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Protestantisme et franc-maçonnerie

Jean Fouquet, miniature illustrant les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe.photo BNF

Jean Fouquet, miniature illustrant les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe.photo BNF

Ordre initiatique, club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des identités variées et d’apparences contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.

Au XVIIIe siècle déjà, dans l’une des premières divulgations publiques des usages maçonniques, un auteur avait ainsi mis en garde ses lecteurs : « Pour le public un franc-maçon / Sera toujours un vrai problème / Qu’il ne saurait résoudre à fond / Qu’en devenant maçon lui-même » (Le Secret des francs-maçons, 1744). Près de 270 ans après, il appartient néanmoins au maçonnologue de surmonter ce dilemme qui n’a pourtant rien perdu de son actualité.

De nos jours, thème familier des hebdomadaires autant que sujet controversé pour les historiens, la franc-maçonnerie, surtout dans un pays comme la France où elle a connu depuis trois siècles un fabuleux destin, cultive en effet tous les paradoxes. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre de ses attraits mais c’est aussi, pour quiconque prétend l’étudier, une source inépuisable de difficultés et de pièges.

 À l’ombre des cathédrales

Vers 1470, Jean Fouquet, peintre, enlumineur, proche des familiers de Charles VII et plus tard portraitiste à la cour de Louis XI, illustre les Antiquités judaïques, de Flavius Josèphe. Une miniature, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France à Paris, y dépeint le chantier du Temple de Jérusalem, édifié environ 1000 ans avant notre ère, en s’inspirant des descriptions bibliques du premier livre des Rois, sous l’aspect d’une magnifique cathédrale du gothique flamboyant, dans le genre de celle de Notre-Dame de Cléry !

Pour un regard moderne, cette scène est monstrueusement anachronique. Pour les artisans du Moyen Âge, la contemplation de cette image familière – au même titre que le récit des Anciens Devoirs – donnait du sens à leur travail de chaque jour : c’était la preuve que, depuis des temps immémoriaux, ils collaboraient à l’œuvre de Dieu.

Entre le IXe et le XIe siècle, l’Europe se reconstruit politiquement et surtout se met de nouveau à élever des édifices religieux toujours plus ambitieux. En France, comme en Angleterre et en Allemagne, vont ainsi apparaître et s’établir pour plusieurs siècles d’innombrables chantiers de bâtisseurs, peuplés de « maçons opératifs ».

Chacune de ces gigantesques entreprises était une aventure qui pouvait durer des dizaines d’années. Encadrés par des clercs possédant la science de l’architecture et le plus souvent les maîtres d’ouvrage, les ouvriers travaillaient et se regroupaient dans leurs loges.

À cette époque la « loge » est avant tout une bâtisse adossée à l’édifice en construction, habituellement au sud. C’est un lieu couvert où les ouvriers se réunissent pour se reposer, se restaurer, ranger leurs outils, parler des problèmes du chantier et préparer le travail du lendemain. C’est là aussi sans doute que les ouvriers les plus anciens – les compagnons – enseignent aux plus jeunes – les apprentis – les arcanes du métier : ces hommes ne savent ni lire ni écrire mais possèdent une expérience et connaissance intuitive de leur art qui constituent un vrai secret, notamment pour les plus habiles d’entre eux, les tailleurs de pierre que l’on nomme, en Angleterre, les freemasons, traduction contractée en un seul mot de l’expression « maçon de pierre franche » (freestone masons), désignant les artisans qui savaient ouvrager des pierres de texture très fine.

Certains soirs, dans la loge, on intégrait solennellement au chantier un jeune maçon et on lui lisait l’histoire fabuleuse et mythique du métier de maçon. Le nouvel apprenti en découvrait ainsi l’honorable ancienneté et devait ensuite prêter serment – sans aucun doute sur l’Évangile – de respecter les devoirs de caractère essentiellement professionnel et moral qu’il imposait.

Au cours du XVIe siècle, en Grande-Bretagne et particulièrement en Angleterre, du fait de la décadence de la construction et de l’abandon, consécutif à la Réforme, des grands chantiers ecclésiastiques, les maçons opératifs et leurs loges se raréfièrent. Selon toute apparence, ces dernières avaient disparu au XVIIe siècle.

Or, en 1686, dans son Histoire naturelle du Staffordshire, l’érudit anglais Robert Plot mentionne l’existence et décrit les usages de « maçons acceptés » (accepted masons), manifestement étrangers au métier de maçon opératif, et affirme qu’ils sont connus « dans toute la nation ». En l’espace de quelques décennies, une transition inattendue semblait donc s’être opérée.

 La transformation spéculative

On nomme « francs-maçons spéculatifs » cette variété nouvelle de maçons, ne taillant pas des pierres réelles et n’œuvrant pas à des édifices matériels. Mais quel lien historique pouvait-il bien exister entre eux et les braves ouvriers, courageux et talentueux mais analphabètes, ces « opératifs » qui au cœur du Moyen Âge bâtissaient des églises ? En près de trois siècles, une historiographie d’abord hasardeuse puis documentée a fourni à cette question des réponses bien différentes.

Après la Réforme, en Angleterre et en Écosse, les chantiers se sont faits plus rares, on l’a dit. Selon une hypothèse qui a longtemps prévalu, des notables locaux auraient alors été admis dans les loges, en Écosse particulièrement, notamment pour en soutenir le fonds d’entraide. Au fil du temps, ces membres honoraires seraient devenus majoritaires et ces gentlemen masons, comme on les nommait en Écosse, auraient finalement transformé la franc-maçonnerie opérative en franc-maçonnerie spéculative. Les « spéculatifs » se seraient désormais préoccupés de construire des édifices intellectuels et non plus seulement matériels. Ce seraient les ancêtres des francs-maçons d’aujourd’hui.

Depuis les années 1970, la révision de l’historiographie anglaise des origines de la maçonnerie spéculative et plus encore, à la fin des années 1980, la redécouverte des sources documentaires écossaises du XVIIe siècle, ont en effet profondément renouvelé le sujet. Ainsi, dans l’organisation opérative des maçons écossais, strictement réglementée en vertu des statuts fixés en 1598-1599 par William Schaw (1550-1603), « maître des ouvrages du roi et surveillant général des maçons », l’emploi était réservé à ceux qui possédaient le « Mot du maçon » (Mason Word), une sorte de mot de passe qu’on ne leur donnait qu’en loge. C’était, selon toute apparence, un terme composite tiré du nom biblique des deux colonnes du Temple de Salomon. Les gentlemen masons le recevaient aussi mais ne pouvaient, à l’évidence, en faire usage pour obtenir un emploi auquel ils n’avaient certainement pas l’intention de postuler. On peut donc supposer que ces « maçons libres » (free-masons) souvent érudits songèrent avec le temps à faire un autre usage de ce mystère réservé à si peu d’élus. Vers la fin du XVIIe siècle, en Angleterre, les allusions à ces free-masons deviendront ainsi de plus en plus fréquentes.

Lorsque la première Grande Loge ayant jamais existé fit son apparition, à Londres le 24 juin 1717, l’innovation était de taille. Jamais, en effet, les loges opératives médiévales, dispersées, isolées, seulement unies par de vagues traditions et quelques usages, n’avaient reconnu d’autorité centrale unique, encore moins de Grand Maître et de Grands Officiers couverts d’honneurs. Le premier d’entre eux fut du reste un humble libraire, du nom d’Antony Sayer.

 Le Révérend d’Oxford

En 1719, deux ans après la fondation bien modeste de la Grande Loge, un nouveau Grand Maître est élu mais il n’a plus rien à voir avec le très discret Antony Sayer : c’est Jean-Théophile Désaguliers (1683-1744), fils d’un pasteur rochelais émigré en Angleterre lors de la Révocation de l’Édit de Nantes. Élevé à Londres, éduqué à Oxford, brillant sujet devenu ministre de l’Église d’Angleterre, le Révérend Désaguliers s’impose aussi comme un spécialiste de philosophie naturelle – c’està- dire de physique newtonienne – et même l’un des collaborateurs les plus proches de Newton à la Royal Society, dont le grand savant est alors le Président, et Désaguliers le « curateur aux expériences ».

Entre 1720 et 1750, à sa suite, une déferlante d’aristocrates proche de la nouvelle dynastie hanovrienne et de membres de la Royal Society envahit la Grande Loge, lui fournissant désormais tous ses cadres et surtout ses Grands Maîtres. En peu d’années, sa sociologie en fut transformée : le modèle intellectuel des « free-masons » l’emportait définitivement sur le modèle communautaire et corporatif des simples artisans. Un autre destin s’ouvrait alors pour la franc-maçonnerie moderne.

Le bilan est sans équivoque : la maçonnerie spéculative a surgi à la fin du XVIIe siècle, dans le sillage de la Révolution scientifique et de la « crise de la conscience européenne » qui a, selon la formule de Paul Hazard, bouleversé toute la pensée entre 1680 et 1720. Elle s’est d’abord établie en Angleterre, dans un pays renonçant, après 150 ans de guerre civile quasi-permanente, aux déchirements dynastiques et religieux, avant de s’élancer vers l’Europe mais aussi vers les colonies américaines où elle connaîtra un destin sans égal.

Religion sans dogme, Église sans sacrement, la maçonnerie spéculative, au seuil du XVIIIe siècle, va ainsi conquérir le monde autour de quelques notions simples : la tolérance, la fraternité, la raison. Bien éloignée, en apparence, des modestes ouvriers des chantiers médiévaux et des humbles boutiquiers de 1717, mais pourtant encore proche d’eux : la franc-maçonnerie leur doit son cadre rituel, ses symboles, ses usages de sociabilité et ses codes.

Emblèmes maçonniques. Projet pour un tablier

Emblèmes maçonniques. Projet pour un tablier

 Franc-maçonnerie latine et franc-maçonnerie anglo-saxonne depuis le milieu du XIXe siècle

Pendant que la France, devenue la « fille aînée de la maçonnerie », rayonnait sur l’Europe, la Grande- Bretagne avait conservé le magistère maçonnique des origines : la Grande Loge Unie d’Angleterre, fondée en 1813, était avec le Trône et l’Église d’Angleterre l’un des trois piliers de l’Empire. Au cours du XIXe siècle, conjuguant les oppositions politiques entre Paris et Londres et les divergences culturelles entre une nation insulaire, protestante et communautariste et un vieux pays catholique et absolutiste devenu en une génération le fer de lance d’un idéal républicain, laïque et universaliste, un conflit maçonnique va se nouer.

Lorsque, en 1877, au terme de cette évolution intellectuelle et morale, le Grand Orient de France décide de renoncer pour ses membres à l’obligation de croire en Dieu, la maçonnerie anglaise saisit l’occasion pour consommer officiellement la rupture. De cette époque date une opposition mondiale entre, d’une part, la maçonnerie anglo-saxonne dite « régulière », théoriquement apolitique – ou simplement politiquement correcte –, surtout soucieuse de respectabilité sociale, se fondant sur une morale d’essence religieuse et, d’autre part, une maçonnerie « latine » conduite par la France, libérale en matière religieuse, progressiste en politique et désireuse de changer la société. Pendant toute la IIIe République son combat s’identifiera à celui de la République dont elle sera à la fois l’Église et le parti. De là proviendra l’image, classique en France mais incompréhensible en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, d’une franc-maçonnerie radical-socialiste et anticléricale qui correspondra à une certaine réalité jusqu’à la fin des années 1930 : le Frère Voltaire fut son idole, le Frère Émile Littré (1801-1881) son philosophe, le Frère Jules Ferry (1832-1893) son modèle politique, tandis que la séparation des Églises et de l’État et la création de l’école laïque furent ses deux actions d’éclat.

Pour ces raisons l’antimaçonnisme, en France, sera d’extrême droite, rassemblant ses principaux ennemis sous le vocable de « judéo-maçonnerie » : la persécution opérée pendant les années 1940-1944 par l’État de Vichy et les autorités d’occupation – entraînant la mort de plusieurs centaines de francs-maçons – laissera dans la conscience maçonnique des traces durables. Dégrisée par une violence qu’elle n’avait ni soupçonnée ni méritée, la franc-maçonnerie française, au tournant des années 1950 et jusqu’à nos jours, put s’engager dans la troisième phase de son histoire : cherchant un équilibre à géométrie variable entre démarche initiatique intime et engagement citoyen, elle s’est efforcée, depuis lors, de gérer la complexité qui fut dès ses origines son caractère le plus frappant.

 Les obédiences maçonniques françaises

Produit d’une histoire contrastée, le paysage maçonnique français, fort d’environ 150 000 membres en 2014, est beaucoup plus divers que dans la plupart des autres pays du monde.

Deux obédiences le dominent historiquement : d’une part le Grand Orient de France, créé sous ce nom en 1771, est l’obédience toujours la plus nombreuse, pratiquant majoritairement le Rite Français, et elle revendique l’héritage de la tradition républicaine et laïque du XIXe siècle ; d’autre part la Grande Loge de France, fondée en 1894 par le Suprême Conseil de France, puissance régissant les hauts grades du Rite Écossais depuis le début du XIXe siècle. Dans les cinquante dernières années, la Grande Loge a, pour sa part, privilégié la dimension philosophique, éthique et initiatique de la franc-maçonnerie et pris ses distances avec l’engagement politique qui fut aussi sa marque sous la IIIe République.

Manifestant en France la césure internationale entre la maçonnerie « régulière » et les autres sensibilités maçonniques, la Grande Loge nationale française, établie en 1913, longtemps très minoritaire mais aujourd’hui numériquement importante, entend incarner le modèle maçonnique anglo-saxon. Deux obédiences en sont également provenues : en 1958 la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, et en 1968 la Loge nationale française.

Un troisième groupe d’obédiences exprime encore la spécificité française : celles qui admettent des femmes, lesquelles étaient exclues de la maçonnerie par les Constitutions de 1723, fondatrices de la maçonnerie mondiale, à la fois pour des raisons de décence et de statut civil. En 1894, à l’initiative d’une « femme républicaine », Maria Deraismes (1828-1894), une obédience mixte fut créée : le Droit Humain. Elle a depuis donné naissance à un réseau international dont la branche française demeure le maillon le plus fort. Du Droit Humain sont nées d’autres obédiences mixtes (la Grande Loge mixte universelle en 1973 et la Grande Loge mixte de France en 1982). À part, il faut mentionner la Grande Loge féminine de France, créée en 1945 et qui n’a acquis sa dénomination actuelle qu’en 1952 : c’est la plus ancienne et à ce jour la plus importante obédience entièrement féminine au monde.

 Géopolitique de la franc-maçonnerie

En dépit d’une légende tenace, il n’a jamais existé « d’Internationale maçonnique », ni d’autorité centrale universellement reconnue par tous les francs-maçons.Si la Grande Loge unie d’Angleterre assume dans une certaine mesure ce rôle dans la maçonnerie dite régulière, il ne s’agit tout au plus que d’une préséance morale et d’un statut honorifique.

Parmi les deux millions de maçons actifs que le monde est supposé compter aujourd’hui, la masse la plus importante est encore aux États- Unis et en Grande-Bretagne. Toutefois, face aux mutations du monde contemporain, le modèle singulier d’une sociabilité maçonnique essentiellement faite de conformisme social et de bienfaisance active est gravement remis en cause dans le monde anglo-saxon et les effectifs y ont considérablement diminué au cours des décennies récentes.

En Europe continentale, en revanche, la démographie maçonnique semble nettement plus dynamique mais pas nécessairement maîtrisée : rien qu’en France, à rebours de l’évolution mondiale, le nombre des francs-maçons a doublé en vingt ans.

Un tel foisonnement est, certes, un témoignage de vigueur et d’originalité. C’est aussi, très clairement, un ferment de désordre et un risque évident de confusion au sein de la maçonnerie, de gauchissement de son image et d’affaiblissement de son influence.

 Franc-maçonnerie et monde protestant

Depuis son origine, la maçonnerie a entretenu avec le protestantisme des relations équivoques et contrastées, que la tolérance n’a pas toujours éclairées.

On a souligné, dans la genèse de la franc-maçonnerie spéculative et obédientielle moderne, telle qu’elle surgit au début du XVIIIe siècle en Angleterre, le rôle joué par certains ministres protestants au premier rang desquels, bien sûr, les Révérends Jean-Théophile Désaguliers, de l’Église d’Angleterre, et James Anderson, presbytérien d’origine écossaise. Au-delà de ces personnalités elles-mêmes, on a maintes fois souligné l’esprit qui s’exprime dans le fameux Titre Ier (« Concernant Dieu et la religion ») du Livre des Constitutions de 1723, édité sous l’autorité de la jeune Grande Loge de Londres, faisant de la maçonnerie le « Centre de l’Union » entre les « dénominations et confessions ». Il est facile d’y voir une manifestation de tolérance religieuse que des protestants tentaient alors d’imposer dans un pays déchiré pendant deux siècles par des querelles religieuses terribles et sanglantes.

On ne peut encore que relever le contraste existant entre l’extraordinaire destin de la maçonnerie en Angleterre – puis dans toutes les îles britanniques et dans l’Empire – bientôt intimement liée à tous les dignitaires de l’Église d’Angleterre et de la Monarchie elle-même, et les avanies – car il n’y eut pas de vraie persécution – que durent subir les Frères en France, presque tous catholiques, mais simplement « tolérés par le gouvernement » en tant que maçons, parfois embastillés et subissant dès 1738 les foudres de la condamnation papale et l’excommunication majeure, du reste sans effet pour eux en France, grâce aux privilèges de l’Église gallicane et à l’opposition des Parlements…

Or, malgré ces débuts favorables, l’histoire des relations entre les différents Églises issues de la Réforme et l’institution maçonnique, à travers le monde, n’a pas toujours été simple ni constamment amicale. Depuis quelques années, notamment en Angleterre mais aussi aux États-Unis, plusieurs Églises ont émis des jugements plus moins ou critiques, parfois franchement très hostiles, comme dans les milieux évangéliques, et formulé des recommandations défavorables à l’égard de la maçonnerie.

Malgré les apparences, une telle méfiance et parfois un tel rejet explicite peuvent se comprendre. L’une des caractéristiques majeures du monde protestant est en effet d’être éclaté, fragmenté en une multitude de dénominations qui, au cours de l’histoire, ont souvent montré plus d’hostilité les unes envers les autres, qu’envers leur adversaire commun, l’Église catholique. Il règne volontiers dans ces diverses Églises, encore plus ou moins marquées par la mystique de l’élection, le sentiment diffus d’appartenir à une communauté retranchée du monde, marquée d’un sceau particulier, et porteuse d’une grâce spéciale. Ce sentiment peut du reste être vécu dans une certaine convivialité à l’égard des autres groupes religieux ou spirituels, et l’on a vu nombre de protestants s’engager en maçonnerie, et celle-ci entretenir des relations officielles courtoises avec plusieurs Églises de la Réforme. Il n’en demeure pas moins que la tolérance envers ceux que l’on croit objectivement dans l’erreur, lorsque l’on appartient à une communauté qui est « possédée » par la vérité, ne peut s’étendre au-delà de certaines limites. Force est de le constater, et l’histoire le montre : le protestantisme a toujours revendiqué la tolérance pour lui-même, mais ne l’a pas toujours pratiquée à l’égard des autres lorsque le pouvoir lui a été donné…

La franc-maçonnerie qui elle aussi est une société sinon fermée du moins seulement entrouverte, pas réellement secrète mais plutôt discrète sur sa vie interne, montre ici sa différence essentielle par rapport au particularisme protestant. La franc-maçonnerie a une vocation qu’elle qualifie elle-même d’universaliste, elle repose sur l’idée que sa méthode, son ambition, sont accessibles à tous les hommes de bonne volonté, et que la nature humaine est fondamentalement perfectible par le travail intérieur, moral, intellectuel et spirituel auquel elle l’invite. Une telle conviction qui laisse à chaque homme un espoir, une telle démarche volontariste qui invite chacun à œuvrer, à bâtir sa vie pour la rendre meilleure, peut heurter, on en conviendra sans peine, certaines sensibilités protestantes.

Au-delà même de cet aspect moral et théologique, aujourd’hui en recul dans le monde protestant – comme d’une manière générale toute formulation doctrinale claire dans les Églises chrétiennes contemporaines – la simple appartenance maçonnique peut apparaître aux yeux de certaines communautés ferventes – notamment fondamentalistes – comme une sorte de reniement, ou du moins de manquement à l’égard de l’Église, puisqu’on va chercher en dehors d’elle ce que la foi et l’Écriture seules, autour desquelles elle s’est structurée, peuvent apporter aux justes.

On peut noter enfin que la même ambiguïté, curieusement, marque aujourd’hui les réactions protestantes et catholiques à propos de l’engagement maçonnique. Il était aisé au siècle dernier de ne voir dans la maçonnerie, en France singulièrement, qu’une machine de guerre contre la religion – quelle qu’elle fût –, et les protestants pouvaient même secrètement se réjouir de voir leurs alliés objectifs, les maçons, attaquer sans répit l’Église catholique et chasser les congrégations. De nos jours, nombreux sont ceux, pourtant, qui ont saisi la dimension manifestement spirituelle et même presque religieuse de la maçonnerie, dans certaines de ses expressions. C’est alors cet engagement spirituel lui-même qui est dénoncé, par l’Église d’Angleterre en 1986, puis par l’Église méthodiste, comme elle l’est désormais dans un argumentaire renouvelé depuis 1983 par l’Église catholique : la maçonnerie est devenue une rivale aux yeux de toutes ces Églises parce que ces dernières voient en elle une sorte d’Église concurrente. Singulier retournement d’alliance !

Il faut sans doute rappeler que le problème maçonnique n’est pas une préoccupation majeure pour la majorité des Églises protestantes, singulièrement en France, et que nombre de protestants – notamment dans la mouvance libérale – fréquentent aujourd’hui les loges et parmi eux plus d’un pasteur. La plupart d’entre eux n’éprouvent aucune difficulté dans leur vie maçonnique, et ne ressentent aucune contradiction entre ces deux engagements ; mais on pourrait, sur tous ces points, faire les mêmes observations à propos du monde catholique dont les fidèles, et parfois les prêtres, ignorent désormais sans inquiétude les réserves ou condamnations récemment renouvelées par le Vatican. On vient de le voir, récemment encore, avec le Père Vésin dont l’outing maçonnique lui a valu d’être exclu brutalement de son ministère !

En un siècle où dépérissent les Églises constituées et prolifèrent à nouveau les sectes, la maçonnerie, par sa nature hybride, à la fois société de pensée et communauté spirituelle, n’est plus pour le monde protestant l’alliée presque privilégiée qu’elle fut sans aucun doute au siècle dernier.

Cette remise en cause peut du reste être profitable à ces Églises qui doivent aujourd’hui s’interroger sur ce qu’elles veulent être désormais, comme à la maçonnerie, songeant à ce qu’elle pourrait redevenir….

Médecin, universitaire, historien de la franc-maçonnerie, président de l’Institut maçonnique de France, Roger Dachez est l’auteur de : Histoire de la franc-maçonnerie française, Que sais-je ?, PUF, 2003, 6e éd. 2014 L’invention de la franc-maçonnerie, Véga, 2008

A lire l’article de Marie-Noële Duchêne   » Ésotérisme et franc-maçonnerie « 

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À propos Roger Dachez

est médecin et universitaire à Paris. Historien de la médecine, il est également auteur de nombreux articles et de plusieurs livres sur l’histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne.

Un commentaire

  1. Olga.serrafin@sfr.fr'

    je peux vous assurer que 50 ans de maltraitance psychologique exercée par les protestants à mon encontre alors que je voulais juste pleinement ma foi n’a jamais été vu de la même façon par ces gens là …..Sectarisme rejet si on veut penser…..réfléchir non autoriser interdit de chanter de rire de respirer sinon en faisons violence la bible à la main en aboyant sans arrêt vous n’êtes pas sauvé……Peur de Dieu……se sentant toujours menacé et coupable…..Le protestantisme s’est trompé ?….Comment vérifier si ce que je dis est vrai ?….Il faut prendre la bible étudier le vrai Jésus et comment il était ?…. avec autrui ?….Les insultait-il ?….Il voulait les détruire par des paroles négatives ?….méchantes ?….. cela cassait…..des gens pleins de témoignages vont sortir enfin de leur silence grâce au covid et au silence…..car c’est le seul moyen salvateur que je connaisse le silence…..Qu’ils se taisent enfin ces amis de JOB qui parlaient en vain …..Leur mission a été du vent pendant des siècles….ETOUFFANTE SLEROSANTE…..UNE HISTOIRE DE FOU ILLUMINES

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