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Quand la religion s’investit au travail

Le nombre de conflits sur la laïcité a doublé en un an dans le monde du travail. Voilà le résultat, publié par Le Parisien du 21 avril, d’une enquête menée par Randstad/Offre entre février et mars 2015 auprès de 1296 salariés ayant, pour la plupart, une responsabilité de cadre.

 

Les problèmes religieux sont minoritaires

Il ressort de cette enquête que 23% des cadres disent avoir répondu à des questions concernant la religion au travail pour le premier trimestre 2015 contre 12% en 2014. Il est précisé que les cas conflictuels (6%) auraient doublé en un an et triplé en deux. Compte tenu du contexte, 23% de questions liées à la religion est assez modeste et 6% de conflits presque dérisoire tant les conditions sont favorables pour qu’il y ait plus de tensions.

 

Le détail des questions qui se posent est plus intéressant puisqu’on apprend que 19% concerne les demandes d’absences pour fêtes religieuses, 17% pour port ostentatoire d’un signe, 12 % pour une demande d’aménagement du temps de travail, 8% pour une stigmatisation d’une personne en raison de ses croyances, 8 % pour la prière pendant les pauses, 7 % pour la prière pendant le temps de travail et 4% pour le refus de travailler avec une femme (n’y aurait-il pas des refus de travailler avec un homme ?). Là encore, cette enquête montre que le fait de religion n’envahit pas la scène professionnelle. Oui, il est possible de dire « deux fois plus de revendications au travail », mais en précisant que les revendications ne sont pas toutes de même nature (s’absenter pour Yom Kippour n’a rien de commun avec le refus de travailler avec un collaborateur) et qu’elles restent minoritaires.

 

Néanmoins il est incontestable que le fait religieux est compris, par les personnes interrogées dans un but polémique, comme un facteur de perturbation. Rien, dans cet article ni dans l’étude sur laquelle il se fonde, ne laisse entendre que la religion pourrait être un facteur bénéfique pour l’entreprise et ses missions. Voilà qui interpelle le protestant pour lequel le métier est une manière de réaliser sa vocation personnelle. Mettons donc à profit ce sentiment latent d’un malaise religieux au sein de l’univers professionnel pour penser l’apport positif de la religion.

 

Parler religion au travail

Tout d’abord, la présence du fait religieux sur les heures de travail est-elle contraire à la laïcité ? Posée dans ces termes, la question a déjà sa réponse. Mais la question n’est pas la bonne. S’il est de plus en plus difficile de s’entendre sur ce qu’est la laïcité, sur son périmètre ou son champ d’application, c’est bien pire pour la dimension religieuse, source de bien des malentendus. Parler de religion est-ce raconter ce qui se passe pendant une célébration, est-ce débattre du sexe des anges, est-ce comparer l’organisation des institutions ? Dans ce cas, le débat porte sur la forme ; appelons cela la religiosité. Parler de religion, ce peut être, tout au contraire, faire de la théologie, aborder ce qui nous préoccupe de manière ultime, ce qui nous tient lieu d’absolu, pour le dire avec les mots du théologien Paul Tillich. Dès lors, une discussion religieuse avec un collègue ne sera plus un débat pour savoir quelle est la meilleure religion, quelle est la forme de célébration préférable, s’il est juste ou non que les femmes prêtres puissent se marier ou non, mais d’interroger l’horizon devant lequel nous nous tenons. Pour le dire avec une formule moins poétique : quels sont les objectifs de l’entreprise, quelle est notre mission commune ? Cela procède bien d’une réflexion théologique : la foi, c’est-à-dire le fait d’être saisi inconditionnellement, détermine ce qui nous mobilise, ce vers quoi nous tendons ici et maintenant – au sein de l’entreprise pour la question qui nous occupe.

 

C’est en faisant de la religion un épouvantail que nous nous privons de ce que la religion est capable d’apporter à l’individu pour donner sens et profondeur à sa vie quotidienne.

 

Penser théologiquement le travail

A ceci, il convient d’ajouter que la religion a mieux à proposer qu’une clarification des objectifs, par exemple en ne sacrifiant pas les personnes sur l’autel du profit. C’est bien, mais c’est largement insuffisant. Lorsque l’étude met en évidence les problèmes que les cadres rencontrent, nous constatons que 94% des problèmes ne sont pas dus à des problèmes religieux. Ces cas conflictuels tiennent aux méthodes de gouvernement au sein de l’entreprise, à la possibilité de s’accomplir dans son travail, à la satisfaction d’avoir les moyens nécessaires pour effectuer ses tâches etc. Disons-le clairement, les vrais problèmes au travail ne sont pas le fait de la religiosité, mais de problèmes humains liés au pouvoir, à l’incompétence, aux mauvais recrutements, aux fonctionnements mal pensés si ce n’est pervers. Si la théologie n’est pas une méthode de direction d’entreprise, elle permet de penser l’entreprise à partir de catégories qui lui sont propres et qui s’attachent à donner à l’homme sa véritable grandeur (en langage religieux nous dirions permettre à l’individu d’être une âme).

Les béatitudes dans le monde de l’entreprise

Pour illustrer cela, prenons un texte emblématique de la tradition chrétienne, les béatitudes qui ouvrent le chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu : ce texte fait la liste des manières d’être qui participent au bonheur de l’homme. L’effort théologique consistera à faire dialoguer ces béatitudes avec le monde de l’entreprise pour instaurer de nouvelles relations entre personnels et un mode de management singulier.

 

« Heureux les pauvres en esprit » dit l’humilité. N’est-ce pas une dimension qui fait défaut dans les relations professionnelles ? Accepter que j’ai à apprendre de l’autre, notamment de mon subalterne. Considérer qu’il m’est encore possible de progresser, que je ne suis pas encore au bout de ma formation personnelle. Sans oublier que l’humilité désamorce l’hostilité qui est un véritable poison dans les services.

 

« Heureux les endeuillés » n’est pas un encouragement à provoquer les suicides des collaborateurs, mais à accepter les échecs, les erreurs, et à faire le deuil des mauvais projets. Combien de catastrophes parce qu’un chef de projet n’a pas fait le deuil d’une mauvaise idée au bon moment ? L’interdiction de la faute est un péché mortel, ce qui se confirme dans le milieu hospitalier où la pression peut conduire à cacher des erreurs de prescription, des erreurs d’injection pour ne pas perdre la face vis-à-vis du chef de service, aux dépens du patient.

 

« Heureux les doux », ceux qui ne font pas de la colère un mode de management, ceux qui ne font pas de la castration un art de diriger. Les textes bibliques rappellent que les colériques meurent les premiers alors que les doux inscrivent leur action dans la durée. A court terme, ne sont-ce pas les colériques qui provoquent le plus d’arrêts maladies et donc la plus grande contre-productivité ?

 

« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice » et qui ne peuvent pas accepter les écarts flagrant de rémunération qui provoquent tant de frustration, de dépit et de manque d’investissement personnel. Se ternir face à l’ultime, c’est relativiser les prétentions personnelles, ce qui favorise une justice sociale dont tous les collaborateurs sortent grandis.

 

« Heureux les miséricordieux » car en ne coupant pas immédiatement la tête de celui qui a commis une erreur, il bénéficiera d’un collaborateur plus expérimenté qui saura en profiter pour améliorer sa pratique. La théologie chrétienne nous rappelle qu’il n’y a pas d’être parfait, mais des êtres en devenir. Ne pas en tenir compte, c’est s’exposer à de cruelles désillusions, à moins que les licenciements rapides soient une manière de n’avoir pas à augmenter les salaires, à offrir plus de responsabilités, autrement dit à garder l’argent et le pouvoir pour soi.

 

« Heureux les persécutés pour la justice » nous rappelle la nécessité des veilleurs, de prophètes, qui nous alertent sur les mauvaises pratiques. Que faisons-nous, d’ailleurs, pour protéger les lanceurs d’alerte ? La pérennité d’une entreprise dépend aussi d’eux.

 

Il appartient donc aux théologiens d’aider chacun à penser la religion autrement que sous la forme d’une culture superficielle qui ne servirait qu’à affirmer une volonté d’existence dans la société à travers des signes ostensibles. La religion que souhaitaient les premiers chrétiens est une religion du for intérieur qui libère l’individu pour qu’il puisse prendre toutes sa part de responsabilité dans la construction d’une société vivable. La religion a besoin de forme, notamment du langage, pour s’exprimer, pour donner à espérer, mais les formes restent secondaires. La vraie question n’est pas de savoir si je pourrai m’absenter du travail pour aller au culte, mais si ce que nous sommes en train d’entreprendre renforce l’humanité. Est-ce que nous participons à rendre la création vivable, selon le mot hébreu tov qui scande le premier chapitre du livre de la Genèse ? Aidons les croyants à être vraiment religieux et les journaux pourront titrer dans un an que les religions s’investissent au travail.

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À propos James Woody

Pasteur de l'Église protestante unie de France à Montpellier et président d'Évangile et liberté, l'Association protestante libérale.

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