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La Résurrection autrement, ou la Résurrection vue par la théologie du Process

Piero della Francesca (1412/1420-1492) La Résurrection. Fresque, ca.1456. Museo civico, San Sepolcro. Le peintre a probablement réalisé son autoportrait sous les traits du deuxième personnage de face à partir de la gauche, endormi

Piero della Francesca (1412/1420-1492) La Résurrection. Fresque, ca.1456. Museo civico, San Sepolcro.
Le peintre a probablement réalisé son autoportrait sous les traits du deuxième personnage de face à partir de la gauche, endormi

 

L’histoire de la théologie chrétienne, ou devrait-on dire des théologies chrétiennes, fut souvent marquée par la question de la divinité du Christ. Ce fut notamment la grande « bataille » du IVe siècle autour du concile de Nicée. À l’époque, avec le développement de l’arianisme (cette pensée chrétienne originale), on polémiquait jusque dans les familles et les communautés locales pour savoir quelle était la vraie nature du Christ. Certains y voyaient un homme en lien avec Dieu. D’autres un Dieu avec une apparence d’homme. Ce fut l’ébullition extraordinaire de ces siècles de théologie. Le Concile de Nicée en 325 apporta une réponse qui devint l’orthodoxie de la théologie chrétienne. Mais le débat continue toujours ! De plus, d’autres questions résultent de celle de la nature du Christ. S’il n’est qu’un homme, comment a-t-il pu faire des miracles et comment a-t-il pu ressusciter ? S’il est un pur Dieu, comment est-il mort sur une croix ? Dans notre protestantisme, cette question de la résurrection « physique » du Christ fut sans doute l’un des points essentiels de l’opposition entre protestants « orthodoxes » et protestants « libéraux ». Ces débats, parfois encore vifs, se font dans un certain langage, dans une certaine compréhension du réel, du monde, de l’être humain. Nos débats classiques La Résurrection autrement, ou la Résurrection vue par la théologie du Process Jean-Marie de Bourqueney sur la Résurrection sont issus d’un paradigme (modèle de pensée) philosophique. Mais peut-on en changer ? Peut-on voir, comprendre et vivre les choses autrement ? C’est ce que nous croyons, par l’apport déterminant de la philosophie et de la théologie du Process.

 Le paradigme classique du christianisme

Les débats que nous avons évoqués partent toujours de la « nature » du Christ, et donc d’une certaine vision du réel, marquée notamment par une forme d’essentialisme. Dans ce modèle de pensée, l’être humain est d’abord un principe, une « essence » qui subit ensuite les contingences du réel. La philosophie de Platon (428/427 – 348/347 av. J.-C.) notamment marque notre manière de comprendre le monde et de nous poser des questions. Plotin (205-270), philosophe, développa le néoplatonisme, qui influença fortement la pensée chrétienne. Celui-ci pense l’être humain à partir d’un corps, périssable et source des souffrances, et de l’âme, pure, éternelle et bonne. Pour lui, le corps est la prison de l’âme. Les conséquences de cette pensée furent nombreuses dans notre histoire, par exemple sur la compréhension du péché ou encore sur la culpabilisation de la sexualité qui nous éloignerait du « bon ». L’essence de l’homme est donc de rejoindre une autre réalité, de « ressusciter » vers le Bien, vers le divin. On pourrait sans doute aller jusqu’à affirmer que le christianisme s’est construit comme une forme de syncrétisme entre les textes bibliques et le paradigme néoplatonicien. Plotin affirme même que Platon avait « les mêmes dogmes » : « La Cause étant l’Intelligence, Platon nomme Père le Bien absolu, le Principe supérieur à l’Intelligence et à l’Essence. Dans plusieurs passages, il appelle Idée l’Être et l’Intelligence. Il enseigne donc que du Bien naît l’Intelligence ; et de l’Intelligence, l’Âme. Cette doctrine n’est pas nouvelle : elle fut professée dès les temps les plus anciens, mais sans être développée explicitement ; nous ne voulons ici qu’être les interprètes des premiers sages et montrer par le témoignage même de Platon qu’ils avaient les mêmes dogmes que nous 1. »

Le corps est donc secondaire et même dévalorisé. On peut s’étonner d’ailleurs de cette dévalorisation du corps qui correspond fort peu aux textes des évangiles qui insistent sur la présence du « corps » du ressuscité. On peut ici citer l’épisode entre Jésus et Thomas (Jean 20,24-29), où Jésus montre ses blessures. Cet épisode vient même clore l’évangile, si l’on excepte l’ajout du chapitre 21. Un certain nombre de peintures du Christ ressuscité, dans cette logique du « refus du corps », le représentent avec un corps qui n’en est plus un, une sorte d’ectoplasme lumineux… D’autres, selon les époques, mais plus rares, vont « ré-humaniser » le Christ Ressuscité. C’est le cas notamment de « l’incrédulité de St Thomas » (1603) du Caravage (1571-1610) où le corps de Jésus est touché par Thomas. Une oasis « réaliste » au milieu d’un océan de Christs kitsch…

Le paradigme platonicien ou néoplatonicien repose donc sur un dualisme corps/âme qui influence notre vision de la résurrection, celle du Christ ou la nôtre. D’ailleurs, par cette pensée, on a ajouté à la Bible une notion de « vie éternelle », c’est-à-dire de permanence de la vie, même au moment de mourir. Désormais, lorsqu’un être humain meurt, son corps est périssable et son âme « s’envole » vers d’autres cieux. Ce n’est pas forcément la pensée des auteurs bibliques, mais c’est devenu notre manière de lire les textes bibliques. Ces lunettes déformantes ont donc influencé nos pensées et conceptions chrétiennes. Ce n’est pas forcément condamnable, puisque le néoplatonisme est une pensée construite, cohérente et brillante. Mais il faut juste le savoir et éventuellement avoir la liberté de changer de lunettes…

Sans doute, à plusieurs époques, ce paradigme a évolué. On pourrait ici citer deux exemples importants :

Thomas d’Aquin et Kierkegaard. Thomas d’Aquin (1224-1274)révolutionne la pensée chrétienne occidentale en réhabilitant le réel comme source de la connaissance. Il revient donc sur le dualisme néoplatonicien, et ne considère plus le corps comme prison de l’âme. Il refuse le dualisme corps/âme, pour lui préférer un lien plus étroit 2. Il change de paradigme en adoptant le langage et les concepts de la philosophie aristotélicienne. Il écrit : « Nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu. » (« Rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens 3. ») Cette phrase deviendra un principe de la tradition scolastique, issue de Thomas d’Aquin. Il y a donc chez lui une prise au sérieux du réel. Il faut penser le réel, et non simplement le subir. Cela influencera, bien au-delà du thomisme, différentes pensées philosophiques et théologiques. On peut même dire qu’il existe une filiation symbolique lointaine entre Thomas d’Aquin et les philosophes et théologiens du Process, puisque ceux-ci vont fonder tout leur système sur une nouvelle compréhension du réel, et donc une prise au sérieux de celui-ci.

Søren Kierkegaard (1813-1855), reconnu comme un précurseur de l’existentialisme, ajoute une autre remise en question du paradigme classique : la prise en compte de la singularité de chaque être humain. On est ce que l’on devient, et non l’incarnation d’une essence éternelle. Dans la complexité et la subtilité de sa pensée, l’idée germe d’une identité « en évolution permanente » entre passé et avenir : « L’avenir n’est pas encore arrivé mais il n’en est pas pour cela moins nécessaire que le passé […] 4 ». Cette forme d’existentialisme modifie notre perception du sujet que nous sommes. Un bon exemple nous est donné par cette phrase, souvent mal comprise d’ailleurs, de Simone de Beauvoir, dans Le deuxième sexe : « On ne naît pas femme, on le devient 5. » Autrement dit, chacun de nous est un sujet en évolution qui résulte en partie de son existence. On ne traverse pas la vie ; la vie nous construit.

 Whitehead et le changement de paradigme

Dans la pensée classique, le réel est pensé à partir des choses et des êtres qui le composent. Ces êtres et ces choses deviennent les sujets d’une action qu’ils engendrent. Les événements sont donc seconds ; ils résultent de l’existence des sujets. Un philosophe va renverser cette apparente logique. Il s’agit d’Alfred North Whitehead (1861-1947). Dans son ouvrage majeur, Process and Reality (1929), il inverse le point de vue sur le réel. Ce sont les événements qui créent les choses et les êtres et non l’inverse. Ne sommes-nous nous pas d’ailleurs, chacun de nous, le résultat d’un événement, celui de la rencontre d’une cellule mâle et d’une cellule femelle ? Chacune de ces cellules est elle-même le résultat d’événements qui ont rendu possible sa création. Tout le réel est un flux d’événements, que Whitehead appelle « entités actuelles », dans le sens de « actes ». Prenons un exemple, une action simple, au hasard : « Je vais au culte dimanche matin ». Pour que cette action soit rendue possible, il faut une série d’actions, d’entités actuelles qui précèdent : la formation d’une Église, la construction d’un temple, la formation d’un prédicateur, sa préparation d’une liturgie et d’une prédication, le service d’un organiste, lui-même formé à la musique autrefois… Il faut aussi que je sois arrivé dans ce lieu, sans oublier le fait que j’existe… On peut multiplier la liste de ces entités actuelles qui précèdent quasiment à l’infini. Mais le miracle, si l’on peut dire, est que la combinaison (la « concrescence ») de toutes ces entités actuelles va engendrer une action : « je vais au culte dimanche matin ». Cette entité actuelle est par définition éphémère, puisque le culte prend fin à un moment ou à un autre. Elle va alors devenir à son tour un événement du passé, un « donné », (un « datum ») qui va se combiner avec d’autres data pour une autre action à venir, le dimanche après-midi ou même plus tard, si, par exemple, la prédication m’a bouleversé… Ce schéma du réel repose donc sur une continuité du temps, sur un flux, sur un « Process ». On a tenté de traduire en français ce mot, en vain. Le sens anglais de « Process » n’a pas d’équivalent strict en français. Gardons-le.

Mais alors comment penser l’avenir si chaque présent n’est que la combinaison d’un passé formé d’actions multiples ? Whitehead fait intervenir ici la notion d’intentions, d’objectifs (« aims » dans le texte original en anglais). Reprenons notre action simple : « Je vais au culte dimanche matin ». Mais pourquoi y vais-je ? Pour retrouver Dieu dans la prière solitaire et intime ? Avec des frères et sœurs ? Pour continuer à dormir et me laisser bercer par les paroles et les musiques ? Pour retrouver des amis ? Pour trouver le courage et la foi nécessaires pour m’engager ensuite dans le monde pour plus de justice 6 ? Là encore, les objectifs peuvent être multiples. La liste est quasi infinie. Et ces objectifs peuvent être même plus ou moins bons. « Et Dieu dans tout ça 7 ? » Comme philosophe, Whitehead fait intervenir l’hypothèse Dieu comme étant la somme des possibles, des objectifs. Dieu peut avoir une intention préférentielle (un « initial aim ») pour chaque entité actuelle, mais celle-ci reste libre. Chaque être peut se détacher de cet « initial aim » pour avoir sa propre intentionnalité (« subjective aim »). En quelque sorte, Dieu propose et l’homme dispose. En intégrant Dieu à son schéma de compréhension du réel comme étant la force de proposition d’intentions, Whitehead révolutionne nos compréhensions de l’intervention de Dieu dans le monde. Dieu n’est plus simplement dans la « causalité » du réel, en tout cas pas comme « auteur » des actions, mais dans la finalité. Mais dans quel but ? Whitehead a un joli mot lorsqu’il affirme que toute entité actuelle vise un « enjoyment », une jubilation, une créativité, une résurrection…

 Des conséquences théologiques nouvelles : la résurrection permanente

Plusieurs théologiens se sont saisis des intuitions et des concepts de Whitehead. Parmi eux, le plus connu est sans doute John Cobb (né en 1925). Repenser tout notre vocabulaire théologique à partir du vocabulaire de ce nouveau système de pensée est une entreprise de grande ampleur. Il ne s’agit pas moins que de revisiter, voire de « refonder » (mais ce mot est trop à la mode…) tous nos concepts théologiques. On n’abordera pas ici toutes les questions, pour se concentrer sur celle de résurrection. Si le réel, la vie, est un flux continu d’événements qui visent une « jubilation », on peut effectivement affirmer que la résurrection est le paradigme même de la théologie du Process, le cœur de toute théologie, de toute spiritualité, de toute foi, de toute vie inspirées du Process. Reprenons notre exemple de base, notre événement étalon : « Je vais au culte le dimanche ». L’intelligence, la ferveur, la convivialité de l’événement « culte » va modifier « je ». On peut du moins l’espérer… Si « je » ressors du culte avec une nouvelle intelligence de la foi, avec une vraie motivation à m’engager pour la justice dans le monde, avec une vraie volonté à provoquer d’autres « jubilations », alors « je » entre dans un Processus de résurrections successives qui vont (re)construire de la nouveauté, de la créativité, de l’intensité d’existence. Mais tout ne se passe pas forcément aussi bien ! On peut imaginer un « événement culte » qui, au contraire, désespère « je ». « Je » peux revenir du culte découragé, avec un agacement, ou peut-être encore une remise en cause douloureuse. Tout n’est donc pas jubilation. Mais précisément, celle-ci doit rester la « visée », à long terme, d’une existence. La résurrection n’est pas « automatique », et passe donc elle aussi par un « Process ». Nous le verrons au travers des trois exemples bibliques qui suivent.

On a parfois reproché à la théologie du Process de ne pas être « biblique », ou de ne pas l’être assez. Il faut ici faire trois remarques :

La notion de « théologie biblique » mise au singulier, est une trahison de l’esprit de la Bible qui regorge d’une diversité d’approches, d’époques, de styles et de sensibilités différentes. Même notre Nouveau Testament est divers : la théologie de l’épître aux Romains n’est pas celle de l’épître aux Hébreux. Malgré les tentatives « d’harmonies » 8, nous avons conservé quatre évangiles, et non un seul. C’est cela la richesse biblique qui, du coup, nous exhorte à interpréter chacun d’eux pour notre temps.

Nous avons montré que nous faisons la plupart de nos lectures bibliques, sans le savoir, chaussés de « lunettes néoplatoniciennes » qui déjà interprètent le texte d’une certaine manière. Le dualisme corps âme que nous avons évoqué n’est pas celui des auteurs bibliques. Autrement dit, nous avons forcément, et le plus souvent de manière inconsciente (par notre éducation), un système philosophique qui nous sert de grille de lecture du monde et des textes bibliques. Autant l’assumer. La théologie du Process se revendique alors comme une nouvelle paire de « lunettes ». C’est un choix partial, donc faillible. Mais nous sommes convaincus qu’ainsi nous pouvons entrer dans les textes bibliques de manière renouvelée, sans pour autant trahir les auteurs bibliques. Nous allons le voir avec trois exemples : la Création en six jours, l’histoire de Joseph et le tombeau vide.

 Genèse 1 : du chaos à la résurrection

Genèse 1 est certes une cosmogonie, c’est-à-dire un récit mythologique des origines, mais il dépasse la question des origines. Ce récit devient, comme texte spirituel, une parabole sur la structure de toute existence, celle générale de l’univers et de la place de l’être humain, mais aussi celle, singulière, de chacun de nous. Si l’on applique notre grille de lecture du Process, ce chapitre nous parle de chaque instant de notre vie, de chaque « entité actuelle ». Tout commence par un chaos primordial, par un magma sans intention (aim), sans passé et sans avenir, une sorte d’éternel présent mais un présent mort, inerte. Et voilà que, symboliquement jour par jour, une intentionnalité, une Parole, vient créer en organisant les éléments (les data), en leur donnant un sens, une orientation, un projet. Ces éléments vont composer une harmonie globale qui passe d’abord par la distinction (Dieu « sépare »), puis par la relation des événements entre eux (les créatures doivent « produire »). De plus, chaque jour comporte un « et Dieu vit que cela était bon ». L’intention impulsée au temps et au réel vise donc un Bien (« TOV » en hébreu), un mieux, une forme proche de l’enjoyment qu’évoque Whitehead dans Process and Reality. Le pari de la philosophie et de la théologie du Process est de considérer que toute existence, du minéral à l’humain, est constituée d’un flux d’événements. La différence se fera dans la complexité, évidemment plus grande dans une existence humaine que dans l’histoire d’un caillou. Mais toute existence vise un « Bien » (« TOV » hébraïque)

Si nous relisons alors ce texte comme évoquant notre condition humaine, nous pouvons y comprendre une tension dynamique permanente entre le chaos et la « recréation ». Ce dynamisme créateur nous fait passer sans cesse du chaos à la lumière. Mais le chaos n’est pas définitivement vaincu ; il peut revenir. On pourra aussi remarquer que, dans cette narration, il y a un certain temps entre le chaos et la création. Tout ne se règle pas automatiquement, d’un coup de baguette magique instantanée. Comme dans nos vies, il est des moments de souffrances qui prennent du temps avant de devenir des recréations. Ce temps de latence, ces six jours du récit, nous invitent à regarder nos existences avec moins de naïveté. La vertu de l’espérance d’une résurrection possible est aussi la vertu de la patience. L’intentionnalité divine est présentée comme un projet de résurrection, de recréation permanente qui nécessite du temps.

 Genèse 50 : du mal humain à la résurrection

L’histoire de Joseph est aussi une parabole de résurrection comprise dans le sens de la théologie du Process, comme une recréation dynamique. Ce personnage est l’un des douze fils de Jacob. Il est abandonné par ses frères, vendu comme un esclave. Bref, sa vie bascule dans le « chaos ». Par une succession d’événements, d’entités actuelles, il devient vice-pharaon et homme puissant. Il accueille ses frères qui, au début, ne le reconnaissent pas. Mais il se fait reconnaître d’eux. Ce sont alors eux qui sombrent dans le « chaos », celui de leur immense sentiment de culpabilité qui surgit du passé. Mais voilà que Joseph va avoir une parole de résurrection qui va transformer le chaos en lumière : « Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien… 9 » De cette histoire, on peut tirer deux idées sur la compréhension de la notion de résurrection :

L’intentionnalité (aim) humaine était mauvaise. Ce sont les frères qui portent la responsabilité de l’événement qui a plongé Joseph dans le chaos. L’intentionnalité divine n’est pas présentée comme une « épreuve » envoyée par lui pour soumettre quelqu’un à sa volonté souveraine, mais comme une capacité à « transformer » l’événement chaotique en intentionnalité positive. Il a voulu EN faire du bien. Dieu, dans ce récit, n’est donc en aucun cas l’auteur ou le responsable du mal, mais celui qui, à partir d’un événement donné, peut ouvrir les portes d’un autre « possible ». C’est aussi cela la résurrection : une transformation d’intention. Par exemple, qui peut dire que Dieu voudrait un drame, une tragédie, une mort ? Mais l’événement chaos peut se transformer sous forme de recréation d’une nouvelle intentionnalité positive. Prenons un exemple concret : si l’on connaît un proche qui s’est suicidé, on peut rester dans le chaos de la perte injustifiable. Dieu n’a pas « rappelé à lui », comme on le dit encore trop souvent. Mais on peut acquérir, au coeur du drame, du chaos, une sensibilité à la question du suicide et vouloir ensuite aider les autres. La résurrection est une question : que faisons-nous des événements qui nous arrivent ?

Dans cette histoire de Joseph, le « sujet » Joseph se transforme, au point que ses frères ne le reconnaissent pas. Autrement dit, le sujet est devenu la conséquence des événements et non l’initiateur 10. Joseph ressuscite dans une nouvelle identité. Pour paraphraser la formule déjà citée de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas Joseph, on le devient. » Cette réalité est aussi applicable à chacun-e d’entre nous.

 Marc 16 : vidons nos tombeaux

Pour tout discours chrétien, le paradigme absolu de toute résurrection reste celle du Christ. On peut, à l’envi, débattre et polémiquer sur la réalité corporelle ou symbolique de cette résurrection. Adopter le paradigme de la théologie du Process permet de penser autrement cet événement, précisément en tant qu’événement, en tant « qu’entité actuelle ». On l’a vu, cette théologie raisonne à partir d’un flux d’événements qui vont du chaos à la recréation. On peut penser le Christ comme étant ce flux d’événements. Sa particularité serait alors une adéquation entre l’intentionnalité divine et l’intentionnalité humaine. Pour le dire à la manière des théologiens du Process, en Jésus, il y a adéquation entre « l’initial aim » (la volonté de Dieu pour une entité actuelle) et la « subjective aim » (le choix de l’humain construit par cette entité). La question n’est donc plus exactement celle de la « nature » de Jésus (est-il un Dieu ? Un homme ? Les deux ?), mais celle de son existence ou, pour être plus précis, de sa « structure d’existence ». Il y a chez lui (c’est le pari de la foi) ancrage de sa volonté dans celle de Dieu. « Toutefois, que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise 11 ! »

Mais tout n’est pas automatique, sans latence (comme dans Genèse 1). Dans le récit évangélique, il y a trente-six heures entre la mort de Jésus et la découverte du tombeau… vide. La mort est le chaos absolu, la destruction de l’existence, et, ici, la volonté humaine de détruire le divin dans le monde, de faire subir au divin le chaos. Là encore, on passe des ténèbres à la lumière. Le meurtre du divin sur la croix se transforme en nouvelle histoire de vie possible. Cette transformation est elle-même dans le flux des événements, dans cette combinaison des événements qui se transforment en lumière. Le temps du silence, le temps du samedi saint, représente cette latence qui se transforme dynamiquement en nouvelle création.

Là encore, on peut y voir une manière de comprendre, à moindre échelle, tous nos chaos et la possibilité d’une recréation. Les théologiens du Process parlent d’événements « christiques », c’est-à-dire d’événements avec une puissance de transformation. Quelle plus grande « transformation » que celle de la mort en vie ? Cela devient alors paradigme de la condition du vivant, entre chaos et lumière.

Mais nous pourrions nous arrêter là, devant la victoire du tombeau vide, et devenir les adorateurs d’un tombeau. Un de plus. Ce serait alors refuser le flux des événements qui continue au-delà de l’événement christique de Pâques. Dans le récit de Marc, un « jeune homme », sans identité ni fonction, se tient là, dans le tombeau ouvert. Les femmes, elles, regardent l’endroit où était le corps. Autrement dit, elles regardent en arrière, elles regardent le passé, elles regardent le chaos, dans cet état de sidération qui fige le temps. Le jeune homme, quant à lui, leur dit de partir, de regarder vers ailleurs, de regarder vers la lumière : « Il vous précède en Galilée 12 », c’est-à-dire loin devant, vers le monde et vers l’existence renouvelée. Pour forcer le trait, nous pourrions dire, de manière parfaitement anachronique, que ce jeune homme du récit est le premier théologien du Process. La résurrection, pour la théologie du Process, est donc au cœur de la construction philosophique et théologique. Elle est notre manière de comprendre la nature du monde et la profondeur de l’existence. On peut regarder une œuvre d’art avec cette capacité à se laisser transformer ; on peut observer la nature avec cet émerveillement (enjoyment) dynamique permanent ; on peut vivre son existence avec cette vision de transformation ; on peut lire les textes bibliques et prier avec cette conviction du dynamisme recréateur. On peut exister, tout simplement ! La théologie du Process est un système de pensée, mais c’est aussi un art de vivre, dans et par la résurrection…

 Quelques mots du passé, pour continuer…

Si, en France, on parle, on pense, on vit en essayant d’incarner cette dynamique de recréation initiée par la théologie du Process, on le doit aussi à un événement, à une « entité actuelle » : la publication par le professeur André Gounelle d’un livre qui a introduit, dans les années 80, cette pensée dans l’Europe francophone. Ce livre fut d’abord un simple hors-série de la revue Études Théologiques et Religieuses (revue de l’Institut Protestant de Théologie) : « Le dynamisme créateur de Dieu ». Il fut réédité, et complété, plus tard 13. Il n’est pas de pensée sans héritage. À nous de faire vivre cette pensée…

 

NOTES 1. Plotin, Ennéades V , 1 [10], 8. 2. On parlera alors « d’hylémorphisme », issu de la philosophie d’Aristote qui distingue la matière et la forme, mais sans opposition de type dualiste. L’âme est ainsi la « forme » du corps qui est « matière ». 3 Thomas d’Aquin, De veritate, Questio 2, art.3, arg. 19. 4 Søren Kierkegaard, Miettes philosophiques. 5. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe 1, Gallimard, 1949, pages 285 et 286. 6. Je précise que ces motivations m’ont toutes été formulées par des paroissiens… 7. Hommage personnel à Jacques Chancel, décédé en décembre 2014. 8. On appelle « harmonies des évangiles », ces tentatives, qui existent dès le 2e siècle, et pullulent aujourd’hui dans les milieux ésotériques et sectaires, de fondre les évangiles en un seul texte. 9. Genèse 50,20a ; traduction nouvelle TOB 2010. 10. C’est pour cela que Whitehead évoque, dans Process and Reality, la notion de « superjet » (super-jectus) plutôt que de « sujet » (sub-jectus) pour signifier que l’identité résulte de l’acte. 11. Paroles de Jésus à Gethsémané, dans le récit de Luc, chapitre 22, verset 42b, traduction nouvelle TOB 2010. 12. Marc 16,7 ; traduction nouvelle TOB 2010. 13. André Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Van Dieren, Paris, 2000 (nouvelle édition revue et augmentée). 235 pages.

 

À lire l’article de Marie-Noële Duchêne « Immortalité, résurrection et vie éternelle »

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À propos Jean-Marie de Bourqueney

est pasteur de l’Église protestante unie. Il est actuellement à Paris-Batignolles. Il est notamment intéressé par le dialogue interreligieux et par la théologie du Process.

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    J’adhère à cette philo-théologie.
    – elle nous libère des dogmes et des certitudes
    -elle fait du doute un élément de la foi, elle est donc un fondement du progrès. Non du progrès technique, mais du progrès existentiel: « on est ce qu’on devient »

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