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Le blasphème dans le monde biblique

 

Gerrit van Honhorst : Le Christ devant Caïphe. National Gallery, Londres.

Gerrit van Honhorst : Le Christ devant Caïphe. National Gallery, Londres.

Débarrassons-nous d’abord de l’imprécision possible du vocabulaire. Le verbe « blasphémer » émerge, selon Alain Rey, au XIIe siècle, avec le sens grec « d’injurier » et du latin « blasphemare ». La langue parlée en fera « blâmer », celle des Églises le glacera en « parole impie ». Les références bibliques de la Septante traduisent en « maudire » ou « renier » plusieurs racines hébraïques (Ps 44,17 et 74,10-18 ou encore Lv 24,11-16) dont le sens général serait plutôt « outrager », peut-être originellement « percer ». Mais depuis des siècles, deux concepts sont associés, le blasphème et le sacrilège. Ils le sont aussi dans la Bible et d’une certaine façon implosent ensemble dans le Nouveau Testament.

 Le blasphème dans l’Ancien Testament

Notre objet est le blasphème, et d’abord dans l’Ancien Testament.

« Outrager Dieu » n’y est pas tenir un certain type de discours sur Dieu mais faire mentir Dieu en agissant – et donc aussi en parlant – d’une façon qui contredise son intention créatrice de « Dieu des vivants ». Il est donc moins question de mots, même si c’est le cas, par exemple, aux Ps 44 et 74 lorsqu’ils disent l’horreur d’événements qui nient l’alliance entre Dieu et son peuple, que d’actes. Le Ps 12 en est le meilleur exemple ; mentir, dans le peuple de ceux qui voudraient être fidèles, c’est dire « nous sommes puissants par notre langue » (v. 5), donc « nous avons nos lèvres avec nous », « qui est notre Seigneur ? ». Qu’est-ce à dire en vérité ? La suite du psaume le dit, et il ne s’agit pas de discours : « Parce que les malheureux sont opprimés, et que les pauvres sont réduits à un souffle, maintenant, dit Yhwh, je me lève. »

 Jésus blasphémateur

Dans le Nouveau Testament, il en est aussi question, d’abord dans l’évangile de Marc, chronologiquement le premier, à travers son intention d’oser « montrer » de quoi « il parle » et créer ainsi ce qu’il appelle un Évangile. Encore, dans ses propres termes, au commencement de « l’Évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu »selon l’Écriture, il s’agit de justifier une telle audace : après la prédication de type paulinien – Paul citait « son évangile » –, Marc écrit une « vie de Jésus », en rien comparable aux « vies de héros » alors à la mode dans l’Antiquité gréco-latine.

C’est ainsi que l’histoire de la guérison acrobatique du paralytique de Capernaüm (2,1-17), met en scène une maison si encombrée qu’on ne peut pas y entrer, un oikos qui suggère évidemment au lecteur des années soixante « l’Église de maison » qu’il connaît. On y prêche le logos, autre référence anachronique à la prédication de l’Église constituée. Accès à peu près impossible à de nouveaux venus. Alors le lecteur entend Jésus dire au paralysé « tes péchés sont pardonnés ». C’est déjà ce qui est répété dans la liturgie de l’Église de Marc, selon une formule peut-être un peu usée. Les scribes, savants de bonne foi, réagissent, et pour la première fois dans cet évangile, accusent : « Il blasphème », et ils ajoutent : « Qui peut pardonner les péchés, sinon Dieu seul ? »

La réaction en acte de Jésus est simple : « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés, je te l’ordonne : “ Lève-toi, prends ton grabat et va chez toi.” » Réaction des témoins : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil ! » Tel est donc le projet de Marc : il raconte, fait « voir » ; la signification réelle de la formule liturgique : « Tes péchés sont pardonnés » se traduit en fait par « lève-toi, vis ta vie singulière ». Et l’accusation de blasphème, ayant traversé celle de sacrilège, se trouve inversée. Voilà pour le commencement de l’œuvre-discours du Galiléen qui a entrepris de « faire vraie » la parole déjà reçue de l’Église comme « Évangile de Dieu ».

À l’autre extrémité de l’œuvre de Marc, dans le récit du procès de Jésus à Jérusalem, le grand prêtre l’interroge finalement : « Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? » Sans doute la question finale aussi, que ne cesse de se poser l’Église de Marc (ch. 14). Jésus répond : « Je le suis » (égô eimi qui fait référence à l’auto présentation de Yhwh en Ex. 3,14). Il avait jusque-là gardé le silence, mais doit signer son œuvre. Il s’agit bien d’impliquer le Père dans les guérisons, invitations à tous à des repas partagés, et cette double distribution de pain où chacun reçoit sa part sans en priver un autre. C’est l’Évangile de Dieu qu’il est venu proclamer, pas le sien. Alors le « grand religieux » peut condamner à mort : « Vous avez entendu le blasphème » (v. 64). C’est au prix de sa mort que le Fils de l’Homme a proclamé la vérité de l’amour inconditionnel du Père. Il a au passage transgressé toutes les règles du sacré en lesquelles il ne croit pas : l’impur et le pur, le sabbat, les profits (matériels et spirituels) du Temple, c’est-à-dire de la religion sacrificielle, et jusqu’à certaines lectures de la tradition scripturaire.

Le sacrilège est raconté de façon poignante par Marc, ayant déjà dû affirmer : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (2,27). Il faut, au passage, mesurer ce qu’est le sabbat en Judée, depuis le IVe siècle : marqueur identitaire du judaïsme privé de pays, de roi, de Temple, tout ce qui constitue l’identité nationale au Proche Orient ancien, le sabbat est devenu, dès les textes les plus tardifs de l’Ancien Testament (Gn 2,2-3), le « temps-lieu » de l’attente du Créateur : il a tout créé, dont l’homme, et il en attend une réponse idoine. Elle n’est jamais là, mais de sabbat en sabbat, en est célébrée l’attente divine et cosmique. Cela même qui est au cœur de sa tradition, Jésus l’a comme traversé avec une question simple face à un drame humain, celui d’un homme à la main sèche, incapable de faire œuvre humaine. « Est-il permis, le jour du sabbat, de sauver quelqu’un ou sinon de le tuer ? »

 Le blasphème sur le Saint-Esprit

Devant le silence des hommes de religion, deux mots très violents caractérisent Jésus qui, pris d’indignation et de colère en même temps que d’affliction angoissée, guérit l’homme au milieu d’eux, en ce sabbat-là. Alors les Pharisiens, dit le texte, « consultent avec les Hérodiens (c’est-à-dire les politiques) sur les moyens de le faire périr ». Les mêmes ennemis le penseront possédé de Belzébuth, du prince des démons (3,22) et là, puisqu’il ne faut pas ce contre-sens absolu, Jésus intervient : « Je vous le dis en vérité, tous les péchés sont pardonnés […] et les blasphèmes, mais quiconque blasphémera sur le Saint-Esprit (c’est-à-dire fera mentir la tendresse de Dieu qui transgresse les frontières du sacré pour guérir) celui-là ne sera pas pardonné. »Le vrai blasphème consiste à contredire, en actes, la tendresse de Dieu. Et Jésus n’a fait qu’accomplir la promesse du psaume 12 cité plus haut.

Lorsque nos pères, du Ve siècle avant notre ère, ont pu penser Dieu comme l’Unique, Juda venait de tout perdre, mais son Dieu, contrairement à la pensée ambiante, était, puisqu’unique, hors de cause. La contrepartie était affreusement difficile à penser à cette époque et peut-être jusqu’à aujourd’hui. Elle constitue la première affirmation du Décalogue, la loi d’un monde de ce Dieu l’Unique : « Vous ne lui donnerez pas de forme. » Il ne s’agissait pas de statue ou d’image, mais de l’interdiction de donner une forme à cet Unique, à cet Autre. Il s’agissait de voir ce Dieu universel s’enfouir en un peuple vaincu pour y régner comme ça ne s’était jamais vu faire. Peu après en somme – juste quelques siècles –, le Galiléen dont Marc nous parlait, rejeté, crucifié pour blasphème comme « roi des juifs » dérisoire, dont le corps est inaccessible dans le tombeau vide, est certainement reçu comme celui en qui s’est enfouie au plus profond possible cette volonté portée à son extrémité, divine, pensent les témoins (dont un centurion romain), de dire, au prix accepté de sa vie, la règle de l’amitié entre créatures. Rien ne reste d’une image divine capable de mériter sacrilège ou blasphème. Il n’y a plus qu’un monde de la ou des réponses, à inventer plus ou moins bien, pour ne pas faire mentir le Dieu de cet homme-là. Le blasphème selon Paul Mais en milieu réformé, nous ne pouvons faire l’impasse sur Paul et il y a bien une séquence très serrée et, pour beaucoup dans notre histoire, angoissante où l’apôtre signifie, sans employer le mot, la nature du sacrilège. Je pense à 1 Co 11,20-29, il s’agit d’une colère de Paul : il cite donc la tradition, déjà, reçue sur l’institution de la Cène, juste après avoir condamné des divisions de l’Église de Corinthe. Or, dit-il, « ce n’est pas pour manger le repas du Seigneur » que l’on s’assemble. « On se met à table, chacun commence par prendre son propre repas – l’un a faim tandis que l’autre est déjà ivre. » (v. 21)

C’est là qu’intervient le rappel du récit fondateur qui s’achève en « de même après avoir soupé, il prit la coupe et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, faites ceci en mémoire de moi » (v. 23-25). Le contexte fait de l’Église de Corinthe le « corps du Christ » donné à vivre dans sa mort pour eux, et sa résurrection tendue vers l’accomplissement du Royaume. Or la conduite – divisée – des Corinthiens nie ou fait mentir encore la réalité de ce don du corps et du sang qui les fait uns. Ne pas le discerner, c’est-à-dire se conduire en goinfre, occupé à ses petites affaires, c’est se juger soi-même. La Cène, symbole au sens le plus fort du terme, du corps, on pourrait peut-être dire de l’histoire du Christ, devient métaphore de l’égoïsme satanique. Là, Paul voit la négation de « son Évangile ». « Discerner le corps et le sang du Christ », c’est savoir pourquoi Christ est mort et ce qu’il attend du corps dont il est la tête, à cause d’un royaume où chacun attend chacun. Seule réponse – ouverte – au blasphème ancien.

Françoise Smyth-Florentin Propos tenus par Françoise Smyth-Florentin, Professeur honoraire d’Ancien Testament de l’Institut Protestant de Théologie (Faculté de Paris), le mardi 10 février 2015, lors des petits-déjeuners thématiques du Forum de Regards Protestants.

À lire l’introduction de Marie-Noële Duchêne  » L’humour : peut-on rire de tout ?  »

À lire le dossier d’ Olivier Abel « Liberté d’expression et blasphème »

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À propos Françoise Smyth-Florentin

est professeur honoraire d’Ancien Testament à l’Institut Protestant de Théologie (Faculté de Paris).

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