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Espérance chrétienne et violences du capitalisme

Avant d’aborder l’espérance chrétienne aujourd’hui, il nous faut évoquer les violences du capitalisme. Elles sont nombreuses et bien connues : dégradation de la planète, enrichissement considérable des plus riches et appauvrissement des plus pauvres, précarisation souvent menaçante pour un toujours plus grand nombre de familles, marchandisation toujours accrue des relations, monétarisation des services et bientôt des corps, nourriture falsifiée, santé menacée par les impératifs financiers,  immigration pénalisée et criminalisée etc…
Mais il y a aussi dans nos sociétés qui s’affichent comme démocratiques une violence plus sournoise, celle de certaines de nos institutions qui, par leur gigantisme et leur standardisation et ceci malgré les efforts de certains de leurs agents, rejettent l’autre dans l’anonymat d’un guichet ou d’un dossier numérisé, agravant ainsi des situations réelles de souffrance qui conduisent au désespoir. Cette violence de plus génère, en réponse à cette violence, des comportements eux-mêmes violents (1). Le sentiment d’impuissance et d’absurdité provoque des réactions violentes et parfois criminelles qui sont autant de symptômes des impasses d’un monde qui ne sait plus où il va.
Et puis il y a la violence des mots, des mots qui ne veulent plus prendre en compte ces réalités, des discours anesthésiants qui sont autant de dénégations d’une situation qui risque de déboucher maintenant dans un avenir proche sur des catastrophes coûteuses en vies humaines, sur des troubles sociaux incontrôlables, sur des souffrances majeures.
Il s’agit là d’une violence où les connivences entre les puissants sont immenses, des connivences qui se manifestent dans (entre autres) l’élaboration d’une langue qui, sous des dehors d’expertise et de réalisme, est un écran de fumée destiné à consolider des pratiques économiques et financières et organise la mise en forme d’un « récit » qui veut montrer, comme le faisaient les mythes des religions traditionnelles, qu’il y a un destin incontournable et que l’on ne peut « pas faire autrement ». Ainsi les imaginaires s’appauvrissent et les peuples sont maintenus dans une apathie réduite au silence ; leurs révoltes souvent brouillonnes sont le signe de leur dépossession de leur avenir par un langage savant et autorisé qui ne veut pas dire le vrai et conforte une minorité dominatrice en quête du maintien de ses privilèges .

 

Quelques exemples :  Tout d’abord, une remarque sur le mot « capitalisme », que certains ne veulent plus employer parce qu’usé, non pertinent et que l’on remplace par « néolibéralisme » ou auquel on accole l’adjectif « financier » pour faire oublier une réalité  toute simple, à savoir que les richesses sont devenues de plus en plus la propriété d’une infime minorité et que la concentration de la propriété a atteint des sommets inouïs.
On a aussi remplacé le mot « opprimé » par le mot « exclu »; le premier signalait trop clairement qu’il y avait des oppresseurs, le second renvoie plus à la responsabilité individuelle de celui qui se trouve exclu par sa propre faute. La liste est longue de tous ces euphémismes malheureux qui font de la « bonne » une « employée de maison », du balayeur un « technicien de surface ». D’autres signalent un non-dit significatif : les gardiens de la paix ont été remplacés par des agents de securité, les responsables du personnel sont désormais des directeurs des ressources humaines ; quant au langage de certains de nos économistes, ils font parfois sourire lorsque l’on évoque « une croissance négative », mais pleurer lorsque l’on oblitère derrière les « ajustements structurels du FMI » ou les « plans sociaux des entreprises » les dégâts considérables qu’ils provoquent : famine, suicides, familles brisées, délogées, séparées….
Alors, en face de ce sombre tableau, que nous dit « l’Esperance « chrétienne » ?
Karl Marx avait peut-être raison lorsque, à propos de la religion, il parlait d’opium du peuple (2). Parfois la Foi chrétienne, il est vrai mal digérée par certains de ses clercs, a été cette porte de sortie pour ceux qui, ne voyant pas venir la fin de leurs souffrances, se sont laissés convaincre par un discours apaisant qui, faute d’une sortie dès à présent de leur condition d’oppression, leur promettait un au-delà juste et paisible ; mais heureusement cette religion n’a plus cours et l’espérance chrétienne se forge de nouveaux chemins.
Alors, dans ce temps de grande mutation que certains nient par intérêt cynique ou aveuglement naïf, il nous appartient dans la lucidité qui nous est offerte, non seulement à nous chrétiens, mais aussi à tous ceux pour qui la création et ceux qui l’habitent est chère, de recevoir l’espérance dont le Christ est le garant, comme le moyen par excellence de résister ; résister par la Parole, la parole redonnée à ceux qui ne l’ont plus, la parole qui restaure la dignité de ceux qui sont écrasés, la parole qui bouleverse ceux qui ont fait fausse route et les conduit à changer de comportements.

 

Aussi, l’Espérance chrétienne exige et s’incarne dans un renouveau de « lucidité » sur le monde qui nous environne. L’espérance chrétienne doit tout d’abord fonctionner comme une mise à nu de tous les mensonges qui nous empoisonnent. Elle est de l’ordre de la « vérité » ; une vérité qui ne tombe pas du ciel mais qui se construit pas à pas, ne se satisfaisant pas de la « doxa » néolibérale « établie, en démêle les camouflages, en dénonce les esquives, en dissipe les illusions.
Ainsi, de nos jours il est urgent de démanteler la nouvelle religiosité qui attend le retour de la croissance comme le messie, endort les esprits et freine les désirs de libération. Il est à noter que le mot croissance est parfois remplacé par le mot « reprise » dont le double sens évoque bien  qu’il ne s’agit pas de faire du neuf mais bien de perpétuer le costume usagé du système oppresseur par quelques raccommodages de surface qui ne posent pas la question d’un changement radical. Il semblerait que la raison qui nous a conduit à nos impasses actuelles et les dangers immenses qui en découlent ne soit pas capable d’en dépasser la « déraison ».

 

Ainsi, dans un premier temps, l’espérance chrétienne peut nous conduire à nous libérer de ce langage économique, monopolisé par quelques vedettes grassement rémunérées, pratiquant le cumul des fonctions et ainsi « otages « d’un système qu’il n’est pas en leur pouvoir de bousculer. En effet, il semble que ce langage économique fonctionne comme une religion tardive avec ses orthodoxies, ses dissidences, ses hérésies. Il est comme un filtre qui ne laisse passer de la réalité que ce qui peut être rationalisé, compté, calculé et en fin de compte mathématisable. Or ce langage est un, parmi d’autres, et rien ne peut justifier sa suprématie pour aborder ce qui compte vraiment dans la vie des hommes, des familles, des peuples et de la création. Le langage économique doit être impérativement réencastré, réenchassé dans le vivant sous peine, mais c’est dejà probablement le cas, de s’installer, comme un corpus de dogmes étrangers à la vie telle qu’elle est vécue par des milliards de personnes et, en particulier, par les plus fragiles et les plus vulnérables.

Il y a donc une première nécessité : réinventer après un examen lucide une langue commune qui, renonçant à l’impérialisme des indices, des statistiques, des chiffres, véhicule des promesses de vie, à la place des volontés de puissance et de maîtrise qui sont le socle d’un colosse aux pieds d’argile, cette gnose économique globalisée et capturée par ses prêtres. Il est temps, sans nostalgie du passé, de revenir à ce que la théologie ancienne appelait l’économie du salut que les puissants, dans leur hybris, leur orgueil et leur paganisme nihiliste, ont remplacé par le fol espoir du salut par l’économie. La théologie chrétienne peut nous y conduire parce qu’elle est chargée d’espérance, une espérance qui ne se noie pas dans les prophéties hasardeuses de lendemains qui voudraient offrir toujours plus de production, de consommation, d’accumulation, d’addictions technologiques, de création monétaire, mais qui nourrit le présent d’une ferveur sans limites pour la vie telle qu’elle nous a été donnée.
Ainsi, de même que le Christ ne cédait pas sur le mal, en ne cédant pas sur les mots, il nous appartient aujourd’hui de résister à ce langage qui nous plombe. L’Espérance chrétienne a un fondement ferme : le Christ vivant, celui qui a nourri des foules affamées, celui qui a guéri des malades sans soins, celui qui a bousculé les pouvoirs religieux et politiques de son temps et leurs petits arrangements de circonstance et nous a ouvert les portes de l’inimaginable et de l »impossible.
Rappelons-nous, Il nous a promis de nous donner la force jour après jour pour faire des œuvres encore plus grandes que les siennes. Alors oui, « on peut faire autrement ». Oui, la propriété des grandes entreprises par une petite minorité n’est pas un tabou incontournable.Oui, les dettes immenses créées par une spéculation infernale peuvent être englouties dans un renouveau du sens de la gratuité et du don. Oui, la monnaie n’est pas le signe unique qui donne la mesure du bonheur et des relations entre les hommes. Oui, le dollar, le yen, le rouble ou l’euro ne sont que des conventions fabriquées de toutes pièces qui n’ont pas plus de réalité que celle d’une ligne virtuelle sur l’écran d’un trader. Le dieu mammon, l’argent roi, est nu ; il n’est que le signe sans consistance de nos aveuglements peuplés d’illusions. Bientôt cela sera une évidence lumineuse : « le coeur de la grande moissonneuse batteuse de la finance s’éteint » comme le dit Paul Jorion. Encore un peu de temps et son obscurité pourra s’observer.

 

Mais si l’espérance chrétienne n’est pas un anesthésiant, elle n’est pas non plus simplement une résistance, elle est aussi une présence concrète d’une communauté agissante, une communauté qui eclaire, propose, mais aussi met en œuvre la paix et la justice promises.
L’espérance se conjugue au présent, elle se conjugue dans tous ces lieux de convivialité qu’il nous faut redécouvrir, redéployer, accompagner, dans tous ces espaces de gratuité où l’argent est inutile, dans tous ces temps de partage, d’échange, de coopération où l’argent est sans valeur. Comme des bulles qui, de ci de là émergent à la surface d’un liquide en ébullition, nous pouvons être les témoins de ce monde qui vient et qui en permanence affleure celui qui meurt.
Témoins, observateurs, acteurs, disséminateurs, n’ayons pas l’ambition de peser comme un lobby puissant sur ces grandes instances internationales dont les échecs répétés et l’impuissance manifeste sont la sanction d’un orgueil démesuré, le même qui conduisit nos ancêtres à vouloir toucher le ciel, être comme des dieux et entrainèrent la ruine de Babel.    Par contre, sachons mettre à profit l’instant présent, cette petite porte par laquelle le Messie, c’est-à-dire ce temps de paix et de justice, peut se glisser, s’infiltrer à tout moment (Walter Benjamin, cité par Agamben dans « Le temps qui reste »). Ce temps attendu, ce temps qui nous reste, est ce temps où nous pouvons en toute liberté créer ces signes exemplaires qui tracent le sillon d’un monde nouveau qui montre à quel point l’ancien a fait son temps.

 

Alors, ne sombrons pas dans le désespoir des contemporains de Saint-Augustin qui devait les consoler et les relever en leur rappelant que la fin de Rome n’était pas la fin du monde. Mais ne nous laissons pas plus aller à l’ambition aveugle de restaurer ce qui est déjà en train de passer. Conservons par dessus tout l’Espérance fervente qui est le socle du désir de construire un monde nouveau qui offre dignité, paix , justice et fraternité à tous.

Conservons la Foi, c’est-à-dire la Confiance que rien ne peut ébranler dans ce temps qui vient. Le Deutéronome, ce texte qui servit un petit roi fragile dans son projet de restauration d’un peuple qui avait oublié la fraternité, nous dit « J’ai mis devant toi la vie ou la mort, choisis la Vie ! ». Alors choisissons la Vie et faisons la rayonner partout, dans l’Humilité (nous ne sommes pas des dieux), dans la Confiance (il en faut pour vivre ensemble), dans l’Espérance (c’est elle qui fait de nous des témoins pour que la création poursuive sa route).

 

1) Les incivilités des jeunes et des moins jeunes sont parfois une réponse aux incivilités latentes de dispositifs administratifs kafkaïens qui sont un mépris des plus vulnérables.

 

2) En citant Karl Marx, il faudrait méditer le texte complété : »La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ! »

 

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À propos Jean-Pierre Rive

Jean-Pierre.Rive@evangile-et-liberte.net'
Président de la commission Ethique et Société de la Fédération protestante de France

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    Bonjour,
    J’ai fort apprécié cet article de Jean Pierre Rive: Le message que Jésus est venu nous apporter est que, malgré tous les obstacles, les freins, les déviations, les hommes « en marche » peuvent vivre ensemble selon la Loi. Et il a ajouté (ou mis en relief) une autre parole: « Aimez vous les uns les autres ». Jésus crucifié, cette parole est en permanence ressuscitée en chacun de nous et nous devons aller la rechercher pour la connaître, la faire connaître et la mettre en œuvre.
    Alors c’est facile n’est ce pas? La formulation est facile!

    Et pourtant, voilà qu’entre en scène: l’ignorance, l’ambition (financière, politique, et spirituelle) qui conduisent au fanatisme.
    Patatras le message de Jésus est relégué loin derrière les préoccupations des humains.
    Pourtant les hommes ont crée des institutions (religions, partis politiques, syndicats…associations) pour mettre en commun leur volonté d’évolution et de connaissance.
    Aujourd’hui ces institutions sont dépassées par des mouvements qu’elles ne contrôlent plus car elles n’ont pas su les anticiper et s’adapter.
    Le message de Jésus reste, éternel. Puisse chacun mais surtout ceux qui le peuvent, par leur fonction et leur responsabilité, influer dans les décisions, le fasse connaître!
    Comment? par le comportement, l’action, l’empathie, la charité, contrairement aux partis politiques qui se nourrissent de mots qu’ils ont discrédités, et qui n’ont plus aucune valeur. De grâce ne les employons plus!
    Alors peut être, espérons que les vibrations qui émaneront de ce massage du Christ se feront sentir et deviennent suffisamment audibles pour que notre vivre ensemble arrête de se dégrader et reparte avec force vers l’harmonie et le bonheur de chacun!

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