacre 6.

 

L’intervention de Voltaire

La réaction de Voltaire fut très rapide, cinq semaines seulement après la mort de Calas, dans une lettre adressée au procureur de Nîmes, Monsieur de Chazelles, il souhaite que le Parlement de Toulouse rende public les pièces du procès. La rapidité de la réaction est certainement à l’origine du succès du combat engagé par Voltaire qui, heureusement, n’était pas seul. La Beaumelle, auteur d’un Traité sur la Tolérance publié à Amsterdam en 1749 et condamné en 1751 par le Parlement de Grenoble, collabore discrètement aux différents mémoires rédigés par les avocats de la famille Calas. Paul Rabaut est le premier à publier en janvier 1762, un texte complet sur le drame, mais tout comme son coreligionnaire La Beaumelle, l’infatigable défenseur des protestants français se trouve dans une situation délicate vis-à-vis des autorités. Cependant, grâce à lui, la lutte se déplacera hors des frontières et depuis Lausanne, Court de Géblin fils peut organiser la riposte. Dès le début, Voltaire va multiplier les lettres, les demandes de documents et les interventions de toutes sortes en faveur de la famille Calas, de Gaubert Lavaysse et de la servante Jeanne Viguière. Dans une lettre datée du 11 juin 1762, il cherche un avocat pour la veuve de Calas, son argumentation prend immédiatement de la hauteur : « Il est de l’intérêt de l’État qu’on découvre de quel côté se trouve le plus horrible fanatisme. » Mais Voltaire ne serait pas Voltaire s’il ne se montrait pas aussi un peu malicieux et de commencer sa lettre par un tout autre genre d’argument : « Ce procès, d’ailleurs si étrange et si capital, peut vous faire un honneur infini, et l’honneur, dans votre noble profession, amène tôt ou tard la fortune 7. » En plus de cet activisme, c’est surtout le Traité sur le Tolérance qui va marquer les esprits les plus éclairés et faire basculer l’opinion publique.

 

Un écrit de circonstance qui fait date

Le Traité sur la Tolérance est entièrement consacré à l’affaire, mais le philosophe en profite pour amener son lecteur à une réflexion plus générale sur la cohabitation des religions dans un même espace, la notion de tolérance et ses fondements, ainsi que sur le rôle de l’État. Voltaire commence par retracer les événements avec précision en mettant en évidence toutes les erreurs de procédure, le manque systématique de preuve et sur l’impossibilité physique pour Jean Calas, malade et se déplaçant difficilement, d’assassiner un homme dans la force de la jeunesse.
Il relève aussi l’approximation, pour ne pas dire l’erreur commise lors de l’expertise médicale. L’autopsie menée par le chirurgien Lamarque dit que Marc-Antoine avait mangé quatre heures avant sa mort. Cette conclusion contredisait la chronologie de la soirée confirmée par tous les acteurs du drame dans leurs déclarations qui, sur ce point, n’ont jamais varié. Marc-Antoine avait mangé deux heures avant sa mort avec tous les gens présents dans la maison. Dire qu’il avait mangé quatre heures auparavant signifiait donc que tous mentaient et si tous mentaient, pourquoi n’accuser que le père ? Voltaire n’insiste pas trop sur ce terrain qu’il sait peut fiable, trop conscient de la difficulté de démontrer quoi que ce soit, dans un sens ou dans l’autre. D’emblée, il pose la question de savoir si la religion doit être charitable, ou barbare.

Voltaire se montre préoccupé par ce que nous appelons aujourd’hui le vivre ensemble. C’est à ce titre qu’il critique les confréries et particulièrement celle des Pères blancs. Il remarque, en citant des exemples historiques, que si leur rôle consiste à édifier leurs contemporains, elles peuvent aussi devenir dangereuses dès lors qu’elles ont la prétention de séparer les citoyens les uns des autres. Le principe d’égalité ne devrait pas être remis en cause par l’appartenance à telle ou telle société. Pour ce qui relève de la question purement religieuse, il n’est pas facile de connaître quel a été le sentiment exact de Voltaire vis-à-vis de la Réforme en général et du protestantisme français en particulier. On peut penser qu’il a varié selon les circonstances, d’autant qu’il se garde bien d’entrer réellement dans les controverses théologiques pour lesquelles il a peu de goût 8.
Dix ans plus tôt, au chapitre six du Siècle de Louis XIV, il fait un résumé assez objectif du protestantisme en Europe et du calvinisme en France. Il y déplore les guerres de religion, mais aussi la révocation de l’Édit de Nantes, mais là encore, la superficialité de l’analyse ne manque pas de surprendre. Voltaire constate qu’à la fin du dix-septième siècle, la question religieuse est apaisée en Angleterre et en Allemagne, alors qu’en France, elle demeure préoccupante. Selon lui, cette différence s’explique par la place de plus en plus importante prise par la philosophie chez nos voisins. La paix est le résultat de la victoire de la tolérance, fille naturelle de la raison.
On retrouve, ici, l’anglomanie partagée par les intellectuels français jusque sous l’Empire. L’Angleterre du dix-huitième siècle était bien celle du triomphe de la raison. Ce portait, ô combien fantasmé, permettait de chasser une image beaucoup plus sombre de l’Angleterre du seizième siècle, celle de la révolution puritaine. En faisant l’éloge de la raison et de sa marche en avant, Voltaire passe sous silence le fait qu’en Angleterre comme en Allemagne, la philosophie des Lumières ne s’est opposée ni à la religion, ni à l’Église, mais que pour une bonne part, elle a été élaborée à l’intérieur des institutions ecclésiales et par des penseurs authentiquement chrétiens protestants le plus souvent. Tombant dans l’erreur du règne absolu de la raison qui ne peut que conduire à la fin de l’histoire en imposant des principes universels admis par tous, Voltaire est, in fine, intimement convaincu que la Réforme n’a été qu’un accident de l’histoire et qu’à ce titre, elle ne survivra pas à ce qui est en train de se passer sous ses yeux, non seulement l’émergence de ce qui remplacera toutes les formes anciennes de superstition, mais aussi l’éclat d’un règne sans pareil dans toute l’Europe, celui du Roi Soleil.
Tout autant ébloui par les lumières de la raison que par les feux de Versailles, il écrit : « Les fêtes magnifiques d’une cour galante jetaient même du ridicule sur le pédantisme des huguenots. A mesure que le bon goût se perfectionnait, les psaumes de Marot et de Bèze ne pouvaient plus insensiblement inspirer que le dégoût. Ces psaumes qui avaient charmé la cour de François II n’étaient plus faits que pour la populace sous Louis XIV 9. »
Quoi qu’il en soit, pour les besoins de la cause, Voltaire reprend la même méthode du résumé historique pour sonTraité de la Tolérance, mais il se place immédiatement sur le terrain politique.
Parmi les abus imputables à la papauté, il considère que le payement des annates a été un des plus dommageables pour l’État. Il s’agissait d’un impôt relativement lourd perçu par Rome à chaque vacance d’un bénéfice ecclésiastique. Rétablit par le concordat de Bologne en 1516, la France le payait depuis François Ier. Voltaire calcule qu’en 250 ans, il a coûté au Royaume 250 million et en conclut, non sans ironie, qu’en proposant son abolition, les hérétiques ne faisaient pas grand mal au Royaume, au contraire, ils étaient même de bons calculateurs.
C’est tout juste si Voltaire ne pousse pas l’argument jusqu’à faire valoir une forme d’authentique patriotisme, alors que les huguenots ont toujours été accusés d’être le parti de l’étranger. Le passage se termine par un autre argument encore plus inattendu, mais qui relève de la même intention que le premier. Les protestants, Voltaire pense sans doute au corps pastoral, sont les seuls à connaître l’usage de la langue grecque et l’histoire de l’Antiquité. Cette affirmation bien hasardeuse a pour but de ranger les protestants parmi les humanistes et d’en faire des hommes et des femmes de progrès face à l’obscurantisme et à l’ignorance. La théologie est toujours tenue à distance, car les terribles massacres des Vaudois dans le Sud de la France et celui de la grange de Vassy, ont été la réponse aux questions théologiques.
Pendant les guerres de religion, les deux camps ont eu du sang sur les mains, mais peut-on comparer les huguenots du dix-huitième siècle, à leurs pères parfois fanatisés du seizième ? Evidemment, non. Aujourd’hui, nous assistons à la victoire de la philosophie, c’est le cas en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, mais aussi en Alsace. L’exemple alsacien a l’avantage de la proximité et Voltaire n’hésite pas à enjoliver la situation : « Nous-mêmes, nous avons en France une province opulente où le luthéranisme l’emporte sur le catholicisme. L’université d’Alsace est entre les mains des luthériens, ils occupent une partie des charges municipales, mais jamais la moindre querelle religieuse n’a dérangé le repos de cette province depuis qu’elle appartient à nos rois  10. »

La tolérance a toujours amené la paix, l’intolérance la guerre. On peut et on doit penser à l’intérêt des nations, ainsi qu’au bien physique et moral des personnes tout en respectant la théologie. La difficulté, c’est que la tolérance ne s’impose pas d’elle-même, il faut réunir certaines conditions parmi lesquelles, la diversité religieuse. Prenant toujours exemple sur l’Angleterre, Voltaire affirme que plus il y a de sectes, moins elles sont dangereuses. Sans le citer explicitement, il reprend un argument avancé par John Locke dans sa célèbre Lettre sur la Tolérance, publiée en 1689. A l’inverse de Hobbes dans son livre Le Léviathan, Locke considère que la multiplicité des religions est un moyen de prévenir les troubles dans la société.
Cependant, le philosophe anglais admet deux limites à la tolérance. La première, ce sont les athées, car la croyance en l’existence en un Dieu créateur et législateur est le fondement de toute éthique. La seconde, ce sont les catholiques, non à cause de leurs croyances religieuses, mais parce qu’ils sont soumis au pape et introduise ainsi une autre autorité politique que celle du roi en son parlement. Pour Voltaire, il n’y a pas, comme chez Locke un droit à l’intolérance, car il serait barbare. Voltaire fait de la tolérance la marque essentielle de la civilisation, la Grèce et la Rome antique en sont les meilleurs exemples. En ce qui concerne la Grèce, Socrate est le seul que les Grecs ont fait mourir pour ses opinions. Quant aux Romains, ils ont condamné les martyrs pour des troubles à l’ordre public et pas uniquement pour leurs croyances, bien qu’ils se soient montrés intolérants en voulant empêcher les autres de pratiquer leur culte.
A ce stade de sa démonstration, Voltaire fait très attention de laisser entendre que le judaïsme et le christianisme, c’est-à-dire le monothéisme, seraient à l’origine de l’intolérance, il décrète, plus qu’il ne démontre, qu’elle est tout aussi combattue dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament. De manière encore plus acrobatique, il poursuit en citant chronologiquement les conciles. Cette argumentation plus que douteuse répond à un impératif, il ne faut surtout pas irriter l’Église et les consciences catholiques en les chargeant trop. Voltaire prend des libertés avec les textes comme il en prend avec l’histoire, mais machiavélique en diable, il sait que « la fin justifie les moyens. »

Le ton général du Traité sur la Tolérance ne manque pas de surprendre. On est loin de l’appel à « écraser l’infâme » et des formules enflammées du style pamphlétaire. Cependant, c’est avec beaucoup de subtilité que Voltaire ne dédouane pas entièrement le catholicisme de ses propres responsabilités dans l’aveuglement et la superstition des foules. Pour ce faire, il se livre à une longue diatribe à propos des légendes des saints. Ils les considèrent comme tellement absurdes, qu’elles n’ont pas une fonction d’édification, mais qu’au contraire, elles rendent les fidèles parfaitement idiots. Cet argument est d’une étonnante actualité, car ce que dit Voltaire, c’est que si des fanatiques ne sauraient discréditer toute une tradition religieuse, il ne faut pas moins s’interroger sur ce qui dans une tradition est susceptible de nourrir des pensées et des comportements extrêmes.

En dépit de ses nombreux raccourcis et d’une argumentation souvent orientée, le Traité sur la Tolérance est un chef d’œuvre d’efficacité. Il passe rapidement sur les fondements de la tolérance, en ce sens, il est peu philosophique, mais tient plus d’un texte militant qui utilise l’histoire afin de dénoncer certains comportements. On peut considérer qu’il est le triomphe de la pauvre famille Calas.
Le 9 mars 1765, le tribunal des Requêtes de l’Hôtel déclare à l’unanimité l’innocence de tous les protagonistes de l’affaire et réhabilite la mémoire de Jean Calas. Le tribunal ira plus loin en demandant au roi de réparer la ruine de la famille, ce qui fut fait rapidement.

La réhabilitation de Jean Calas a été ressentie immédiatement comme une victoire pour le protestantisme français, bien au-delà de la justice rendue à la mémoire d’un innocent. L’affaire va devenir très rapidement constitutive de la mémoire huguenote. De nombreux historiens ont souligné l’engagement massif des protestants en faveur du capitaine Dreyfus. Certes, entre protestants et juifs, il existe ce que dans un beau livre, Patrick Cabanel appelle : « les affinités électives. » Il y aurait beaucoup à dire sur ce véritable sésame qu’est le concept de l’élection pour ces deux religions, en dehors duquel elles restent incompréhensibles.
Mais au cœur du dreyfusisme protestant, on trouve la référence à l’affaire Calas comme le montre bien la lettre de Joseph Reinach à Scheurer-Kestner en 1897 : « Je ne vous donne qu’un conseil : c’est de relire l’affaire Calas. C’est toujours exactement les mêmes obstacles, les mêmes difficultés, les mêmes raisonnements. Les noms seuls sont changés. Les ministres du roi employaient les mêmes trucs. Et la noble impatience de Voltaire était peu différente de la vôtre. »

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Notes

1. Monnet, 2009, p. 4-5.

2. Cabanel, 2004, p. 31.

3. Voltaire, 1975, p. 33.

4. Il s’agit de l’affaire Sirven, assez semblable à l’affaire Calas qui s’est déroulée près de Castres. Voltaire interviendra aussi en faveur de la famille accusée d’avoir assassiné, ou fait assassiner leur fille sous prétexte qu’elle voulait se convertir au catholicisme. Il retardera son intervention de peur qu’elle ne fragilise son action pour la famille Calas. Sirven et sa femme furent pendus en effigie le 11 septembre 1764, ayant pu rejoindre Lausanne clandestinement. Ils furent acquittés par le Parlement de Toulouse en 1771.

5. Cabanel, 2012, p. 896.

6.. Mars 1562, marque le début des guerres de religion dans le royaume. La ville de Toulouse est sur le point de devenir entièrement protestante lorsque les membres catholiques du Parlement réagissent en destituant les Capitouls et en demandant l’intervention militaire de Blaise de Montluc, Lieutenant-Général du roi et chef des catholiques. La lutte se termine par la défaite des protestants après une véritable guerre de rue suivie d’une terrible répression. Pour donner plus de force à son argument, Voltaire donne le chiffre de 4000 victimes, ce qui correspond à la fourchette haute des sources qui vont de 300 à 4000. Ce qui est certain, c’est que la mémoire de cet événement a été entretenue comme le symbole de la résistance catholique de la ville de Toulouse. De nos jours, on peut voir au musée des Augustins, le tableau d’Antoine Rivalz, commandé par les Capitouls en 1735, qui célèbre le massacre des protestants.

7. Pièces originales concernant la mort de Calas et le jugement rendu à Toulouse. Voltaire, 1975, p. 37.

8. L’article, Théologien, publié en 1765 dans le Dictionnaire Philosophique, en dit long sur l’estime que Voltaire pouvait avoir pour la théologie. En parlant d’un vrai théologien qu’il avait connu et dont il loue la vaste érudition, il termine par deux phrases assassines : « Plus il fut véritablement savant, plus il se défia de tout ce qu’il savait. Tandis qu’il vécu, il fut indulgent et à sa mort, il avoua qu’il avait consommé inutilement sa vie. »

9. Voltaire, sans date, p. 449.

10. Voltaire, 1975, p. 105.

 

Bibliographie

Cabanel, 2004 : Patrick Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives XVIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004.

Cabanel, 2012 : Patrick Cabanel, Histoire des Protestants de France XVIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2012.

Monnet, 2009 : Vincent Monnet, Les experts aux sources de la police scientifique, Université de Genève, Campus n°94 (avril-mai), 2009, p. 4-5.

Voltaire, sans date : Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Garnier Frères.

Voltaire, 1964 : Voltaire, Dictionnaire Philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.

Voltaire, 1975 : Voltaire, L’Affaire Calas et autres affaires. Traité sur la Tolérance, Paris, Gallimard, 1975.

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À propos Gilles

a été pasteur à Amsterdam et en Région parisienne. Il s’est toujours intéressé à la présence de l’Évangile aux marges de l’Église. Il anime depuis 17 ans le site Internet Protestants dans la ville.

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