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Le malheur de Calvin

   Il est arrivé un grand malheur à Calvin : il a fondé le calvinisme.

À sa décharge, précisons que c’était à son corps défendant. Quand on l’interrogeait sur ce point, Calvin récusait évidemment l’étiquette de « calviniste ». Encore en 1563, à la veille de sa mort, le Réformateur se plaignait de ses adversaires qui « ne trouvent nul outrage plus grand pour s’attacher à nous […] que ce mot de calvinisme, mais il n’est pas difficile de conjecturer d’où procède une haine si mortelle qu’ils ont contre moi ». Fausse modestie ? Paranoïa ? Calvin n’aimait pas que l’on qualifiât de calvinisme la doctrine qu’il professait. Pas plus qu’il n’avait approuvé les adjectifs dérivés, « calviniste », « calvinien » ou « calvinal » dont Ronsard avait usé et abusé pour dénigrer une doctrine dont il souhaitait, facétieux, qu’elle rimât avec le mot « cannibale ».

      « La foi est approuvée : allez aux régions

        Qui n’ont ouï parler de nos religions,

        Au Pérou, Canada, Calicut, Cannibales,

        Là montrez par effet vos vertus calvinales », s’était exclamé le poète dans ses Discours des misères de ce temps de 1562. Certes, en ces temps de violence civile et d’outrance religieuse, on était toujours le cannibale de quelqu’un. Les huguenots, moqueurs, n’étaient pas en reste ; ils avaient reproché aux catholiques de manger leur « dieu de farine », les taxant dans le même temps d’anthropophagie.

 Calvinisme ? Le mot est trompeur. Si la réussite du calvinisme signe, d’une certaine façon, l’échec de Calvin, quelles leçons pouvons-nous en tirer pour aujourd’hui ? De qui se recommander ? De Paul, d’Apollos, de Céphas… ou de Calvin ? Bon apôtre, Calvin flairait le piège et il mettait ses amis en garde contre tout culte de la personnalité. Sa mort discrète en porte témoignage. Comme Moïse, Calvin voulait que l’on ignorât le lieu précis de sa sépulture. Calvin fut enterré, après sa disparition en mai 1564, en un endroit resté anonyme jusqu’à ce que, au XIXe siècle, emporté par d’inutiles bavardages, on jugeât insupportable ce silence. Et que l’on rétablît sa tombe au cimetière de Pleinpalais à Genève. Calvin souhaitait sans doute que, comme Moïse dont il parle dès 1534 dans son Traité des reliques , on cachât son corps « de peur que le peuple d’Israël n’en abusât en l’adorant ». Lucien Febvre luimême dans son « Crayon de Jean Calvin » de 1949 notait finement : « Calvin a bien pu se faire enterrer dans un tel anonymat que personne n’a jamais pu reconnaître le lieu de sa sépulture. Suivant en cela la loi de Genève. Point de tombes individuelles. Point d’épitaphes, point même de croix. Ni ministres priant sur la fosse, ni liturgie au temple, ni sonnerie de cloches, ni oraison funèbre. Rien. Fidèle à la loi commune, Calvin ne s’est point bâti de tombeaux en pierres mortes. Il l’a construit de pierres vives. » (Au coeur religieux du XVIe siècle, 1968).

 Ne tressons pas de couronne de lauriers au Réformateur, il n’en a pas besoin ! Laissons les morts enterrer les morts et rendons Calvin à sa sépulture discrète. N’en faisons pas un saint. Ou un télévangéliste. Le protestantisme n’a pas besoin de thuriféraires ; il lui suffit de compter sur ses historiens, ses théologiens, voire sur ses sociologues ou ses philosophes pour élucider la stature de celui qui fut avant tout prophète. Mais prophète à la manière de Jonas comme je l’écrivais dans ma biographie de Calvin parue en 1995, désormais accessible en livre de poche aux éditions Payot.

 Une anecdote le fera mieux comprendre : c’est à Strasbourg que Calvin est devenu Calvin. Non point que Calvin ait eu au départ l’intention de se fixer à Strasbourg. En 1538, renvoyé de Genève, Calvin prétendait demeurer à Bâle et il est resté à Strasbourg. Il souhaitait reprendre ses études, et il est devenu Réformateur. De l’été 1538 à l’été 1541, Calvin y passa les trois meilleures années de sa vie. Il consentit à rester dans cette ville pour répondre à la demande pressante de son grand aîné Martin Bucer, l’une des personnalités capitales de ce siècle fertile en esprits d’exception. Il décrit la scène : « L’excellent serviteur de Christ Martin Bucer, usant d’une semblable remontrance et protestation qu’avait fait Farel auparavant, me rappela à une autre place. Étant donc épouvanté par l’exemple de Jonas, lequel il me proposait, je poursuivis encore en la charge d’enseigner. » (Préface au Commentaire des psaumes, 1557). Ce témoignage tardif permet à Calvin à vingt ans de distance de définir sa vocation, cet appel irrécusable qu’il a reçu par la bouche de Guillaume Farel à Genève et plus encore de Martin Bucer à Strasbourg. Mais pourquoi Jonas ? Pourquoi ne pas opter pour un autre prophète, comme Élie, Ésaïe ou Jérémie – pour ne rien dire d’Ézéchiel, d’Osée, d’Amos ou d’Habaquq ? Pourquoi pas Pierre, Paul, Jacques, ou Jean, dans un registre néotestamentaire ?

 Destin singulier que celui de Jonas. Jonas, prophète, et donc figure d’exception, en vient à incarner le type même du fidèle et du racheté. Une énigme comparable gît au coeur de la vie de Calvin. Comment le jeune et brillant humaniste, auteur d’un commentaire sur Sénèque, devient-il Calvin, le Réformateur ? Au terme de quel cheminement invisible Calvin rencontra-t-il Dieu ? Pourquoi lui consacra-t-il son existence ? Quel est le sens, enfin, de sa vocation ? Questions graves, questions sans réponse, questions qui en elles-mêmes sortent du cadre de l’investigation historique. Car, que Calvin ait effectivement rencontré Dieu, ou que cette vocation n’ait revêtu qu’un caractère fictif et imaginaire, cela ne change rien à notre méthode. L’on ne peut qu’accumuler les constats : la foi est un objet historique non identifié.

Jean Calvin est né à Noyon, en Picardie, le 10 juillet 1509. Fils d’un procureur ecclésiastique, il est élevé dans la religion catholique et d’abord destiné à la prêtrise ; puis il fait des études de droit, de théologie et de lettres, apprend le grec et l’hébreu et fréquente les milieux humanistes. C’est vers 1533 qu’il se convertit à la Réforme. Après « l’affaire des Placards » il quitte, la France pour Bâle où il publie en latin l’Institution de la religion chrétienne en 1536. Il passe ensuite deux ans à Genève pour y structurer la Réforme avec Guillaume Farel, puis reste 3 ans à Strasbourg où il exerce les fonctions de pasteur et de professeur ; il s’y marie avec une jeune veuve, Idelette de Bure, dont il aura un fils mort en bas âge. En 1541 il revient à Genève pour y rester vingt-trois ans, jusqu’à la fin de sa vie. Il meurt le 27 mai 1564. Selon sa volonté, il est enterré en un lieu inconnu pour ne pas susciter une glorification terrestre.          M.-N. D.

 Calvin aurait pu se contenter d’écrire des livres savants, dans la tradition de l’humanisme renaissant, et devenir une sorte de second Budé (NDLR savant humaniste, fondateur du Collège de France). Il aurait ainsi obtenu les « honneurs » et les satisfactions auxquels il pouvait légitimement prétendre. Première analogie avec Jonas, donc. Dieu a choisi Jonas, plus encore que Jonas n’a choisi Dieu : c’est la formule même de l’élection.

 Dieu, mystérieusement, choisit certains êtres. Dieu choisit comme il réprouve. Sans raison. Par l’effet arbitraire de sa grâce. On devine sans difficulté les grandeurs et les risques de cette psychologie : ne risquet-risquet- elle pas de déboucher sur le fanatisme ou la folie ? Est-ce Dieu qui choisit l’homme et non pas l’homme qui choisit Dieu, qui l’invente et le modèle ? Calvin sent l’objection ; il l’anticipe, il la prévoit, il la résout : « Toutes ces choses démontrent assez non pas ce que nous sommes, mais ce qu’avons désiré être », écrivait encore Calvin à Sadolet, l’évêque de Carpentras, lors de son séjour à Strasbourg. Il entre une part de désir dans la conversion. La vocation n’est pas une pente naturelle, façonnée par l’habitude ou le confort, mais une irruption subite, impérative et péremptoire, un appel auquel on ne peut se soustraire. Dieu, décidément, contrarie Calvin : il le mène précisément là où il ne veut pas aller… pour le ramener finalement à son point de départ. Genève ou Bâle, Strasbourg ou Genève : le trajet d’un prédestiné.

 La prédestination, ce dogme calviniste dont on ne s’approche qu’avec effroi, est d’abord chez Calvin la traduction existentielle d’une expérience intime. Voilà ce que l’historien peut dire. Il n’a pas à se prononcer sur la validité des concepts. Mais il peut constater leur caractère opératoire pour un siècle donné. « Ma timidité, consent Calvin, me présentait beaucoup de raisons de m’excuser, pour ne point reprendre derechef sur mes épaules un fardeau si pesant. » La prédestination pour les hommes du XVIe siècle est d’abord un réconfort et non point, comme une imagerie pétrie de jansénisme catholique le laisse accroire, un motif d’inquiétude. Quelle conscience Calvin avait-il de sa mission ? En se comparant au prophète Jonas lorsqu’il décide de rester à Strasbourg, le Réformateur répond en partie à la question. Jonas est l’homme d’un irrésistible appel, d’une lancinante vocation qui le traque, le presse et le harcèle même dans son naufrage. Jusque dans les entrailles du grand poisson qui, durant trois jours et trois nuits, le garde englouti comme la tombe, le dialogue de Jonas et de son créateur se poursuit. En bonne logique calviniste, Jonas est le type même du prédestiné : c’est Dieu qui le choisit, et non pas lui qui choisit Dieu, Dieu qui le poursuit et inlassablement lui adresse sa parole.  

 Qu’en est-il de ce singulier mystère de la prédestination ? Le Dieu qui sauve est également celui qui condamne. Le calvinisme doctrinal s’est souvent, peut-être trop souvent, identifié à cette proposition qui choque mainte sensibilité. Le Dieu créateur a choisi certains hommes et en a réprouvé d’autres sans rémission. Calvin a fourni la version la plus radicale de cette doctrine en insistant sur la double prédestination à la damnation ou au salut : « Les uns sont prédestinés à salut, les autres à damnation. » Système de mort, logique implacable,nécessité. Cette loi de fer sert à rehausser l’inexplicable mystère de l’élection par Dieu. Être choisi, être appelé : telle est l’expérience individuelle de chaque croyant. Le Dieu de Calvin est d’autant plus rassurant qu’il peut se montrer terrifiant. Qu’est-ce que croire sinon être choisi ? Qu’est-ce qu’être choisi sinon être sauvé ? Potentiellement, la doctrine calviniste, dans son caractère inexpiable, promet un salut sans condition ; il ne dépend d’aucune oeuvre, d’aucune volonté, d’aucune contrition, d’aucun regret. Elle est purement, totalement existentielle : un acte gratuit, aussi injustifié qu’injustifiable aux yeux des hommes. Finalement, « élection », « foi », « vocation » et « conversion » s’équivalent. Tous sont l’expression d’un même mystère : la gratuité du salut. La prédestination est devenue le loup-garou de la théologie réformée. On ne s’en approche qu’avec effroi. Pourtant cette doctrine, présentée comme inquiétante, avait au départ un effet inverse : il s’agissait de rassurer les croyants et de garantir leur autonomie en montrant que leur salut ne dépendait que de Dieu – et non pas des prêtres.

 Cette doctrine de l’assurance est le point névralgique de certaines interrogations actuelles sur Calvin et le calvinisme, en particulier aux États-Unis : faut-il postuler, avec Richard Muller par exemple, une continuité fondamentale entre Calvin et les calvinistes, ou bien insister sur les ruptures ? L’historien se contentera de remarquer qu’avec les années la scolastique réformée a accentué la doctrine de la prédestination.

 Celle-ci trouve son expression achevée en Angleterre dans la Confession de foi de Westminster (1646-1647), demeurée l’un des piliers du calvinisme orthodoxe jusqu’à notre époque. Le chapitre XVIII porte précisément sur « l’assurance de la grâce et du salut » : « Bien que les hypocrites et autres damnés puissent entretenir de faux espoirs, et penser selon la chair qu’ils sont dans la faveur de Dieu et dans l’état du salut, leur espoir se révèlera périssable. Cependant, ceux qui croient vraiment en notre Seigneur Jésus, et l’aiment sincèrement, en essayant de cheminer en toute bonne conscience devant lui peuvent, dans cette vie-ci, éprouver la certitude qu’ils sont en état de grâce, et se réjouir dans l’espérance de la gloire de Dieu dont ils n’auront pas à rougir. » Certes, il ne faut pas prétendre qu’il suffit de se croire ou de se sentir sauvé pour l’être effectivement. Mais le salut communique son assurance aux élus de Dieu. Il ne s’agit, nous dit-on, ni de conjecture, ni de probabilité, mais de l’ « assurance infaillible de la foi »  – an infallible assurance of faith.

 Cette spiritualité débouche tout naturellement surune psychologie introspective dont on peut créditer le protestantisme qui a joué un rôle non négligeable dans les « écritures du moi ». Une fois acquise cette certitude, on peut retomber dans le péché. Mais Dieu n’abandonne jamais ceux qu’il a choisis, sa première caractéristique est la fidélité. Contrairement à la formule usuelle qui désigne les croyants comme des fidèles, la fidélité est ici l’apanage de Dieu et non pas des hommes. En bonne logique calviniste, c’est avant tout Dieu qui se montre fidèle. Ou encore, Dieu n’est pas l’objet de la foi, il est le sujet par excellence, l’initiateur absolu…

 Cela n’empêchera évidemment pas de se demander si Calvin a été calviniste, voir s’il l’a été jusqu’au bout. La même observation vaudrait pour Machiavel, pour Marx et pour quelques autres penseurs majeurs : Machiavel était-il machiavélique ? Marx était-il vraiment marxiste ? Et si l’on voulait aller jusqu’au bout : Jésus était-il chrétien ? Ou bien le christianisme n’est-il pas de l’ordre de l’interprétation ? Affaire de foi plus que d’histoire. Tout comme la résurrection. On notera dans tous ces cas l’existence d’adjectifs distincts : machiavélien et machiavélique, marxiste et marxien. Et bien entendu calvinien et calviniste, selon que l’on considère l’individu ou le système. Que la pensée ne soit pas réductible à sa somme prétendue ne manque pas d’intérêt. Faudrait-il donc faire de l’histoire, voire avoir recours au récit pour sortir des impasses du dogmatisme et des paralogismes qui ont encombré la perception que l’on avait des grandes oeuvres de la pensée philosophique, politique ou religieuse ? Que reste-t-il cependant de Calvin ? Quel sens son oeuvre, sa pensée, son action revêtentelles pour nous ? Question complexe à laquelle on ne fournira qu’une réponse subjective et personnelle. Et volontairement polémique. Le calvinisme, s’il faut utiliser le terme, est avant tout un anti-fondamentalisme. Ou encore comme je tente de l’établir dans ma récente édition du Traité des reliques, une forme d’iconoclasme théologique. Calvin traque littéralement les formes d’idolâtrie, mais il va plus loin en postulant que Jésus lui-même et non seulement les saints peuvent faire l’objet de cultes superstitieux. La jésulâtrie – si l’on nous permet l’expression – n’est que la forme la plus aboutie d’une dégradation qui n’excepte aucune religion, même réformée. À ce titre, on ne saurait lire le Traité comme une simple satire des usages catholiques, il est un appel à la conversion. « Tout ce qui est charnel en Jésus-Christ se doit oublier », affirme-t-il en paraphrasant 2 Co 5,16. Ce n’est pas le Jésus de l’histoire qui est objet de foi, mais le ressuscité.

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À propos Bernard Cottret

angliciste et historien, est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Réforme protestante et les sociétés de langue anglaise.

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